RENCONTRE AVEC DAVID OUELLETTE, DIRECTEUR À LA RECHERCHE DU CIJA
Entretien avec David Ouellette, directeur à la recherche et aux affaires publiques et responsable du groupe de travail sur l’antisémitisme au sein du Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA), l’agence de représentation des Fédérations juives du Canada.
Entretien mené par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif
Marc Knobel : Les crimes déclarés à la police et motivés par la haine ont augmenté de 47% au Canada en un an et ciblent majoritairement les personnes noires, musulmanes ou juives, selon un rapport concernant l’année 2017 et publié par l'institut national de la statistique, indique l'AFP. De quoi s'agit-il ? Que vous inspire ce rapport et cette augmentation ?
David Ouellette : Bon an, mal an, le rapport annuel de Statistique Canada sur les crimes haineux rapportés à la police établit que les Juifs forment la collectivité la plus ciblée du pays. Alors qu’ils ne représentent que 1% de la population canadienne, les Juifs canadiens ont subi 18% des crimes haineux rapportés en 2017. Cet état de fait pérenne est intolérable. Et c’est pourquoi le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) invite le gouvernement fédéral à adopter une série de recommandations que nous lui avons soumises pour mieux assurer la sécurité des Canadiens.
Le CIJA demande au gouvernement fédéral de mettre en œuvre une stratégie de lutte aux discours haineux en ligne, notamment en partenariat avec l’industrie des plateformes numériques, des spécialistes des technologies connexes et les communautés ciblées, afin de développer des solutions pour éviter que des réseaux sociaux et d’autres plateformes sur internet continuent d’être des incubateurs de radicalisation violente et/ou de crimes haineux.
Nous recommandons aussi au gouvernement d’adopter la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, une définition rigoureuse et pratique de la haine des Juifs, que les autorités devraient utiliser pour mieux appréhender les crimes antisémites. Nous croyons que la définition de l’IHRA, adoptée par une trentaine de pays, pourrait aussi servir d’inspiration pour la définition détaillée d’autres formes de haines, comme la haine des musulmans, par exemple.
Le CIJA propose également des amendements au code criminel pour l’adapter au rôle des nouvelles technologies dans l’incitation à la haine et à la violence, une meilleure formation des procureurs en matières de poursuite des crimes haineux et la création d’unités des crimes haineux au sein des services de police où elles font encore défaut.
En matière de sécurité, le CIJA demande au gouvernement de bonifier sa contribution financière aux infrastructures sécuritaires des institutions de communautés à risque comme la nôtre. Ceci contribuerait non seulement à améliorer significativement leur sécurité tout en allégeant le fardeau financier qui pèse sur les communautés les plus ciblées.
Il faut souligner que lorsque le Premier ministre Justin Trudeau a présenter le mois dernier les excuses officielles du Canada pour sa politique des portes fermées envers les réfugiés juifs européens fuyant la persécution nazie, il a signalé que son gouvernement était ouvert à une bonification du programme d’infrastructures sécuritaires pour les communautés à risque.
Les crimes haineux sans violence, qui comprennent (notamment) l'incitation publique à la haine, ont augmenté de 64%, tandis que les crimes haineux violents ont affiché une hausse de 25%", a remarqué cette agence fédérale. Les agressions signalées en 2017 étaient suscitées à 43% par "la haine d'une race ou d'une origine ethnique" et à 41% par "la haine d'une religion". Elles ont en particulier "plus que doublé" envers les musulmans (+151%) et représentaient 17% du total des agressions motivées par la haine au Canada. Qu'en est-il notamment de l'antisémitisme ? Qu'est-ce que cela donne à voir de l'état du racisme et de l'antisémitisme au Canada ?
