La cuisine juive, gastronomie de migrants déracinés, a enrichi le patrimoine mondial
par Emmanuel Tresmontant
Malgré son extraordinaire diversité, la cuisine juive repose sur une unité culturelle profonde fondée sur la Torah. Des plats de ghetto ashkénaze aux mets séfarades d’influence arabe, cette gastronomie de migrants déracinés a enrichi le patrimoine mondial de l’humanité.
Pour un goy, la découverte de la cuisine juive peut être une expérience bouleversante, tant du point de vue sensoriel que métaphysique. Elle confirme que la cuisine est le véritable noyau dur de toute culture, ce qui relie l’enfant à sa famille et le peuple à son passé. La cuisine juive est donc une voie d’accès permettant de mieux connaître ce peuple énigmatique entre tous…
Si la cuisine juive m’était contée …
Mais existe-t-il une cuisine juive ? Quand on leur pose la question, les juifs eux-mêmes paraissent en douter, les Séfarades mimant une scène d’étranglement ou d’étouffement en prononçant les noms les plus connus de plats ashkénazes, et les Ashkénazes reprochant aux Séfarades leur manque de distinction à table…
De fait, jusque dans les années 1960, on ne connaissait en Occident que la cuisine des juifs ashkénazes, originaires d’Europe centrale et de Russie, avec ses cornichons à l’aneth, son bortsch aux betteraves, ses boulettes de poisson, son foie haché aux oignons, ses harengs doux marinés, son pain de viande hachée aux œufs et à l’ail (klops), son pain hallah tressé, son roulé au pavot noir, son gâteau au fromage blanc et ses macarons aux amandes de Pâque…
Quand les juifs affluèrent du Proche-Orient, d’Afrique du Nord, d’Inde et de Georgie, l’incroyable diversité des plats séfarades qu’ils apportaient avec eux fut perçue par les Ashkénazes d’Europe et des États-Unis comme la négation de toute identité culinaire juive. Dans son ouvrage essentiel, Le Livre de la cuisine juive (Flammarion, 2012), rédigé après quinze années de recherches et de voyages dans le monde entier, l’anthropologue britannique Claudia Roden a toutefois pu établir au contraire que cette complexité de la cuisine juive, éparpillée sur presque toute la surface du globe, repose bien sur une unité culturelle profonde.
Depuis plus de deux mille ans, la cuisine juive archaïque des origines, à base de céréales, de fruits, de lait caillé, de poisson, de vin, d’huile d’olive, d’herbes, d’épices, d’agneau et de veau, est transfrontalière. C’est une cuisine de migrants déracinés qui s’est toujours distinguée par sa capacité à adopter les mets et les plats des autres cultures et à les adapter à son code génétique primordial : la Torah, qui est la source à laquelle il faut revenir pour comprendre l’essence de cette cuisine millénaire. Ainsi, dans le même temps que le Dieu d’Abraham s’efforçait d’éduquer son peuple en le détournant du culte des idoles païennes, il lui apprenait à ne pas manger n’importe quoi : « Tu ne mangeras rien d’abominable ! » (par exemple, les animaux morts trouvés sur le bord du chemin) ; « Vous ne mangerez d’aucune bête morte : vends-la à un étranger, car tu es un peuple saint pour Iahvé, ton Dieu. »
Dans le Deutéronome, chapitre XIV, Moïse distingue longuement les aliments purs des impurs, ordonne de vider la viande de son sang, car l’âme de l’animal est contenue dedans, et commande ne pas faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère, ce que les prêtres ont interprété par la suite comme interdiction d’associer la viande au lait. Ces préceptes bibliques ont ainsi amené la cuisine juive à utiliser l’huile ou la graisse d’oie comme graisse de cuisson, raison pour laquelle les juifs se spécialisèrent dès le Moyen Âge dans l’élevage des oies : notre gastronomie leur doit le foie gras d’oie et le confit d’oie.
Et vous, plutôt séfarade ou ashkénaze ?
Pour appréhender la cuisine juive dans sa diversité, on distingue deux styles culinaires : l’ashkénaze et le séfarade. Ashkenaz est le mot hébreu qui désignait au Moyen Âge l’Allemagne, où s’est développé dès le xiiie siècle le yiddish, une langue mariant l’allemand et l’hébreu. Sefarad désignait l’Espagne, où les juifs se seraient réfugiés dès la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 de notre ère, avant d’en être expulsés en 1492. Par extension, on appelle « Séfarades » tous les juifs vivant autour de la Méditerranée, au Proche-Orient et en Asie.
