Les juifs au
Maroc et en Afrique du nord
Des légendes
font remonter l’arrivée d’Hébreux (des douze
tribus) en Afrique du nord au temps du roi
Salomon pour ramener des matériaux (de l’or)
pour la construction du Temple. Des Hébreux
seraient venus avec les Phéniciens dès le 10ème
siècle avant l’ère actuelle et lors de la
création de Carthage en ‑814. Après la
destruction du premier Temple en ‑581, certains
se réfugient en Afrique du nord (essentiellement
dans la région de la Libye actuelle). Vers ‑300,
le successeur d’Alexandre le Grand amène des
soldats juifs dans cette région, alors appelée
Cyrénaïque (une partie de la Libye). Plus tard,
lors des guerres puniques, la présence de juifs
est attestée. La domination romaine leur semble
favorable au début. Flavius Josèphe raconte
qu’après 70 de notre ère, à la suite de la
destruction du second Temple, arrivent d’autres
juifs et Titus en amène quelques milliers à
Carthage. En 87 et 115 éclatent des soulèvements
juifs en Cyrénaïque contre les Romains, avant
même la révolte de Bar Kohba en Eretz Israël. A
partir du début du 3ème siècle, le christianisme
se répand en Afrique du nord. En 430, des
Vandales, les Wisigoths, envahissent la région.
En 535, l’empire de Byzance repousse les
Vandales auxquels se sont joints les juifs. En
642, les Arabes commencent la conquête de
l’Afrique du nord, mais dans leur avance, ils
auront à faire face à l’opposition des Berbères,
dont le nom originel est Amazighen (ou Imazighen)
qui signifie « hommes libres », tandis que
l’appellation Berbère, dérivant du latin « barbarus »
(étranger), leur fut donné par les Romains. On
connaît mal l’origine de cette population très
ancienne dans de vastes régions qui vont de
l’Égypte au Sahara [1]. Pendant toute cette
période, les Israélites ont de relativement
bonnes relations avec les Berbères. On a
beaucoup écrit sur l’influence du judaïsme sur
certaines tribus berbères, et même sur des
conversions. La légende de la Kahina [2] au
moment de l’invasion arabe en est un exemple (bien
que rien ne put prouve qu'elle fut juive).
Quoiqu’il existe des témoignages de ces
conversions, il faut, en l’absence de preuves
scientifiques, rester prudents quant à son
ampleur [3]. La véritable question serait :
quelle est la proportion de Berbères judaïsés et
de juifs berbérisés ? L’utilisation de
patronymes n’est entrée en usage que tardivement,
partout dans le monde juif, et ils ont été
choisis souvent en fonction de l’environnement.
Ainsi, le nom de ma mère, Amozig, semble avoir
une origine de Berbères convertis.
L’islam,
Fès et ses juifs
En 683
commence la conquête arabe du Maroc, puis
l’islamisation dès le début du 8ème siècle. En
789, Idriss Ier fonde la ville de Fès sur la
rive de l’oued Fès. Idriss II l’agrandit en
809 ; elle est au croisement de routes et dans
une région riche en matériaux nécessaires à son
développement. Dès 817, des familles musulmanes
expulsées de Cordoue et d’Égypte s’y installent,
et il semblerait qu’à cette même période
arrivèrent les premiers juifs. Au 9ème siècle
est fondée ce qui est considéré comme la
première université au monde, bien avant la
Sorbonne ou Oxford, la mosquée-université El
Karayouine. Fès devient un centre religieux
particulièrement important pour l’islam. Elle
devient également un centre culturel et cultuel
pour le judaïsme. Les juifs avaient leur
quartier, le « Foundouk el Yehudi ». De célèbres
rabbins y vécurent : David ben Abraham Al Fassi,
Shlomo ben Eouda et le plus célèbre, Isaac Al
Fassi (le Rif). Donash ben Librath et Yehouda
H’ayoudj y écrivent les premières grammaires
hébraïques au 10ème siècle.
Sous les dynasties des Idrissides puis des
Almoravides, la situation des juifs varie selon
les sultans. En 987, ils sont expulsés. En 1035
et 1068, 6000 d’entre eux sont assassinés.
