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Hassan II, aurait financé la campagne électorale de Jacques Chirac

La conquête

Par une après-midi printanière de février 2000, quelques mois seulement après l’accession au trône du roi Mohammed VI, le téléphone sonne dans la maison où habite depuis 1961 l’écrivain français Gilles Perrault, à Sainte-Marie-du-Mont, un petit village normand à cinq kilomètres des plages du Débarquement. Au bout du fil, un homme se présente comme « l’émissaire » d’André Azoulay, le conseiller économique du palais. « Cet émissaire s’est présenté comme un ami proche d’Azoulay, raconte Gilles Perrault. Il m’a dit que le nouveau roi n’a rien contre moi, mais par respect pour la mémoire de son père, il ne souhaiterait pas me voir au Maroc. En clair, si je pose mes pieds dans un aéroport marocain, je risque d’être renvoyé en France par le premier avion… Il était courtois. Il m’a même dit que le nouveau roi avait lu mon livre et appris certaines choses sur le règne de son père. Même si je comprends un peu la volonté du fils de “respecter la mémoire” du père, j’étais un peu déçu car j’aurais aimé, avant de mourir, visiter le Maroc où je compte beaucoup d’amis—. »

Dix ans après sa parution, l’ombre de « Notre ami le roi », le best-seller de Gilles Perrault, continuait à peser sur la monarchie marocaine. Sa publication en 1990 avait déclenché un tsunami politique et médiatique aussi bien au Maroc qu’en France, où Hassan II comptait de solides amitiés.

« Chef d’État pas comme les autres »

Pourtant, quelques mois seulement avant la sortie du livre, Hassan II bénéficiait d’une image très positive auprès des médias français. Par rapport à ses voisins algérien et libyen, il était souvent présenté comme le chef de l’État maghrébin qui s’en sortait le mieux après la chute du mur de Berlin. Le 17 décembre 1989, il recevait au palais royal de Rabat, avec le faste qu’on lui connaît, toute l’équipe de L’heure de vérité, émission-phare de l’élite politico-médiatique parisienne. S’adressant au monarque, le présentateur François-Henri de Virieu le qualifie de « chef d’État pas comme les autres.

Vous êtes, Majesté, l’héritier d’une dynastie qui règne sur ce pays depuis trois cent trente ans, et vous êtes le descendant du Prophète et le commandeur des croyants. Vous êtes investi d’une double mission : veiller au respect de l’Islam et au respect de la Constitution que vous avez vous-même donnée à ce pays… Et en vertu de cette Constitution, votre personne est sacrée et inviolable. Quiconque s’attaque à Votre Majesté commet un sacrilège et doit expier son crime ».

L’émission a permis à Hassan II de s’exprimer avec aisance sur des thèmes aussi sensibles que le voile islamique (qui dominait déjà les actualités), l’immigration, le statut de la femme ou encore la place de l’Islam en France.

Mais cette image d’Épinal va s’effriter en quelques jours après la publication de Notre ami le roi. Le public français découvre l’autre face de ce roi des Mille et une nuits, ce commandeur des croyants élégant qui fume cigarette sur cigarette et s’exprime dans un français parfait.

Le livre raconte cet « autre Maroc » qui n’a rien à voir avec la jolie carte postale qui orne l’imaginaire de beaucoup de Français : le bagne de Tazmamart, où des dizaines de personnes ont été détenues pendant plus de dix-huit ans, est décrit avec des mots glaçants; la vie brisée de centaines d’opposants de gauche et de Sahraouis, jetés dans les prisons du royaume depuis le début des années 1970, torturés, est révélée au grand jour; les assassinats politiques mais aussi la situation sociale et l’extrême pauvreté de la majorité des Marocains sont dénoncés.

Quelques mois plus tard, Hassan II cède : il libère en février 1991 l’épouse et les enfants du général Mohamed Oufkir, l’ancien homme fort du régime et l’un des principaux architectes du coup d’État avorté de 1972; en mai 1991, les détenus sahraouis sans jugement retrouvent leurs familles; en août et en septembre, les prisonniers politiques du mouvement marxiste-léniniste Ilal Amam (En avant) sont également libérés; ils sont suivis, le même mois, par les survivants (une trentaine) du bagne de Tazmamart.

