Maroc : Sidi Lyautey, un siècle après
Le 30 mars 1912, la France imposait la signature du traité de protectorat au sultan Moulay Hafid, representant le Maroc. L'évènement a coincidé avec l'arrivée du célèbre résident général Louis Hubert Lyautey, surnommé Sidi Lyautey. L'historien Daniel Rivet revient sur ce personnage dont le passage continue de fasciner les Marocains un siècle plus tard.
À l'époque du protectorat, Louis Hubert Lyautey est déjà l'objet d'une concurrence entre Français et Marocains. Les premiers célébrant le maréchal, l'homme de guerre, les autres se souvenant de celui envers qui les oulémas font dire des prières quand il tombe malade, en 1922, à Fès. Il a en fait été complètement absorbé dans l'imaginaire des élites marocaines, même parmi les nationalistes. Certainement à cause de son discours sur le Maroc : un vieux pays avec une histoire singulière, des élites intellectuelles, économiques et politiques, qu'il voulait préparer à prendre en main les leviers de l'économie et de l'État. Le résident général prône et pratique une politique d'association, tout en flattant le patriotisme confessionnel des Marocains de son temps.
À partir de 1947 et soumis au régime de la trique du général Juin, les nationalistes ressortent ses thèses, notamment celles publiées dans Lyautey l'Africain : ses déclarations sur l'indépendance à prévoir et ses odes à la grandeur et à la singularité du pays. Mohammed V a bien saisi cette fascination, lui qui demanda le rapatriement en France du corps de Lyautey, jusque-là enterré dans les jardins de la résidence générale, à Rabat, et qui sera transféré aux Invalides. Je me demande si ce n'est pas une manière, peut-être inconsciente, de déboulonner la statue du commandeur. Il y a encore des vieux Slaouis qui doivent invoquer les mânes de Lyautey face aux travaux de réaménagement de la vallée du Bouregreg. Ce remodelage de la ville doit en chagriner beaucoup, car le maréchal avait préservé les vieilles villes et sauvé Fès de la destruction.
Il pratique une politique d'association, tout en flattant le patriotisme confessionnel.
D'un autre côté, il faut bien dire le paradoxe insoluble entre la volonté de Lyautey de conserver le « vieux Maroc » et son ambition de faire de la façade atlantique une Californie française. C'est-à-dire de faire du neuf, ce qu'il juge impossible dans une France corsetée par le jacobinisme. Il fait appel au « génie français » dans l'urbanisme de Casablanca, l'agrobusiness dans le Gharb, la santé. Une maquette conçue par les ingénieurs et les fonctionnaires pour un pays neuf. Même si ce Maroc des villes, replié sur soi, se coupe de la réalité sociale. D'ailleurs, les Marocains n'ont jamais vraiment accepté le protectorat.
"Le seul penseur de l'armée française avec de Gaulle"
Au moment où la France impose le protectorat, le Maroc est au bord du chaos. Le sultan, sa dynastie et Fès sont menacés. Entre alors en scène Louis Hubert Lyautey. Ce général de corps d'armée de 58 ans affiche un parcours militaire impeccable : Indochine, Madagascar (aux côtés de Gallieni), puis l'Algérie, où il commande la division d'Oran dès 1908. L'homme acquiert vite une conviction sur l'Empire chérifien : il faut encercler le pays et assurer la conquête par la tactique dite de « la tache d'huile ». Le Maroc est un terrain d'expérimentation pour celui qui en sera le résident général jusqu'en 1925. Lyautey choisit lui-même un nouveau sultan pour mieux le façonner (« Je crois que Moulay Youssef est ma plus belle réussite », dit-il à son ami Albert de Mun) et entend préserver l'apparence d'un pouvoir monarchique. Cet esthète embaume le Makhzen, tout en s'appuyant sur les chefs tribaux qu'il érige en « seigneurs de l'Atlas ». Pourtant, l'Histoire retiendra l'image d'un « intellectuel en uniforme » que l'historien Daniel Rivet qualifie de « seul penseur de l'armée française du XXe siècle avec de Gaulle ». Un homme qui étonne encore par des sentences aujourd'hui anachroniques mais à l'époque quasiment révolutionnaires : « Les Africains ne sont pas inférieurs, ils sont autres. » Peu importe que, selon Jacques Berque, son oeuvre pacificatrice soit d'abord la fiction d'« un système colonial de bonne conscience », Lyautey reste un mythe
Youssef Aït Akdim
Sidi Lyautey, une icône
Dans ce sens, il serait artificiel de séparer un « bon » protectorat sous Lyautey, respectueux du pays et de sa culture, et le régime de ses successeurs, qui n'auraient rien compris et défait son héritage. Aucun résident général n'a remis en question Lyautey, figure iconique, presque maraboutique. Il y a enfin l'aspect sombre du personnage. Ce mélange de pragmatisme et de cynisme qui lui permet, en s'appuyant sur les grands caïds, de tenir tout le Sud avec quelques bataillons pendant la Première Guerre mondiale.
