Le trou de mémoire israélien
Shmuel Trigano
Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Dernier livre paru Le nouvel État juif, Berg international, 2015; en hébreu Gvuloth Auschwitz, Resling, 2016.
S’il y a quelque chose de remarquable dans la politique de la mémoire israélienne héritée de l’ère travailliste, c’est l’oubli (l’élimination) des faits marquants de l’histoire contemporaine des sépharades sur la voie d’une Indépendance dont ils n’ont pas été seulement les usufruitiers mais aussi les acteurs. Je fais ici référence non pas à l' »identité » sépharade mais à la portée et à l’importance nationales de leur histoire contemporaine pour l’Etat d’Israël.
Si le parcours mémoriel israélien a établi un lien entre la destruction des Juifs d’Europe et l’Indépendance nationale, il a exclu de cette généalogie la liquidation de plus de 11 communautés juives dans le monde musulman, dont les 3/4 des ressortissants sont devenus israéliens et ont constitué, dès les origines de l’Etat, la majorité de cette société. Cette exclusion du parcours mémoriel met en œuvre silencieusement leur exclusion hors de la nation et du Souverain. C’est en effet des contours de la nation qu’il s’agit ici et pas d’une concurrence « victimaire » ethnique comme les « progressistes » le pensent à sens unique (car les seules « victimes » pour eux sont les Palestiniens).
Le jugement que je porte ici se fonde sur une perspective très simple. Le monde sépharade a été liquidé entre 1940 et 1970, c’est à dire que le processus de son éradication commence avec la deuxième guerre mondiale. Il y a un lien très clair entre les événements en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Vichy dominait l’Algérie et le Maroc. L’Afrika Korps occupait avec les Italiens la Tunisie et la Libye. La victoire de Montgomery a arrêté Rommel, ce qui a épargné le massacre aux Juifs du Proche Orient. N’oublions pas en effet deux choses: le mouvement nationaliste arabe, sous la houlette du grand Mufti de Jérusalem était l’allié des nazis contre l’Angleterre et la France, le même Mufti avait des plans pour construire des fours crématoires en Samarie en vue de l’élimination des Juifs de la Région. Il était devenu lui-même à Berlin un dignitaire nazi militant auprès de Hitler pour l’extermination des Juifs européens et avait fondé une légion S.S. musulmane dans les Balkans. Il avait cofondé avec Rachid Al Ghilani un Etat allié des nazis en Irak…
La fin des Juifs en monde musulman est adossée à la fin des Juifs en monde européen. Cette fin fut violente dans la plupart des pays et le modèle de persécution des Juifs rappelle le « Statut des Juifs de Vichy »[1]. Par ailleurs il est clair que la venue de 600 000 de ces juifs en Israël dont la population juive ne dépassait pas alors 600 000 personnes, a rendu possible l’existence de l’Etat à tous points de vue.
Loin d’inscrire la mention de cette liquidation dans le parcours de Iyyar, dans lequel elle aurait sa place entre liquidation et Indépendance, la Knesset a récemment fixé l’institution d’un Jour de souvenir ou plutôt d’un jour « qui marque » (Yom letsyoune) « la sortie et de l’expulsion des Juifs des pays arabes et d’Iran ». La loi, votée le 23 juin 2014 par la Knesset à l’initiative du Dr Shimon Ohayon, constitue un acquis important qui a pris plus de 60 ans pour être adopté.
Mais la signification de cette journée et la façon dont on la célèbre, depuis, manquent de clarté. Sans doute parce qu’il y a un fossé entre le but officiel de cette célébration, telle qu’elle est expliquée dans la Loi, « défendre les droits des réfugiés juifs à des réparations le jour où la paix sera conclue » et la réalité objective mais toujours non reconnue de ce qui est commémoré.
Pourquoi d’abord est-il question de Tsyoune/ »qui marque » et pas de zikaron/ »mémoire » ? Nul doute qu’il y a là un rang inférieur, minime, de commémoration. Pourquoi « Juifs des pays arabes et d’Iran » et pas de Turquie? Et pourquoi n’est-il pas dit des « pays d’islam » ce qui rassemble Iran, Pays arabes, Turquie. C’est le critère extrodéterminé (l’islam) qui unifie tous ces pays – ce que fait la loi implicitement – qui fut le facteur de la condition des sépharades. Par ailleurs à quoi fait référence « yetsia« , la « sortie »? S’agissait-il d’une « sortie » pacifique? Il s’agit en fait tout simplement d’évoquer la disparition, la liquidation, dans la violence, d’un univers bimillénaire en terres d’islam.
