Le chaos proche-oriental à l’épreuve du coronavirus par Denis Bauchard Ambassadeur
La pandémie de coronavirus a naturellement affecté le Moyen-Orient comme l’Afrique du nord, obligeant les autorités à prendre des mesures, notamment de confinement, comparables à celles qui ont été mises en oeuvre ailleurs dans le monde. Si les conséquences sanitaires semblent ne pas avoir eu l’ampleur qu’on pouvait craindre, il n’empêche que l’impact de la crise a des conséquences désastreuses pour des économies le plus souvent déjà fragilisées. Le Moyen-Orient de demain ressemblera-t-il « en pire » à celui d’hier, pour reprendre les craintes exprimées par le ministre des affaires étrangères, Yves Le Drian, dans son interview au Monde en date du 21 avril ? On peut effectivement s’interroger.
Des combattants yéménites
La pandémie commence à circuler dès le mois de février, notamment en Iran dont les relations avec la Chine sont étroites. Elle atteint la plupart des pays de la région, mais de façon inégale. Certains sont très affectés, comme l’Iran, la Turquie, l’Egypte, le Liban, Israël, le Yémen. D’autres le sont moins, comme l’Irak, la Syrie et les pays du Golfe. La part importante de la jeunesse dans la population peut expliquer que cet impact est dans l’ensemble moins important que prévu mais avec des inégalités.
Il est vrai que dans les pays en guerre ou en chaos comme au Yémen, en Syrie ou en Libye, les décomptes sont difficiles à faire, sans évoquer l’opacité des régimes. Il est également à noter que les systèmes sanitaires sont inégalement structurés et efficaces. Avec sans doute plus de cent mille cas, la Turquie et l’Iran – on rappellera que ces pays comptent chacun plus de 80 millions d’habitants -, ont été spécialement touchés mais semblent maintenant avoir maîtrisé la pandémie. Le confinement est progressivement levé. Ainsi dans l’ensemble, il n’y a pas eu de désastres sanitaires dans une région où les populations sont déjà durement éprouvées.
Les pays pétroliers doublement pénalisés
Cependant les économies sont sévèrement et durablement affectées. Il en est ainsi non seulement des pays en situation économique ou financière précaire, comme l‘Egypte, l’Irak, l’Iran ou le Liban, mais également des pays émergents comme la Turquie ou riches comme ceux du Golfe à commencer par l’Arabie saoudite. Alors que les charges restent fortes voire augmentent, les ressources sont gravement amputées. Tel est le cas des revenus des hydrocarbures qui peuvent représenter pour certains pays de 80 à 95 % des ressources en devises et de 60 à 80 % des recettes budgétaires.
Les pays pétroliers sont ainsi doublement pénalisés, par la chute des prix du pétrole autant que par la forte diminution de la demande – de l’ordre de 30 % – compte tenu de la paralysie des économies. Le cours du Brent, qui avait plongé jusqu’à 16 $/baril, est remonté autour de 35$ après l’accord au sein de l’OPEP +, conclu le 13 avril qui prévoit une baisse considérable de la production de 10 M de b/j, à la charge principalement de l’Arabie saoudite et de la Russie réconciliées.
Ceci ne sera pas sans conséquences pour les pays (l’Egypte, Bahrein) ou les factions (le maréchal Haftar) qui bénéficient de la « générosité » bien comprise de l’Arabie saoudite, du Qatar ou des Emirats arabes unis. Cet impact est d’ores et déjà spécialement lourd pour l’Arabie saoudite dont la mise en œuvre de l’ambitieuse Vision 2030, déjà mal engagée, risque d’être remise en cause.
Cependant d’autres ressources et non des moindres sont menacées ou en voie de tarissement. Il en est ainsi des recettes du tourisme, qui présentent pour certains pays méditerranéens du Maroc au Liban en passant par l’Egypte et la Turquie, des montants importants, auquel il faut ajouter la suspension du tourisme religieux avec le pèlerinage de La Mecque. L’organisation de l’exposition universelle qui devait s’ouvrir à Dubaï en octobre 2021 risque d’être compromise.
