Oui, on peut critiquer l’islam : sa théologie l’autorise, et avec une audace insoupçonnée »
Par Houari Touati
Le professeur Houari Touati rappelle les racines historiques qui ont mené les oulémas à s’interroger sur leur religion, dès sa création.
Tribune. Peut-on critiquer l’islam ? Ainsi posée, la question reste générale puisqu’on peut l’adresser à n’importe quelle religion. En même temps, on voit bien qu’elle porte la marque de la détermination historique puisqu’elle ne concerne qu’une religion en particulier. Aussi autorise-t-elle qu’on lui apporte une réponse qui soit articulée en termes d’historicité.
Mais ce n’est pas tant pour la relativiser, dès lors qu’elle s’en trouve contextualisée, que pour en faire ressortir les zones d’ombre, d’oubli et d’oblitération. La matière de son dénouement nous éloigne certes du tumulte de notre époque. Néanmoins sa substance y fait revenir sous l’espèce du témoignage d’un passé qui ne passe pas, à tous les sens de l’expression.
Car la question, aussi surprenante qu’elle puisse être, n’est pas nouvelle pour l’islam. Sa théologie, qui a fait montre d’une audace insoupçonnée en la matière, s’en est saisie non pas tant pour la traiter comme une hypothèse impie, mais bien pour en faire une possibilité envisagée de s’ouvrir à l’autre pour l’accepter dans sa différence afin précisément de relever son défi. On s’en doute, une telle hardiesse intellectuelle n’a pu voir le jour sans susciter indignation et remous, ainsi qu’en témoigne l’histoire suivante.
Joute oratoire
Peu avant la fin du Xe siècle, un lettré andalou, qui a fait le « grand tour » (jawla) en Orient, est de retour au pays. Ayant emprunté une voie terrestre, il fait une halte obligée à Kairouan, qui est alors avec Cordoue le plus grand centre intellectuel de l’Occident musulman. Là, il rend visite au chef de l’école juridique malékite de l’Ifriqiya de l’époque (l’Ifriqiya désigne une partie de l’Afrique du nord au Moyen Age). L’ouléma reste aujourd’hui encore une autorité religieuse à travers l’un de ses ouvrages devenu un manuel de base du malékisme maghrébin.
En recevant son invité, il lui demande si, durant son séjour à Bagdad, il a fréquenté les cercles des théologiens. L’Andalou répond qu’il les a côtoyés mais s’en est vite détourné, saisi de perplexité à la sortie de l’un d’eux, théâtre d’une « disputation » entre théologiens des différentes communautés religieuses de la capitale abbasside.
Ce qu’il a vu et entendu a semé le désarroi en lui. Il n’avait jamais pu imaginer que des érudits religieux musulmans puissent manifester autant de marques de déférence à l’égard de représentants d’autres religions, qu’ils considèrent comme des pairs. Lors de la disputation, en effet, tous se sont tenus à égale distance de leur religion respective pour ne défendre leurs dogmes que sur la base du seul principe les agréant tous, en dépit de leurs différences d’appartenance et obédience : celui de la raison.
Outre les musulmans, tant orthodoxes qu’hétérodoxes, il y avait là des chrétiens, des juifs, des zoroastriens, mais aussi des libres penseurs et des matérialistes adeptes de l’éternité du monde. La règle est fixée d’entrée de joute : aucun débattant ne devait recourir à des arguments tirés du livre saint de sa religion. L’Andalou, loin de déserter la séance, la suit jusqu’à la fin. Pour satisfaire sa curiosité, il fait même l’effort d’assister à une autre séance du même cercle. Puis il craque. Il ne supporte pas une telle liberté de parole et de ton. Il s’en va quérir la théologie dans un autre cercle. Mais celui-ci n’était guère différent du précédent. Il abandonne.
Alors qu’il déroule son récit, son hôte est étranglé d’indignation. Il fulmine contre la décadence de l’islam et jure que, s’il en avait le pouvoir, il mettrait à mort tous ces hérétiques. On ignore cependant si l’Andalou l’a approuvé. Ce qu’il a vu à Bagdad ne lui a certes pas plu, mais il semble avoir adopté une position médiane entre le libéralisme des Irakiens et l’intransigeance de l’Ifriqiyien. Les trois attitudes ont une base doctrinale dans la théologie musulmane. C’est ce que vient illustrer cette autre histoire, qui ne nous fait pas sortir de Bagdad.
Mahomet est-il parfait ?