En 1125, une tribu berbère, les Almohades, prend
le pouvoir. Animés par un fanatisme religieux,
ils cherchent à étendre leur influence, occupant
des territoires allant de l’Espagne à la Libye.
Les juifs (mais aussi les chrétiens) sont
persécutés. En Espagne, Rabbi Maïmon et son fils
Rabbi Moshé ben Maïmon, « Rambam » (Maïmonide),
né le 30 mars 1138, fuient Cordoue occupée par
les Almohades, vont de ville en ville puis,
sachant qu’à Fès se trouve un centre d’étude de
la Torah, cherchent à s’y réfugier, espérant y
trouver un peu de paix.
Rambam a déjà écrit des traités sur Aristote,
ainsi qu’un traité sur le calendrier hébraïque.
Profitant de son séjour, il va développer ses
connaissances en médecine, philosophie et
astronomie chez les grands savants musulmans.
C’est l’Âge d’Or de l’islam. À la même époque
apparaît un faux messie : Moshé Der’i. Les juifs
sont à nouveau persécutés. R. Maïmon écrit « Igueret
Nehama » en arabe, où il veut apporter
encouragement et espoir, affirmant que la
conversion à l’islam n’est pas un acte
d’idolâtrie (Avodah Zarah), contrairement
à la conversion au christianisme, et évite ainsi
la mort. Plus tard, Rambam écrit « Igueret
Hashemed » où il s’oppose à un rabbin
extrémiste et défend les convertis de force (Anoussim),
à condition qu’il puissent conserver en cachette
autant de rites que possible et revenir au
judaïsme dès que possible. Vers 1165, les
Almohades exigent des juifs de Fès soit de se
convertir, soit de mourir. Rabbi Yehuda Hacohen
Ibn Soussan, autorité de la ville, refuse la
conversion et est exécuté en public, le 8 avril
1165. Rabbi Maïmon et sa famille arrivent à
rejoindre Ceuta et à s’embarquer pour Eretz
Israël le 18 avril 1165 [4,5,6].
Les Almohades sont vaincus en Espagne. Les
Mérinides prennent le pouvoir en 1269. Fès
redevient la capitale et Fas El Jedid (la
Nouvelle Fès) est fondée. Après la première
expulsion des juifs d’Espagne en 1391, plusieurs
familles rejoignent la communauté. En 1438, le
mellah de Fès est créé. Différentes thèses sont
émises : pourquoi ce quartier ? Était-ce pour
protéger les juifs ou au contraire pour les
sanctionner ? Était-ce la décision de vouloir
interdire la cité Idrisside, Fas el Bali (le
Vieux Fès), et les tombes de ses fondateurs, à
tous les non-musulmans pour en garder la
sainteté ? Quant au nom « mellah » (« sel » en
arabe), différentes explications existent :
était-ce une zone où existait auparavant une
carrière de sel ou est-ce parce que les sultans
exigeaient des juifs de saler les têtes coupées
des ennemis vaincus [7] et de les embrocher sur
des piques, afin de mieux effrayer l’ennemi qui
aurait encore des velléités de combat [8,9,10] ?
Pendant toute cette période, les juifs ne
connurent qu’une paix relative. Aux pogroms
succédaient de fortes amendes, puis des famines,
des maladies, des incendies, toutes sortes de
misères. Le mellah, proche du palais du sultan,
était entouré de murailles avec de lourdes
portes fermées la nuit.
A partir de 1492, date de la seconde expulsion
d’Espagne, de nombreuses familles s’installent
dans le mellah. Ils sont appelés « Megorashim »
(expulsés). Les autochtones sont les « Toshavim ».
Entre ces deux groupes existeront longtemps
d’importantes dissensions quant à
l’interprétation des lois. Ils ne parlaient pas
la même langue, leur niveau de culture était
différent. Pendant des dizaines d’années, la
cheh’ita (abattage rituel) des uns n’était
pas acceptée par les autres. Les Megorashim ont
même publié leurs propres décisions (« taqqanot
[ordonnances rabbiniques] des juifs expulsés
de Castille ») [11]. Ce n’est que bien plus tard
que les décisions des Megorashim furent
acceptées par l’ensemble des juifs du Maroc. Les
rabbins de Fès représentent l’autorité
religieuse pour tout le Maroc, leurs décisions
sont répandues dans tout le monde juif. Le
tribunal rabbinique est appelé « Grand
Tribunal ».
