La cohabitation harmonieuse des religions en Espagne médiévale: un mythe?
Des époques de bonne coexistence pouvaient alterner avec des époques de persécution.​​​​​​​
David Bensoussan
Un débat partage les historiens quant à la véracité historique d'une symbiose qui aurait existé dans l'Espagne médiévale entre les populations de confession juive, chrétienne et musulmane. Certains analystes en parlent comme d'une ère fabuleuse; d'autres s'insurgent contre le mythe de la bonne coexistence des religions au sein de l'Espagne médiévale.
Avant d'aborder le sujet comme tel, il est bon de faire un rappel de faits historiques.
L'Espagne des Visigoths fut envahie en 711 par des troupes arabo-berbères. Près d'un demi-siècle plus tard, un rescapé de la famille du calife omeyyade à Damas (dynastie évincée par celles des Abbassides de Bagdad) instaura une nouvelle dynastie andalouse. Les premiers souverains omeyyades furent éclairés: mécènes des arts et des sciences, ils s'imprégnèrent des anciens écrits grecs, valorisèrent la poésie, fondèrent des écoles de musique et développèrent grandement les découvertes scientifiques de l'Orient arabe en médecine, en mathématiques et en astronomie. À Cordoue et à Séville, les bibliothèques renfermaient des centaines de milliers de manuscrits. L'agriculture et le commerce prospéraient.
Au XIe siècle, l'Espagne musulmane se morcela en royaumes indépendants. La richesse culturelle et scientifique de l'Espagne des Maures se poursuivit jusqu'au XIIe siècle, alors que les Almoravides puis les Almohades du Maghreb envahirent la péninsule ibérique. Les royaumes de Castille et de Léon s'unirent en 1230; l'Aragon et la Castille s'unirent en 1469; par contre, dans les rangs musulmans, la division continua de régner. Progressivement, les cités de Tolède, Lisbonne, Cordoue, Valence, Murcie et Séville tombèrent entre les mains des chrétiens.
Le dernier royaume musulman de Grenade finit par tomber en 1492. Les Juifs furent contraints de faire un choix entre la conversion au catholicisme ou l'exil. Dix ans plus tard, les Maures subirent le même sort. L'Espagne était désormais dominée par les Rois Catholiques qui s'efforcèrent d'effacer toute trace de la présence séculaire des Maures et des juifs.
Quand on parle de l'état de symbiose dans l'Espagne des Maures, on évoque essentiellement les premiers siècles de l'occupation musulmane. Ainsi et à titre d'exemple, sous le règne d'Abd El Rahman III au Xe siècle, le juif HasdaÑ— Ibn Chaprouth fut le vizir de facto et l'archevêque métropolitain de Séville fut ambassadeur. Dans le royaume de Grenade au XIe siècle, le juif Samuel Ibn Nagrillah fut chef d'armée. Bien que la langue arabe ait été commune à toutes les confessions, la littérature et la poésie hébraïque connurent des moments de créativité remarquables que chérissent encore les Sépharades. L'intérêt pour la philosophie se traduisit par des expressions éclairées de la foi et de la raison admirablement formulées par Averroès et MaÑ—monide.
La Reconquista désigne la reconquête progressive de l'Espagne par les chrétiens. La convivencia fait référence à la coexistence pacifique de juifs, de chrétiens et de musulmans. Dans l'Espagne chrétienne, le roi de Castille Alphonse X, dit le Sage, invita les meilleurs traducteurs à Tolède, voulant en faire un lieu d'érudition et de coexistence au même titre que Cordoue, Séville ou Grenade. Les traductions au latin se propagèrent graduellement en Europe, amorçant la période de la Renaissance.
Après la période des califes omeyyades, des alliances hétéroclites s'établissaient entre les royaumes chrétiens et musulmans d'Espagne. Il régnait un certain équilibre et l'on n'envisageait guère une Espagne qui soit homogène du point de vue confessionnel. L'union progressive des royaumes chrétiens et la division constante des royaumes musulmans allaient réaligner les alliances au point où on en arriva à des fins d'exclusivité religieuse.
La rupture de cet équilibre se produisit durant la période des Croisades et plus particulièrement durant l'invasion almohade, dynastie unitarienne qui prônait l'existence d'une seule et unique religion, l'islam. Par ailleurs, d'autres facteurs contribuèrent à semer la discorde. En Europe, on brûla des juifs pour conjurer la peste noire. Des polémiques religieuses publiques vaines visèrent à confondre les juifs dans l'Espagne chrétienne.
L'église déclencha des pogroms, en 1391 notamment, pour décourager le retour de convertis au catholicisme à leur religion première. L'inquisition instituée en Espagne en 1478 visa à combattre l'hérésie ou les conversions de pure forme; les présumés hérétiques étaient torturés et envoyés au bûcher. Plus que tout autre facteur, les papes instiguèrent les évêques à prendre des actions non sanctionnées par les souverains dans le but d'affirmer la suprématie papale sur l'autorité royale.
Pour les musulmans, l'existence de juifs et de chrétiens ne posait pas de problème pour autant qu'ils assumassent leur condition de tolérés soumis à la capitation. Pour les chrétiens, l'existence des juifs et des musulmans constituait un défi: celui de les amener ultimement à la conversion au catholicisme. Dans les faits, il n'y eut jamais d'égalité des droits statutaire: le vécu des juifs, des chrétiens et des musulmans dépendit du bon vouloir du souverain, qu'il soit chrétien ou musulman.
Des époques de bonne coexistence pouvaient alterner avec des époques de persécution.
Ainsi, des époques de bonne coexistence pouvaient alterner avec des époques de persécution. Tant du côté chrétien que du côté musulman, le souverain ou les autorités religieuses pouvaient toujours invoquer les Écritures pour persécuter les minorités. Cela se produisit en des temps difficiles. Ainsi, l'inquisition condamnait au bûcher les hérétiques et confisquait leurs biens.
On pourrait retenir de la coexistence des religions en Espagne des moments tragiques ou des moments d'accalmie heureuse. Toutefois, même au cours de ces derniers, il faut préciser que le discours d'exclusion des radicaux ne s'était jamais tu, couvant en sourdine avant d'éclater au grand jour.
L'historien Bernard Lewis a analysé avec justesse la cohabitation des religions en Espagne: «Les grandes lignes de la légende... étaient bien définies. Les Juifs avaient prospéré dans l'Espagne musulmane, avaient été chassés de l'Espagne chrétienne, et avaient trouvé refuge dans la Turquie musulmane.
La réalité était naturellement plus complexe, moins idyllique, moins unilatérale. Il y avait eu des moments de persécution sous les musulmans et des moments de prospérité sous l'autorité chrétienne en Espagne, et beaucoup d'États chrétiens, aussi bien que la Turquie, avaient donné asile aux réfugiés juifs espagnols.
L'âge d'or de l'égalité des droits était un mythe... Le mythe fut inventé par des Juifs d'Europe au XIXe siècle comme un reproche adressé aux chrétiens, et repris par les musulmans de notre temps comme un reproche adressé aux Juifs.»