L’arrêt des flux touristiques a enfin un impact direct sur la situation financière des grandes compagnies aériennes du Golfe – Emirates, Gulf Air, Qatar Airways, Ettihad – ou de Turquie qui, disposant de flottes considérables clouées au sol, sont menacées de faillite. Enfin, compte tenu de la paralysie des économies, notamment des travaux publics, les envois de fonds des travailleurs émigrés, soit en Europe, soit dans le Golfe, sont en chute libre. Or ces sommes sont considérables. Les transferts à destination des seuls pays arabes se monteraient chaque année à 120 Mds/$.
Quant aux charges, notamment les dépenses à caractère social, elles vont s’alourdir pour faire face à l’augmentation du chômage et au ralentissement non seulement de l’économie officielle mais également de l’économie informelle qui représente dans la plupart de ces pays des parts non négligeables. L’augmentation du coût de certaines importations, notamment des produits alimentaires dont beaucoup sont largement dépendants, va accroître fortement le besoin en devises alors que de nombreux pays – le Liban, l’Egypte entre autres – sont déjà en situation difficile.
La colère est toujours présente
En Europe, où l’information diffusée était quasi exclusivement orientée vers la pandémie depuis plus de deux mois, on a pu avoir l’impression que les conflits et les affrontements en cours au Moyen-Orient étaient gelés et que le coronavirus avait institué une sorte de trêve de la violence. En fait il n’en a rien été. Certes les manifestations qui avaient éclaté dans de nombreux pays et la répression qui les accompagnaient, notamment en Iran, au Liban, en Irak, en Algérie ont été interrompues. En fait l’analyse des réseaux sociaux montre que la colère est toujours présente et prête à s’exprimer de nouveau dès que le dé-confinement sera suffisamment assoupli pour permettre les rassemblements.
Au Liban, plusieurs heurts violents en avril à Tripoli et à Saïda ont montré que le mécontentement contre un « système » corrompu ne faiblit pas et que le nouveau gouvernement d’Hassan Diab, soutenu par le Hezbollah, n’a toujours pas la confiance de la population. En Irak, la nomination d’un nouveau premier ministre, Mustafa al-Kadhimi, qui semble avoir l’aval aussi bien de Washington que de Téhéran, pourrait calmer le jeu. Mais sa tâche est immense et sa marge de manœuvre étroite pour sortir le pays de l’emprise généralisée de la corruption qui a mobilisé la rue depuis plusieurs mois.
En Israël, un nouveau gouvernement vient enfin d’être mis en place non sans mal ni sans risques pour l’avenir. Dans son programme, malgré les réticences de Benny Gantz et de l’armée, figure l’annexion, selon des modalités à définir, de la vallée du Jourdain et des colonies de peuplement israéliennes en Cisjordanie. Cette décision, avalisée par avance par les Etats-Unis et qui devrait prendre effet en juillet prochain, se fait dans l’indifférence de la communauté internationale qui n’exprimera sans doute qu’une indignation rhétorique. Cette décision est lourde de conséquences pour l’avenir et contient en germe de nouvelles violences.
Calme trompeur en Syrie
En Syrie, le calme est trompeur. Le cessez-le-feu convenu à Idlib entre les présidents Erdogan et Poutine tient, ce qui n’empêche pas la Turquie de renforcer son dispositif. Et il est clair que le régime comme son allié russe entendent réduire cette enclave contrôlée par le groupe Hayat Tahrir al-Sham composé en majorité d’éléments djihadistes transfuges d’al-Qaïda. La répression continue dans l’ensemble du pays, malgré un pouvoir affaibli par des affrontements internes, notamment avec l’homme d’affaire et cousin du président, Rami Makhlouf, dont les biens viennent d’être saisis. Les fuites dans la presse russe semblent montrer que Moscou commence à s’impatienter de l’immobilisme de Bachar al-Assad et que les désaccords avec l’Iran s’accentuent. De son côté l’Iran continue à renforcer son emprise à travers ses milices chiites et la force al-Qods toujours présentes.