Son protagoniste est un philosophe avicennien juif, auteur d’un Examen de la critique des trois religions monothéistes composé en 1280. Ibn Kammûna – c’est son nom – est pris à partie par une foule déchaînée quatre ans plus tard, sans doute fanatisée par les activistes hanbalites de la capitale abbasside qui ont persécuté plus d’un théologien rationaliste musulman. Elle réclame sa tête. Enfermé chez lui, le savant juif ne doit la vie sauve qu’à l’intervention d’un savant musulman qui a su trouver les mots pour faire retomber la fièvre des insurgés. Le geste n’a rien de surprenant si l’on sait que l’œuvre philosophique et théologique d’Ibn Kammûna a connu une meilleure réception dans la culture islamique que dans la culture juive.
Mais qu’a pu donc dire le savant juif pour susciter une telle ire dans la population musulmane de Bagdad ? Il est allé soutenir que le prophète Mahomet n’est pas l’homme parfait que les musulmans prétendent ! La thèse est choquante, mais à y regarder de près, elle ne l’est qu’en apparence. C’est qu’il y a une théorie de la connaissance, élaborée par les théologiens musulmans eux-mêmes, qui s’en porte garante.
Il s’agit de la même théorie qui a permis à d’autres écrits de polémique antimusulmane rédigés en arabe de circuler librement d’un bout à l’autre du monde musulman, telle cette épître du IXe ou Xe siècle compilée par un théologien chrétien qui est censé reproduire une disputation ayant eu lieu à la cour abbasside. Elle est arrivée jusqu’en Espagne, où Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, en a obtenu copie à son arrivée en 1142 à Tolède. L’ecclésiastique s’y était rendu pour acquérir et faire traduire différents écrits sarrazins, dont cet exemplaire du Coran, premier du genre à être traduit en latin, ou encore cette Echelle de Mahomet, qui raconte l’ascension au ciel du prophète, et dont on trouvera plus tard trace dans La Divine Comédie de Dante.
Que dit la théorie en question ? Que la connaissance est de deux sortes : tandis que l’une est « nécessaire », l’autre est « acquise ». La première, obtenue au moyen des sens, est également une connaissance immédiate de l’intellect comme celle qui exclut qu’une chose puisse être au même moment à deux endroits différents. Mais une connaissance nécessaire peut également être une connaissance acquise. Ainsi en est-il du fait de savoir que l’injustice est un mal : l’information est nécessaire lorsqu’elle procède de la connaissance immédiate de l’intellect ; acquise lorsqu’elle dérive d’exemples particuliers. Si, par conséquent, la connaissance nécessaire n’a guère besoin d’être démontrée, la connaissance acquise, elle, doit l’être au moyen d’un raisonnement syllogistique. Cependant, parmi les deux formes de la connaissance évoquées, c’est moins l’intuitive que l’informative qui a religieusement prévalu.
En toute légitimité
Car c’est bien cette dernière qui a permis aux musulmans des générations successives de savoir que leur prophète a fait les cinq prières quotidiennes, jeûné durant le mois de ramadan, versé l’aumône légale et fait le pèlerinage à La Mecque. Ils savent tout cela par une information qui est dite de commune notoriété. Statut qui lui est conféré par la multiplicité de ses voies de transmission.
Il leur reste néanmoins un problème à résoudre. Et il est de taille. Puisqu’il ne consiste rien de moins qu’à savoir si la prophétie de Mahomet est authentique. Mais il leur faut pour cela recourir à une autre opération cognitive beaucoup plus complexe que la précédente. N’étant pas naturelle à l’homme, elle est acquise par la voie de l’instruction et de l’apprentissage, notamment de la logique. Aussi leur faut-il mettre en œuvre un dispositif démonstratif pour prouver la prophétie de Mahomet.
Or la démonstration peut valider comme invalider un raisonnement. Il est par conséquent possible à celui qui administre la preuve de déclarer qu’un prophète est moins parfait qu’un autre. La réponse à la question posée en tête de ce texte coule donc de source : on peut critiquer l’islam et le faire en toute légitimité, puisque c’est sa théologie elle-même qui l’autorise, mais on ne peut pas l’insulter. Car si, comme le dit le psychanalyste Jacques Lacan, « l’injure est le premier et le dernier mot du dialogue », alors elle est attentatoire du fait même qu’elle se déploie dans le refus de la réciprocité – si l’on nous permet l’oxymore. Ce n’est pas ce qu’est la critique : parce qu’elle se nourrit d’une éthique de la discussion, elle ne fourche pas. Elle reste juste et pertinente, en toute circonstance.
Houari Touati, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)