Jusqu’à il y a quelques années existait encore à
Fès, la synagogue des Toshavim (« slah dil
fassiim », synagogue des Fassis) avec son
rituel de prières originel.
Puis vinrent les dynasties Wattassides et
Saadienne (Marrakech redevient capitale) et en
1659, les Alaouites s’installent à Meknès puis
reviennent à Fès vers 1720.
Au 18ème siècle,
la famine, le déclin économique poussèrent de
nombreux juifs à quitter Fès. De 1790 à 1792,
Moulay Yazid décide de détruire le mellah et ses
synagogues et d’expulser ses habitants. Certains
se convertissent à l’islam (il y a actuellement
à Fès des familles Elkohen, Scali et autres,
musulmanes).
En 1834,
l’épisode de Solika Hatsadeket bouleverse la
communauté (voir page 8, Rabbi Raphaël
Hassarfati I) [4,5,12].
Le 30 mars 1912, le protectorat français est
instauré. Le 17 avril 1912, a lieu le « Tritl »
(saccage) du mellah de Fès [4,13].
Il peut sembler contradictoire qu’après près de
treize siècles, les juifs ne soient plus
véritablement des « dhimmis » (protégés) [14] et
acquièrent des libertés. Après l’indépendance du
Maroc en 1956, peut-être est-ce la mémoire
collective qui décida de l’immigration, en
Israël (en majorité), en France, au Canada et
dans d’autres pays.
Cet
article a paru dans"Etsi". Revue de Genealogie
et d'Histoire Sefarades. No 28. Juin 2005.
Photo Elie Cohen
Bibliographie
[1].
1-Yahou, Rachid : « Les proto-berbères
d’Afrique : géographie ». www.col.fr/article-537.html.
2- Behagle, Michel : « La reine Dihya » (dite
Kahina). www.perso.wanadoo.fr/michel.behagle/Cultureberbere/Histoire.
3-Schroeter,
Daniel J. : « La découverte des juifs
berbères ». www.mondeberbere.com/juifs/schroeter.htm.
4-Obadia, David : « Fas veh’ah’ameah.
Morocco ». [Fès et ses Sages]. Vol 1.
Jérusalem, 1979. (en hébreu).
5-Ben Naïm, Yossef : « Malkhei Rabanan »
[Nos Rabbins les plus célèbres]. Jérusalem,
1931. (réédition : Ashdod, 1998). (en hébreu).
6-Hayoun, Maurice-Ruben : « Maïmonide ou
l’autre Moïse ». J.-C. Lattes, 1994.
7-Lettre en anglais
adressée au Foreign Office le 10 avril 1873 par
les consuls de France et de Grande-Bretagne. FO
99/154. Recueil Pr E. Bashan, Université Bar
Ilan.
8-Bouhsira,
Abraham : « La
communauté juive de Fès ». Thèse de doctorat
de sociologie. Université de Strasbourg, 1997.
9-Hassarfati,
Avner Israël : « Yahas Ir Fas » (Propos
sur la ville de Fès). Dans « Fas veh’ah’ameah » [4].
10-Zafrani,
Haïm : « Mille ans de vie juive au Maroc ».
Paris, Maisonneuve et Larose, 1983.
11-Laredo, Abraham I. :« Les
Taqqanot des juifs expulsés d’Espagne. Régime
matrimonial et
successoral ».
Traduit de l’espagnol par Elie Malka et David
Amsellem. Imprimerie Fontana, Casablanca, 1953.
12-Abensur,
Philip : « Sol Hachuel (1820-1834) : histoire
et généalogie ». Etsi, vol. 3, n°11,
décembre 2000.
13-Serfaty, Vidal : « Le "Tritl" (saccage) de
Fès en 1912 ». Etsi, vol. 8, n°28,
mars 2004.
14-Chouraqui, André : « La
condition de l’Israélite marocain ». Paris,
Presses du livre français, 1950. Note : Le
statut des dhimmis, institué par le décret
d’Omar au 8ème siècle, impose aux
non-musulmans des contraintes difficiles. |