Mais Hassan II a tiré un autre enseignement du livre de Perrault : la monarchie ne dispose pas d’un réseau efficace dans les milieux parisiens, où une puissante élite politique et médiatique formate les opinions. Les appuis dont dispose le palais sont pour la plupart des hommes politiques de la droite gaullienne mais dont l’influence décline.

Dans cette dynamique où l’image de la monarchie marocaine en France est devenue une priorité, un homme va émerger et occuper une place centrale : André Azoulay.

Né en 1941 à Essaouira, une ville au style portugais face à l’Atlantique, dans le sud-ouest du royaume, André Azoulay commence son parcours au Maroc, dans le journalisme. Mais il quitte rapidement son pays natal pour la France et intègre, à partir de 1967, le département « affaires publiques » au sein du groupe bancaire Paribas. En 1991, un an après la parution du livre de Gilles Perrault, Hassan II fait appel à lui pour le poste de conseiller économique.

Le « sculpteur » du palais

La même année, il présente à Hassan II le patron du groupe de communication Publicis, Maurice Lévy, un autre juif du Maroc. « J’étais ministre de l’Intérieur et de l’Information – chez nous, les deux fonctions sont confondues-, raconte Driss Basri. Azoulay est venu me voir pour améliorer, disait-il, l’image du royaume. Personnellement, je ne crois pas à la pub, ce n’est pas ma culture. Préparez-moi un programme, voilà ce que je lui ai répondu. Le budget qu’il m’a présenté alors représentait les quatre cinquièmes de mon budget de l’information, j’ai répondu que j’allais en
parler à Sa Majesté, ce qui fut fait […]. J’ai eu une première séance de travail avec Maurice Lévy, un homme au triple discours. Il critiquait le roi à Paris et ailleurs et il revenait voir Hassan II pour lui dire le contraire. Moi, je n’ai jamais critiqué mon roi […] Ce monsieur revient avec sa campagne, changer l’image du Maroc, l’encens marocain, les fleurs à quatre pétales et je ne sais quoi… Tout ce qu’on peut imaginer —. »

Un premier contrat de 30 millions de dollars est signé la même année avec le patron de Publicis, sous le regard bienveillant d’André Azoulay. S’ensuivront d’autres puisque Publicis deviendra rapidement la société de communication patentée de la monarchie alaouite en France.

Les résultats sont quasi immédiats. Au cours de la seule année 1993, le roi Hassan II a été l’invité de marque de deux émissions très populaires de TF1 : « Sacrée soirée », animée par Jean-Pierre Foucault, et « 7 sur 7 », d’Anne Sinclair. En janvier 1994, un reportage sur l’opposant marocain Abraham Serfaty, libéré en 1991 après dix-sept ans de prison, est déprogrammé de la chaîne sous la pression du palais.

Le nouveau conseiller économique du palais renforce également ses liens avec quelques figures de la gauche caviar française, fraîchement arrivée au pouvoir après la victoire de François Mitterrand en 1981 : Dominique Strauss-Kahn, Élisabeth Guigou, mais aussi, plus tard, Hubert Védrine, Jack
Lang et d’autres. Le réseau des « amis du Maroc » se diversifie rapidement et s’étend à l’élite politique du Parti Socialiste qui, naguère, ne cachait pas sa méfiance vis-à-vis de la monarchie. On se souviendra longtemps de «Monsieur Hassan», cette formule assassine que Lionel Jospin prononça devant un parterre de députés français.

En 1995, Jacques Chirac est enfin élu. Entre celui-ci et Hassan II les relations sont quasi familiales. Une partie de sa campagne pour la présidentielle de 1995 aurait même été financée par le roi du Maroc, qui aurait « apporté l’équivalent de 5 millions d’euros », selon François-Xavier Verschave, auteur de « Noir Chirac ». Les valises remplies de billets transitaient par les Galeries Lafayette où, étant un gros client, le palais avait ses relais et ses contacts, précise Verschave.

Quelques jours avant sa mort, Hassan II est l’invité de marque de Jacques Chirac au défilé du 14 juillet 1999, aux Champs-Élysées. « Un roi pour fêter la prise de la Bastille », titrait joliment le quotidien français Libération. Le défilé est « ouvert » par une parade de la Garde royale marocaine, composée de 360 hommes et accompagnée de sa propre musique.