Le monde ashkénaze est un monde froid, un univers de graisse de volaille, d’oignon et d’ail, de choux, de carottes et de pommes de terre, de poissons de rivière et de hareng saur. Le monde séfarade est un monde chaud de poivrons et d’aubergines, de courgettes et de tomates, de riz et de blé concassé, de poisson de mer et d’huile d’olive.
Mais plus encore que le climat, c’est surtout le rapport au monde qui distingue ces deux cuisines. Celle des Juifs ashkénazes est repliée sur elle-même, c’est une cuisine de ghetto, intemporelle, subordonnée à ce qui pour eux demeure l’essentiel : la vie intellectuelle et spirituelle. La cuisine des Séfarades, elle, est davantage imbriquée aux autres cultures (islamiques notamment), façonnée par le commerce, les échanges, le monde des sens, les épices, les parfums, la volupté.
Dans les années 1920, le médecin et gastronome français d’origine polonaise Édouard de Pomiane, né à Paris en 1875, à qui l’on doit les premières émissions de TSF dédiée à la gastronomie, partit enquêter en Pologne dans les ghettos juifs de Cracovie et de Varsovie. Son livre, paru en 1929 chez Albin Michel et intitulé Cuisine juive, ghettos modernes, mériterait d’être réédité aujourd’hui, car Pomiane est le premier écrivain français à s’être vraiment intéressé à la cuisine juive avec le regard de l’ethnologue. Sa conviction était qu’en allant en Pologne (qui était alors « le pays d’Europe où l’on a massacré le moins de Juifs depuis le Moyen Âge »), « dans ces ghettos où les Juifs ont conservé intactes leurs mœurs ancestrales et leur cuisine rituelle et vivent comme ils vivaient au Moyen Âge », il pourrait « connaître la cuisine de la plus vieille race du monde vivant sur le globe… »
Le cassoulet serait-il un plat d’origine juive? C’est à peu près certain.
Il offre ainsi un tableau attachant de cette Pologne populaire d’avant la Shoah, décrivant avec tendresse ces mères nourricières juives, très fières d’avoir des fils maigres et pâles à force d’étudier, pendant que leurs filles, elles, rayonnent de sensualité, habillées « à la parisienne », avec jupes courtes et corsages décolletés…
En homme de science, il examine aussi les lois de la cacherout, qui stipulent ce qui est autorisé (cacher) et ce qui est prohibé (terefah) et qui ont donné naissance à quantités de proverbes yiddish comme celui-ci : « Si vous demandez la permission, la réponse sera : “C’est interdit !” »
Pour ce médecin hygiéniste, si la viande doit être vidée de son sang, trempée dans l’eau froide pendant une demi-heure, salée pendant une heure, puis à nouveau lavée trois fois à l’eau froide, c’est que, 1 000 ans avant notre ère, en plein désert, sous le soleil et les mouches, ce rituel était un principe de précaution destiné à éviter la putréfaction de la viande.