La date de commémoration choisie qui pourrait nous renseigner n’est pas aussi claire à moins qu’elle ne soit trop claire. Pourquoi cette commémoration a-t-elle été fixée au lendemain du 29 novembre, date où l’ONU décida en 1947 du partage de la Palestine et de la création de deux Etats? La Knesset veut-elle dire que la disparition du monde sépharade est la conséquence de la constitution de l’Etat d’Israël qui ainsi aurait causé (voire fomenté selon certains) la liquidation des communautés juives du monde arabe? C’est une hypothèse pathétique et accablante pour la conscience de la souveraineté israélienne. La création de l’Etat aurait donc été la cause de la « sortie » des Juifs du monde arabe? C’est l’Etat d’Israël qui serait la cause responsable de la liquidation du monde sépharade. C’est faire fi de sa longue histoire, ancienne et contemporaine et de sa lutte pour l’émancipation et l’égalité. C’est ignorer l’histoire contemporaine du monde arabe. C’est exonérer le monde arabe des violences commises contre ces Juifs. A moins que l’on ne pense que l’alya massive de ces Juifs se fit à l’appel messianique et donc irrationnel et naïf d’Israël? Dans ces deux cas, c’est l’événement lui-même qui est occulté et enterré. L’alya cache alors le drame politique et historique qui précède le messianisme, et qui, contrairement à ce que l’on pense, est un mouvement de nature politique. Ainsi, l’on ne comprend plus rien à cette histoire ni à l’histoire d’Israël. Remarquons que c’est là la thèse officielle de l’Institut Ben Zvi, dont la vocation est de cultiver l’histoire des communautés juives du monde arabe…
Cette occultation superlative (elle cache en même temps qu’elle donne à voir de façon obscène) se donne à voir dans la façon dont est célébrée la cérémonie de la commémoration au Binyané haouma de Jérusalem, unique célébration sur le plan national. Elle ne délivre aucun message central et fort, entre la célébration de la culture sépharade et les témoignages victimaires individuels : c’est surtout un moment de réjouissance et de nostalgie avec concert et récitals à l’appui. L’abord purement testimoniel de l’événement commémoré élimine sa portée politico-historique dans le temps présent et dans l’histoire de la nation et cet effacement s’inscrit dans une célébration culturelle et identitaire « ethnique », sans doute estimée compensatrice, qui l’occulte de facto et supprime la mémoire de la fin violente de ces communautés juives, laissant en friche et sans mots le traumatisme vécu par la population concernée et la continuité de son histoire.
Or l’enjeu de cette histoire concerne le temps présent. C’est le droit moral et politique autant, sinon plus, que les réparations qui comptent et pas seulement quand la paix sera au rendez-vous. L’enjeu est double. Il interpelle d’abord ceux qui ont vécu ces événements et qui se sont vu interdire de mettre des mots sur le traumatisme qui a bouleversé leur vie en redonnant leur caractère historique à ces événements. Il concerne la légitimité de l’Etat d’Israël, accusé aujourd’hui dans l’arène internationale et même en Israël d’un « péché originel » constitutif de son existence, du fait de l’injustice commise envers les Palestiniens par son existence même. Or ceux qu’on accuse, ce sont justement les descendants de 600 000 réfugiés juifs, devenus la majorité des citoyens israéliens, les descendants de ceux que les Etats islamiques ont chassés, violentés et spoliés.
Le message de cette journée de commémoration doit restaurer le caractère historique et politique de cette histoire, partie intégrante de l’histoire du peuple juif au XXe siècle[2]. Il met en parallèle le destin global de 11 communautés juives, 900 000 Juifs entre 1940 et 1970, période qui s’inscrit dans la suite du nazisme, période durant laquelle se retire un pouvoir colonial qui fut l’occasion d’une libération et d’un véritable âge d’or pour les peuples dominés de l’islam, qui ainsi purent échapper à la Sharia et à la condition de dhimmi. Ce message doit devenir un motif central du discours du ministère des Affaires étrangères – ce qu’il n’a jamais été – à savoir le fondement de la légitimité objective de l’Etat sur le plan de l’arène régionale : il y a eu un échange de populations avec les Arabes palestiniens, suite à une guerre d’extermination qu’ils ont provoquée et perdue. Sur ce plan-là, les descendants des victimes ne se sentent aucune obligation envers les Palestiniens. Ils ont eux aussi les clefs de leur maison abandonnée!
[1] Cf. S. Trigano (direction) La fin du judaÏsme en terres d’islam, Paris 2009
[2] C’est à ce chantier que le livre collectif (Sof hayahdut be artsot haislam) que je viens de publier (Ed. Carmel), veut contribuer.