Les actions militaires se poursuivent dans de nombreux pays, même si elles ont pris un tour sporadique. On constate ainsi une certaine résurgence des actions de l’Etat islamique en Irak, notamment à proximité de Samarra et dans la région de l’Euphrate Cette situation est largement liée à la décision du commandement américain d’éviter l’exposition de ses troupes après la mort de Qassem Souleimani. De même les 2.500 instructeurs étrangers ont suspendu les sessions de formation de l’armée irakienne. Au Yémen, l’Arabie saoudite, lâchée par les EAU, a décidé unilatéralement un cessez le feu qui n’empêche pas les combats de se poursuivre à l’initiative des Houthistes. En fait Ryad cherche à se retirer du guêpier yéménite tout en évitant de reconnaître son échec.
La situation est d’autant plus compliquée que la volonté sécessionniste du Sud s’affirme. Un Southern Transitionnal Council (STC) vient de proclamer, depuis Abu Dhabi, son « self rule ». Même si le mot indépendance n’est pas utilisé, c’est bien de cela qu’il s’agit. Ce mouvement bénéficie du soutien politique et diplomatique du prince Mohamed Ben Zayed, au grand dépit de son ami saoudien, Mohamed Ben Salman. En Libye, les affrontements entre les troupes du gouvernement légal et celles du maréchal Haftar se poursuivent. Le premier a reçu une aide important y compris militaire de la Turquie. Quant au second, dont les relations avec son allié russe semblent se détériorer, on constate un certain reflux de ses troupes. Mais le combat pour le contrôle de la Libye est loin d’être fini.
Renforcer les sanctions contre l’Iran
Surtout la crise du Golfe née du retrait américain de l’accord nucléaire de 2015 avec l’Iran et de la politique de « pression maximum » du président Trump fait craindre de nouveaux affrontements. Les Etats-Unis entendent renforcer encore les sanctions contre l’Iran. La résolution 2231 du 20 juillet 2015 du Conseil de sécurité, relative au programme nucléaire iranien, prévoyait la levée progressive à partir du mois d’octobre prochain de l’embargo sur les armes conventionnelles.
D’ores et déjà, le président américain a fait savoir qu’il demanderait une prolongation de cet embargo. Il est probable que ceci provoquera de réactions négatives aussi bien de la Russie que de la Chine et peut conduire à de nouvelles mesures unilatérales de la part de Washington. Quant à Israël, il continue de pilonner systématiquement des cibles iraniennes en Syrie (bases, dépôts de munitions, installations de la force al-Qods). Par ailleurs, les suites de l’assassinat du général Qassem Solemani sont loin d’être terminées.
L’objectif de l’Iran reste de faire partir les Etats-Unis d’Irak. Le harcèlement des bases américaines par les Unités de mobilisation populaire, liées à l’Iran, reste constant. Dans le Golfe, les embarcations des gardiens de la révolution continuent leurs manœuvres dangereuses autour des bâtiments de la flotte américaine. Le lancement le 22 avril d’un satellite militaire de communication de même que la reprise hors du cadre de l’accord de juillet 2015 des activités d’enrichissement notamment sur le site de Fordo, montre que l’Iran n’a pas renoncé à ses ambitions.
Certes, sur le plan rationnel, ni le président américain en période électorale, ni la République islamique affaiblie n’a intérêt à susciter un affrontement. Mais le risque de sérieux incidents qui peuvent dégénérer à la suite de provocations réciproques demeure, même si le président américain en retirant les batteries Patriot basées sur les sites pétroliers saoudiens, envoie des signaux contradictoires.
La Russie comme la Chine restent très présentes et continuent d’avoir d’excellentes relations avec la plupart des pays de la région. Les errements de Pékin, qui a eu aussi dans cette zone, pendant la crise du coronavirus, sa « politique des masques » et une coopération médicale, n’ont pas vraiment changé la donne. En revanche l’attitude américaine de refus de toute coopération internationale dans ce domaine est sévèrement jugée.
Quant à l’Europe, malgré des actions de coopération, il est vrai modestes, y compris avec l’Iran, son image ne s’est guère améliorée et son absence est flagrante. Ainsi, même si le Moyen-Orient a disparu largement des radars de l’information en Europe comme aux Etats-Unis, les évolutions négatives se sont poursuivies. L’après-coronavirus s’y annonce d’autant plus difficile que la situation économique et financière se sera encore fortement détériorée.
Denis Bauchard
Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière en Afrique du Nord et au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001). Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il est l’auteur d’un livre paru en 2012 – Le Nouveau monde arabe (André Versaille éditeur) – et de nombreux articles et études.