Sous sa plume, on découvre la préparation des deux plats légendaires de la cuisine ashkénaze : le gefilte fish (carpe farcie) et le tchoulent. En Pologne on servait la carpe (qui pouvait aussi être du brochet ou, pour les pauvres, du hareng) avec du sucre. Son côté festif tenait à sa gelée brillante et à sa farce composée de poisson haché, d’oignons, d’œuf, de farine et d’épices. On gardait la laitance de la carpe pour en faire des boulettes et on cuisait le poisson dans un bouillon de légumes. En refroidissant, le bouillon répandu sur le poisson devenait une gelée que l’on accompagnait de raifort. En France, le grand cuisinier Antonin Carême fit entrer ce plat typiquement juif dans notre gastronomie sous le nom de « carpe à la Chambord »…
Le tchoulent, lui, est l’archétype du plat mijoté (les juifs ont-ils inventé ce type de cuisson lente ?) que l’on prépare la veille du shabbat, étant donné qu’il est interdit de toucher au feu du vendredi soir au samedi soir. Déposé dans le four du boulanger, ce plat mijote dix-huit heures dans une marmite que l’on va chercher le samedi matin. Il se mange tiède. Ses ingrédients de base sont une grosse de côte de bœuf, des pommes de terre, de l’orge perlé, des haricots blancs, des oignons, du sel et du poivre. Ce plat a été importé en Allemagne et en Pologne par les juifs du Languedoc. Or, comme chacun sait, le Languedoc est la patrie de notre cassoulet national, mijoté avec de la graisse d’oie… Le cassoulet serait-il donc un plat d’origine juive, un tchoulent avant l’heure ? C’est à peu près certain, d’autant plus que les premiers haricots blancs en provenance d’Amérique furent importés et vendus par les juifs marranes (expulsés d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique). À Bayonne, ce sont également les marranes qui, au xviiie siècle, ont été les premiers à fabriquer du chocolat en France…
Les débuts de la mondialisation
Le plus fascinant, dans toute cette histoire, est donc le nombre de plats issus (sans que personne ne le sache) de la cuisine juive, et qui appartiennent désormais au patrimoine culinaire de l’humanité : escalope de veau panée à la viennoise, strudel aux pommes, tarte à l’oignon alsacienne, tarte aux quetsches allemande, poulet hongrois au paprika, pirojki russes… Aux États-Unis, les bagels (« bracelets » en allemand), ces pains ronds croustillants avec un trou au milieu que les marchands ambulants vendaient autrefois dans la rue à New York, sont devenus l’un des piliers du petit déjeuner au même titre que le saumon fumé et le gâteau juif au fromage blanc et au citron (nommé banalement cheesecake). À Londres, le poisson « frit à la mode juive » d’origine portugaise, saupoudré de farine, trempé dans de l’œuf battu et roulé dans la chapelure, a donné naissance en 1860 au célèbre fish and chips servi en cornet dans toutes les échoppes du Royaume-Uni : son plat national !
En Espagne, les Séfarades ont apporté l’aïoli, les beignets à la morue, le flan à l’orange, la pâte de coing et la pâte d’amandes. En Italie, ils ont imaginé dans le ghetto de Venise le risotto au safran et la polenta de maïs, à Rome les artichauts frits à la juive et à Livourne la soupe de poissons à chair blanche. Dans les Balkans, ils ont créé la salade au yaourt et au concombre, à Salonique les chaussons à la viande (pastelikos), au Liban le taboulé, en Turquie le tarama, en Égypte la tomate farcie à la viande, aux noix et aux raisins secs, en Iran le riz à la cerise, à l’écorce d’orange et au poulet, en Syrie les feuilles de vigne farcies au riz, la purée de pois chiches et le pudding au lait parfumé, en Inde le chutney à la mangue, les pickles et les aubergines farcies… Pour ne blesser personne, nous ne dirons rien du couscous que leur ont transmis les Berbères en Afrique du Nord.
Comment donc comprendre qu’une cuisine aussi riche ait aussi peu inspiré nos grands chefs français ? Même le très médiatique Thierry Marx, pourtant petit-fils d’un réfugié juif polonais, ne paraît pas très désireux de rendre hommage à la cuisine de ses ancêtres.
Dans son restaurant À mi-chemin, Nordine Labiadh a voulu rendre hommage à la population oubliée des juifs tunisiens et prépare le mloukhya à base de joue de bœuf, d’ail, d’oignons, d’herbes, de laurier, d’olives et d’épices mijotés huit heures, qui était en Tunisie le plat du shabbat et qui a été adopté par les musulmans. « C’est le plat de la réconciliation. » Merveilleusement fondant, il se déguste à la cuillère après un morceau de poutargue et un verre d’anisette.
Dans le Marais, le restaurant Tavline (« épices » en hébreu) propose quant à lui une délicieuse cuisine israélienne pleine de saveurs et de couleurs. Formé chez Alain Ducasse, le chef israélien Kobi Villot-Malka fait venir chaque mois de son village natal d’Israël 100 kg d’épices rares au parfum exubérant (cardamome, sumac, origan, noix muscade, paprika fumé, cumin), dont il se sert pour relever des plats traditionnels de la cuisine séfarade orientale comme le houmous au cumin, la shakshouka (œufs mijotés longtemps dans une sauce tomate pimentée) et les boulettes de poisson grillées aux herbes, servies sur un lit de lentilles au yaourt, à la grenade et au citron confit.