L'héritage anachronique de Lyautey
Les élites technocratiques qui gouvernent le Maroc d'aujourd'hui, l'entourage de Mohammed VI, ont-ils lu les textes de Lyautey ? J'en doute. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), intégrés dans le système monarchique, sont tournés vers l'est. En Turquie, les islamistes sont confrontés à Mustafa Kemal, réalité surgie de l'Empire ottoman qu'ils ne peuvent pas ignorer. Kemal a forgé la Turquie. Ce n'est pas le cas de Lyautey, qui n'a pu que rafistoler avec élégance le décor et la façade d'une très vieille monarchie. Il a honoré l'islam marocain. Mais en introduisant dans le pays un État largement importé, il ne pouvait servir de référence nationale. On a l'impression d'être dans la France de la IVe République quand on prend le train au Maroc.
Il n'est pas un sale colonialiste
Lyautey est destiné à s'effacer, mais je souhaiterais que dans le récit national marocain on n'en fasse pas un sale colonialiste, que les Marocains de demain réalisent qu'il n'est pas Bugeaud, ni un soldat d'Empire assoiffé de volonté de puissance ou de lucre. Il ne courait ni après sa réputation, ni derrière une étoile de plus à son épaulette. Ce monarchiste nostalgique de l'Ancien Régime est un homme qui a incontestablement aimé le Maroc, qui y a trouvé une patrie de substitution et a mis en scène ses retrouvailles avec elle. Ce personnage complexe, proustien, dévoré par son homosexualité refoulée, rencontre aussi l'homophilie de la société marocaine, une société sans femmes où il se trouve bien, qu'il explore comme Proust explorait le faubourg Saint-Germain.
Il a cassé la dissidence, même s'il ne comprenait rien au pays berbère.
Reconnaissons son éclectisme et son talent. Lyautey a donné des dizaines d'années de répit à la monarchie marocaine et a surtout sauvé la dynastie alaouite. En 1912, on commençait à regarder du côté de Maa El Aïnine [grand chef tribal sahraoui]. Le vieux proverbe idrisside met en garde contre « le sud d'où vient toujours la foudre ». Il faut rendre justice à la complexité de son projet, même s'il est complètement anachronique aujourd'hui. Tout en s'appuyant sur les grands féodaux, il n'a quand même pas inventé l'oppression des caïds. Il a cassé la siba (« dissidence »), même s'il ne comprenait rien au pays berbère. Enfin, Lyautey avait prédit l'indépendance pas seulement du Maroc, mais de toute l'Afrique du Nord.
Caresser les indigènes dans le sens du poil, aller à des diafa, manger le méchoui avec trois doigts, dire quelques mots d'arabe sentencieux, aider le sultan à descendre de cheval en lui tenant l'étrier : Lyautey était l'héritier des Bureaux arabes, sur lesquels on peut émettre quelques critiques rétrospectivement. Mais ce qui était le plus audacieux pendant le protectorat a été chloroformé après 1956. En revanche, les techniques de Lyautey pour embaumer, styliser le « vieux Maroc » lui ont survécu.
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* Historien français spécialiste du Maroc. Il met la dernière touche à une Histoire du Maroc à paraître prochainement aux éditions Fayard.
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