En quittant Paris le lendemain, Hassan II achève son dernier voyage en France. Son retour au Maroc ressemble en effet à un baisser de rideau : il décède neuf jours plus tard dans une clinique à Rabat, léguant à son fils Mohammed VI un pays apaisé, une classe politique domestiquée et un gouvernement regroupant les anciens compagnons de Mehdi Ben Barka, son plus célèbre opposant. Quant à l’image de la monarchie en France, elle est au zénith.

S’il n’a pas été éloigné du sérail par le nouveau roi, André Azoulay est néanmoins mis de côté, à l’ombre, au profit de la jeune garde de « M6 » composée d’anciens camarades de classe et pilotée par le nouvel homme fort du régime, Fouad Ali El Himma.

Mohammed VI est un jeune roi de 36 ans lorsqu’il accède au pouvoir en juillet 1999. Il paraissait timide et mal préparé. Ses difficultés, voire son impossibilité à s’exprimer en public sont constatées dès les premiers jours suivant son intronisation. Comme son père, il tient à son image en France mais pour l’instant, sa communication doit être tournée vers « l’intérieur » : priorité à la réconciliation entre la monarchie et la société marocaine. Après un règne sans partage de trente-huit ans, les Marocains ont besoin d’être rassurés.

Mohammed VI va sillonner le pays pour créer une proximité avec le «Maroc profond», fût-ce par l’image; il serre des milliers de mains et se présente comme le roi de la réconciliation et de la rupture. Il inaugure des projets à caractère local et ses activités ouvrent les journaux télévisés quelle que soit la gravité de l’actualité nationale ou internationale. Son entourage confectionne de jolis slogans (le « roi des pauvres », « M6 », le « nouveau concept de l’autorité », « le jeune roi », etc.) et lui attribue une grande fibre sociale.

Cette démarche s’est avérée efficace : plus de dix-huit ans après son accession au trône, « M6 » est toujours perçu par beaucoup de Marocains comme « le bon calife qui ne peut mal faire ». Ses innombrables «bourdes»? Ce n’est pas lui ; elles sont dues à l’incompétence de son entourage : de «mauvais vizirs » qui le conseilleraient mal.

À partir de 2002, le palais se lance également dans deux projets qui seront présentés aux médias internationaux, notamment français, comme des réformes d’envergure à la fois politiques et sociétales.

Sur le plan politique, d’abord, un important processus de « réconciliation » est conduit par Fouad Ali El Himma, conseiller le plus proche du roi, pour solder le passé répressif de la monarchie, de 1956 (l’indépendance du Maroc) à 1999 (la mort d’Hassan II). Ce processus sera conduit par Driss Benzekri (1950-2007), un ancien prisonnier politique de gauche qui a passé dix-sept ans dans les geôles d’Hassan II, de 1974 à 1991. Mais cette mission ne lui a été confiée que parce qu’il a souscrit aux conditions du palais, aux antipodes de ce qu’il défendait depuis 2000 au sein du Forum vérité et justice (FVJ), qu’il a créé lui-même. Benzekri a accepté que les responsables de la répression ne soient pas nommés par les victimes au cours des séances de témoignages retransmises par les médias officiels; que l’État, incarné par le roi, ne présente pas d’excuses, alors que cette exigence figurait en tête de ce qu’il réclamait au sein du FVJ; qu’aucune suite judiciaire ne soit donnée à ce processus. Bien que critiquée, cette opération était destinée à « l’extérieur » et vendue comme un processus de réforme unique dans la région.

L’autre projet-phare touche à un sujet sensible en France : le statut de la femme musulmane. Le roi devait se livrer à un véritable jeu d’équilibriste : tout en ménageant les milieux conservateurs, la réforme qu’il s’apprêtait à engager devait être suffisamment profonde pour remporter l’adhésion de
l’opinion occidentale. Pari à moitié gagné : le projet est adopté en 2004, mais la timidité des réformes qu’il a apportées laisse un goût d’inachevé : la polygamie est soumise à certaines conditions (l’accord de la première épouse notamment) mais elle n’a pas été interdite; la femme hérite toujours la moitié de ce qu’hérite l’homme; le mariage des filles mineures n’a pas non plus été interdit mais soumis au « discernement » du juge de la famille, souvent favorable aux hommes; enfin, le témoignage d’un homme vaut toujours celui de deux femmes.

Source : « La République de Sa Majesté », d’Omar Brouksy

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