Malgré son extraordinaire diversité, la cuisine juive repose sur une unité culturelle profonde fondée sur la Torah. Des plats de ghetto ashkénaze aux mets séfarades d’influence arabe, cette gastronomie de migrants déracinés a enrichi le patrimoine mondial de l’humanité.
Pour un goy, la découverte de la cuisine juive peut être une expérience bouleversante, tant du point de vue sensoriel que métaphysique. Elle confirme que la cuisine est le véritable noyau dur de toute culture, ce qui relie l’enfant à sa famille et le peuple à son passé. La cuisine juive est donc une voie d’accès permettant de mieux connaître ce peuple énigmatique entre tous…
Si la cuisine juive m’était contée …
Mais existe-t-il une cuisine juive ? Quand on leur pose la question, les juifs eux-mêmes paraissent en douter, les Séfarades mimant une scène d’étranglement ou d’étouffement en prononçant les noms les plus connus de plats ashkénazes, et les Ashkénazes reprochant aux Séfarades leur manque de distinction à table…
De fait, jusque dans les années 1960, on ne connaissait en Occident que la cuisine des juifs ashkénazes, originaires d’Europe centrale et de Russie, avec ses cornichons à l’aneth, son bortsch aux betteraves, ses boulettes de poisson, son foie haché aux oignons, ses harengs doux marinés, son pain de viande hachée aux œufs et à l’ail (klops), son pain hallah tressé, son roulé au pavot noir, son gâteau au fromage blanc et ses macarons aux amandes de Pâque…
Quand les juifs affluèrent du Proche-Orient, d’Afrique du Nord, d’Inde et de Georgie, l’incroyable diversité des plats séfarades qu’ils apportaient avec eux fut perçue par les Ashkénazes d’Europe et des États-Unis comme la négation de toute identité culinaire juive. Dans son ouvrage essentiel, Le Livre de la cuisine juive (Flammarion, 2012), rédigé après quinze années de recherches et de voyages dans le monde entier, l’anthropologue britannique Claudia Roden a toutefois pu établir au contraire que cette complexité de la cuisine juive, éparpillée sur presque toute la surface du globe, repose bien sur une unité culturelle profonde.
Depuis plus de deux mille ans, la cuisine juive archaïque des origines, à base de céréales, de fruits, de lait caillé, de poisson, de vin, d’huile d’olive, d’herbes, d’épices, d’agneau et de veau, est transfrontalière. C’est une cuisine de migrants déracinés qui s’est toujours distinguée par sa capacité à adopter les mets et les plats des autres cultures et à les adapter à son code génétique primordial : la Torah, qui est la source à laquelle il faut revenir pour comprendre l’essence de cette cuisine millénaire. Ainsi, dans le même temps que le Dieu d’Abraham s’efforçait d’éduquer son peuple en le détournant du culte des idoles païennes, il lui apprenait à ne pas manger n’importe quoi : « Tu ne mangeras rien d’abominable ! » (par exemple, les animaux morts trouvés sur le bord du chemin) ; « Vous ne mangerez d’aucune bête morte : vends-la à un étranger, car tu es un peuple saint pour Iahvé, ton Dieu. »
Dans le Deutéronome, chapitre XIV, Moïse distingue longuement les aliments purs des impurs, ordonne de vider la viande de son sang, car l’âme de l’animal est contenue dedans, et commande ne pas faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère, ce que les prêtres ont interprété par la suite comme interdiction d’associer la viande au lait. Ces préceptes bibliques ont ainsi amené la cuisine juive à utiliser l’huile ou la graisse d’oie comme graisse de cuisson, raison pour laquelle les juifs se spécialisèrent dès le Moyen Âge dans l’élevage des oies : notre gastronomie leur doit le foie gras d’oie et le confit d’oie.
Et vous, plutôt séfarade ou ashkénaze ?
Pour appréhender la cuisine juive dans sa diversité, on distingue deux styles culinaires : l’ashkénaze et le séfarade. Ashkenaz est le mot hébreu qui désignait au Moyen Âge l’Allemagne, où s’est développé dès le xiiie siècle le yiddish, une langue mariant l’allemand et l’hébreu. Sefarad désignait l’Espagne, où les juifs se seraient réfugiés dès la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 de notre ère, avant d’en être expulsés en 1492. Par extension, on appelle « Séfarades » tous les juifs vivant autour de la Méditerranée, au Proche-Orient et en Asie.