Aussi troublantes soient-elles, ces statistiques doivent être traitées avec prudence. Il convient de rappeler qu’au début de 2017 un attentat meurtrier a couté la vie à 11 personnes dans une mosquée de la ville de Québec. Une telle violence meurtrière est rarissime chez nous et l’onde de choc se fait toujours sentir aujourd’hui. Or, dans ce contexte, il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette augmentation des crimes signalés traduit effectivement une hausse des agressions haineuses ou une plus grande détermination au sein des collectivités ciblées de les rapporter à la police. Si l’on se fie aux sondages, les Canadiens sont parmi les populations les plus tolérantes dans le monde occidental. Certes, aucune société n’est épargnée par les fléaux de l’antisémitisme et du racisme, mais il reste qu’au Canada ces haines sont largement reléguées aux marges de notre société.
Après l'attentat de Pittsburgh, les juifs canadiens sont-ils inquiets ? Encourent-ils des risques? Quelles sont les mesures prises ?
L’attentat de Pittsburgh a bouleversé les Canadiens. Certes, il y a eu les attentats antisémites de Toulouse, de Bruxelles et de l’Hyper Cacher, à Paris, mais la proximité géographique de la tuerie de Pittsburgh lui a assuré une résonance plus immédiate au Canada. Au lendemain de l’attentat, j’ai perdu le compte du nombre d’entrevues que mes collègues et moi-même avons accordées aux médias québécois et canadiens sur l’antisémitisme contemporain.
Nous avons senti un véritable élan de solidarité de la part de nos concitoyens et de nos élus qui a mitigé notre douleur et nous a rappelé que les Juifs canadiens ne sont pas seuls dans la lutte contre l’antisémitisme. Ainsi, plus de 40 élus ont assisté à la vigile organisée par le CIJA et l’organisation-parapluie de la communauté juive montréalaise, la Fédération CJA, dont la vice-première ministre du Québec Geneviève Guilbault.
Dans la foulée de l’attentat, les services de police canadiens ont redoublé d’efforts pour assurer la protection des institutions juives et rassurer la communauté juive. Nous leur sommes reconnaissants de leur diligence et des liens étroits de collaboration qu’ils entretiennent avec nous.
Les Juifs canadiens sont conscients de vivre dans un climat de sécurité relative. Cela étant dit, il nous faut demeurer vigilants, car aucun pays n’est à l’abri d’attentats. Nous avons peut-être éviter le pire à Montréal quelques jours avant l’attentat de Pittsburgh, alors qu’un homme ayant proféré des menaces de mort sur Facebook à l’encontre d’écolières juives a été promptement arrêté par le Service de police de la Ville de Montréal. Nous suivrons de très près son procès qui s’ouvrira le 17 décembre prochain.
Au Québec plus particulièrement, comment ressent-on les violences antisémites dont les Juifs de France sont les victimes ? Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Les Juifs québécois observent avec inquiétude, indignation et tristesse les violences antisémites en France. Pour des raisons culturelles et linguistiques évidentes, nous nous sentons une proximité et une affinité particulières avec la France et les Juifs français. Nous sommes aussi en dialogue permanent avec nos confrères du CRIF. Vous-mêmes, Marc Knobel, vous étiez venu exposer ce sujet en janvier 2015, à Montréal.
Si rien ne nous autorise pour l’heure, hélas, d’anticiper que la question de l’antisémitisme soit sur le point de se résorber en France, nous avons néanmoins le sentiment d’assister, surtout depuis le meurtre sauvage de Sara Halimi, à un véritable éveil des consciences. Il n’est pas interdit d’espérer que les Juifs français ont encore un avenir en France.
Nous étudions aussi les nombreuses et exceptionnelles analyses de l’antisémitisme contemporain qui nous parviennent de France. Et bien que les circonstances canadiennes et québécoises soient difficilement comparables à celles de l’Hexagone, l’expérience française de l’antisémitisme en ce début de 21e siècle n’est pas dépourvue d’enseignements pour nous et nous incite à redoubler de vigilance envers l’antisémitisme islamiste qui se répand en Europe et commence à se manifester outre-Atlantique.