Le monde ashkénaze est un monde froid, un univers de graisse de volaille, d’oignon et d’ail, de choux, de carottes et de pommes de terre, de poissons de rivière et de hareng saur. Le monde séfarade est un monde chaud de poivrons et d’aubergines, de courgettes et de tomates, de riz et de blé concassé, de poisson de mer et d’huile d’olive.
Mais plus encore que le climat, c’est surtout le rapport au monde qui distingue ces deux cuisines. Celle des Juifs ashkénazes est repliée sur elle-même, c’est une cuisine de ghetto, intemporelle, subordonnée à ce qui pour eux demeure l’essentiel : la vie intellectuelle et spirituelle. La cuisine des Séfarades, elle, est davantage imbriquée aux autres cultures (islamiques notamment), façonnée par le commerce, les échanges, le monde des sens, les épices, les parfums, la volupté.
Dans les années 1920, le médecin et gastronome français d’origine polonaise Édouard de Pomiane, né à Paris en 1875, à qui l’on doit les premières émissions de TSF dédiée à la gastronomie, partit enquêter en Pologne dans les ghettos juifs de Cracovie et de Varsovie. Son livre, paru en 1929 chez Albin Michel et intitulé Cuisine juive, ghettos modernes, mériterait d’être réédité aujourd’hui, car Pomiane est le premier écrivain français à s’être vraiment intéressé à la cuisine juive avec le regard de l’ethnologue. Sa conviction était qu’en allant en Pologne (qui était alors « le pays d’Europe où l’on a massacré le moins de Juifs depuis le Moyen Âge »), « dans ces ghettos où les Juifs ont conservé intactes leurs mœurs ancestrales et leur cuisine rituelle et vivent comme ils vivaient au Moyen Âge », il pourrait « connaître la cuisine de la plus vieille race du monde vivant sur le globe… »
Le cassoulet serait-il un plat d’origine juive? C’est à peu près certain.
Il offre ainsi un tableau attachant de cette Pologne populaire d’avant la Shoah, décrivant avec tendresse ces mères nourricières juives, très fières d’avoir des fils maigres et pâles à force d’étudier, pendant que leurs filles, elles, rayonnent de sensualité, habillées « à la parisienne », avec jupes courtes et corsages décolletés…
En homme de science, il examine aussi les lois de la cacherout, qui stipulent ce qui est autorisé (cacher) et ce qui est prohibé (terefah) et qui ont donné naissance à quantités de proverbes yiddish comme celui-ci : « Si vous demandez la permission, la réponse sera : “C’est interdit !” »
Pour ce médecin hygiéniste, si la viande doit être vidée de son sang, trempée dans l’eau froide pendant une demi-heure, salée pendant une heure, puis à nouveau lavée trois fois à l’eau froide, c’est que, 1 000 ans avant notre ère, en plein désert, sous le soleil et les mouches, ce rituel était un principe de précaution destiné à éviter la putréfaction de la viande.
Sous sa plume, on découvre la préparation des deux plats légendaires de la cuisine ashkénaze : le gefilte fish (carpe farcie) et le tchoulent. En Pologne on servait la carpe (qui pouvait aussi être du brochet ou, pour les pauvres, du hareng) avec du sucre. Son côté festif tenait à sa gelée brillante et à sa farce composée de poisson haché, d’oignons, d’œuf, de farine et d’épices. On gardait la laitance de la carpe pour en faire des boulettes et on cuisait le poisson dans un bouillon de légumes. En refroidissant, le bouillon répandu sur le poisson devenait une gelée que l’on accompagnait de raifort. En France, le grand cuisinier Antonin Carême fit entrer ce plat typiquement juif dans notre gastronomie sous le nom de « carpe à la Chambord »…
Le tchoulent, lui, est l’archétype du plat mijoté (les juifs ont-ils inventé ce type de cuisson lente ?) que l’on prépare la veille du shabbat, étant donné qu’il est interdit de toucher au feu du vendredi soir au samedi soir. Déposé dans le four du boulanger, ce plat mijote dix-huit heures dans une marmite que l’on va chercher le samedi matin. Il se mange tiède. Ses ingrédients de base sont une grosse de côte de bœuf, des pommes de terre, de l’orge perlé, des haricots blancs, des oignons, du sel et du poivre. Ce plat a été importé en Allemagne et en Pologne par les juifs du Languedoc. Or, comme chacun sait, le Languedoc est la patrie de notre cassoulet national, mijoté avec de la graisse d’oie… Le cassoulet serait-il donc un plat d’origine juive, un tchoulent avant l’heure ? C’est à peu près certain, d’autant plus que les premiers haricots blancs en provenance d’Amérique furent importés et vendus par les juifs marranes (expulsés d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique). À Bayonne, ce sont également les marranes qui, au xviiie siècle, ont été les premiers à fabriquer du chocolat en France…
Les débuts de la mondialisation
Le plus fascinant, dans toute cette histoire, est donc le nombre de plats issus (sans que personne ne le sache) de la cuisine juive, et qui appartiennent désormais au patrimoine culinaire de l’humanité : escalope de veau panée à la viennoise, strudel aux pommes, tarte à l’oignon alsacienne, tarte aux quetsches allemande, poulet hongrois au paprika, pirojki russes… Aux États-Unis, les bagels (« bracelets » en allemand), ces pains ronds croustillants avec un trou au milieu que les marchands ambulants vendaient autrefois dans la rue à New York, sont devenus l’un des piliers du petit déjeuner au même titre que le saumon fumé et le gâteau juif au fromage blanc et au citron (nommé banalement cheesecake). À Londres, le poisson « frit à la mode juive » d’origine portugaise, saupoudré de farine, trempé dans de l’œuf battu et roulé dans la chapelure, a donné naissance en 1860 au célèbre fish and chips servi en cornet dans toutes les échoppes du Royaume-Uni : son plat national !
En Espagne, les Séfarades ont apporté l’aïoli, les beignets à la morue, le flan à l’orange, la pâte de coing et la pâte d’amandes. En Italie, ils ont imaginé dans le ghetto de Venise le risotto au safran et la polenta de maïs, à Rome les artichauts frits à la juive et à Livourne la soupe de poissons à chair blanche. Dans les Balkans, ils ont créé la salade au yaourt et au concombre, à Salonique les chaussons à la viande (pastelikos), au Liban le taboulé, en Turquie le tarama, en Égypte la tomate farcie à la viande, aux noix et aux raisins secs, en Iran le riz à la cerise, à l’écorce d’orange et au poulet, en Syrie les feuilles de vigne farcies au riz, la purée de pois chiches et le pudding au lait parfumé, en Inde le chutney à la mangue, les pickles et les aubergines farcies… Pour ne blesser personne, nous ne dirons rien du couscous que leur ont transmis les Berbères en Afrique du Nord.
Comment donc comprendre qu’une cuisine aussi riche ait aussi peu inspiré nos grands chefs français ? Même le très médiatique Thierry Marx, pourtant petit-fils d’un réfugié juif polonais, ne paraît pas très désireux de rendre hommage à la cuisine de ses ancêtres.
Dans son restaurant À mi-chemin, Nordine Labiadh a voulu rendre hommage à la population oubliée des juifs tunisiens et prépare le mloukhya à base de joue de bœuf, d’ail, d’oignons, d’herbes, de laurier, d’olives et d’épices mijotés huit heures, qui était en Tunisie le plat du shabbat et qui a été adopté par les musulmans. « C’est le plat de la réconciliation. » Merveilleusement fondant, il se déguste à la cuillère après un morceau de poutargue et un verre d’anisette.
Dans le Marais, le restaurant Tavline (« épices » en hébreu) propose quant à lui une délicieuse cuisine israélienne pleine de saveurs et de couleurs. Formé chez Alain Ducasse, le chef israélien Kobi Villot-Malka fait venir chaque mois de son village natal d’Israël 100 kg d’épices rares au parfum exubérant (cardamome, sumac, origan, noix muscade, paprika fumé, cumin), dont il se sert pour relever des plats traditionnels de la cuisine séfarade orientale comme le houmous au cumin, la shakshouka (œufs mijotés longtemps dans une sauce tomate pimentée) et les boulettes de poisson grillées aux herbes, servies sur un lit de lentilles au yaourt, à la grenade et au citron confit.
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