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DJADO ou  l’histoire romancée de la Kahéna

 

Aurès, VIIe siècle

 

 

Djado jouait avec ses boucles noires tout en observant la tente où se tenait la rencontre entre les chefs des Berbères chrétiens et ceux des Berbères juifs. Face à l’invasion arabe, les enjeux étaient grands et l’issue de cette rencontre déterminante. Djado se demandait si une union de toutes les forces berbères contre les Arabes était possible. Le pan de l’entrée de la tente fut soulevé et les invités en sortirent. Djado les vit s'éloigner, pensifs. Il comprit que l’union n’avait pas été scellée. En effet, le groupe des Aoureba entourant leur chef Koceila, revenait bredouille. Il n'était pas parvenu à convaincre la puissante tribu des Djeraoua du bien-fondé de leur alliance. Les Arabes déferlaient par vagues successives sur l'Afrique du Nord. Il fallait les arrêter. Il y avait trop de rancœur entre eux. Aoureba et Djeraoua étaient deux tribus berbères : l’une avait été christianisée, l’autre judaïsée. Aoureba et Djeraoua étaient frères. Mais il y avait eu tant de déceptions par le passé…

Depuis son plus jeune âge, Djado montait à cheval à la façon des cavaliers numides. Son adresse fit qu'on le désigna comme coursier de La Kahéna, la reine de la tribu des Djeraoua. Djado faisait la liaison avec les haras, ces forts peuplés de Juifs qui étaient devenus des centres de commerce. En plus du berbère et de l’hébreu, il se familiarisa avec d'autres langues comme le punique, le grec ou le latin, car dans le pays vivaient encore les Hébréo-Phéniciens, les Hébreux, les Judéo-Araméens, les Judéo-Hellènes, les Judéo-Romains, les Judaïsants et les Judéo-Berbères. Djado se rendait souvent à Carthage. Le plus souvent, c’était pour porter des questions aux rabbins. Ceux-ci l'invitaient à participer à leurs débats et à l'élaboration des réponses. C'est ainsi que Djado fut initié à la Bible et au Talmud. Les rabbins de Carthage voyaient d'un bon œil ces nouveaux prosélytes. Pour autant que leur foi fût sincère et qu'ils ne s'intègrent pas aux minim, ces sectes juives teintées de croyances païennes. Ainsi en était-il des Samaritains, des adorateurs de Melqart - version punique du Baal phénicien - des adorateurs du Logos, des Manichéens qui croyaient au dualisme ou encore des adorateurs du Christ. Les rabbins professaient qu'être juif n'est pas un privilège, mais une charge difficile à assumer. Ainsi Djado s'imprégnait-il de valeurs juives. Il revenait dans sa tribu emportant les réponses. Il commençait à percevoir la beauté intérieure du shabbat et prenait un grand plaisir à l'étude. Sa fonction de coursier de la belle Kahéna lui permettait aussi de comprendre les tensions, les rapports de force et les tendances qui se dessinaient en Berbérie. Il rencontrait des chefs, assistait parfois à des réunions et développait un sens de la diplomatie qui lui permettait, dans une certaine mesure, d’anticiper les événements.

En voyant le groupe de Koceila s'éloigner, Djado pensa à la scission au sein des Berbères advenue dans les siècles passés. Depuis la fin des guerres puniques, Rome, qui régnait en maîtresse, n'osa cependant jamais s'aventurer au-delà du limes ou dans les hauteurs du pays, car l'opposition des Berbères était grande. Avec le temps, une nouvelle culture urbaine et latine était née à l'intérieur du limes. Dans cette nouvelle culture citadine, les Juifs se distinguaient du fait de leur croyance étrange en un Dieu invisible. Bien des Carthaginois - d'origine phénicienne - et des Berbères se sentirent attirés par cette religion abstraite. Or, il s'avéra par la suite que cette religion avait des adeptes particuliers : les chrétiens. Il y avait donc eu également attrait envers cette nouvelle croyance.

Mais lorsqu'en 330 le christianisme devint la religion d’État de l'Empire romain, les deux courants du judaïsme et du christianisme se séparèrent. Les écoles talmudiques de Carthage s’éloignèrent de plus en plus de la profession de foi chrétienne. En son temps, Saint Paul avait renoncé au rite de la circoncision comme preuve de foi. Par la suite, le dogme du mystère de la trinité avait été adopté. L'église de Carthage avait décidé de déplacer le jour férié du shabbat au dimanche. Les lieux de culte étaient maintenant distincts. De fait, depuis la fin du IIe siècle, une grande rivalité opposait ces courants religieux et l'on s'acheminait vers une rupture complète. Les pères de l'Église combattaient avec acharnement chez les Juifs, tant le messianisme que l’espoir de retrouver leur patrie ancestrale.

Souvent, Djado s'entretenait avec Issachar, ami d'enfance et confident de la Dahya, connue aussi sous le nom de Kahéna qui était la fille de Tabeta, chef des Djeraoua. Ils essayaient ensemble de faire la part des choses alors que les clans berbères étaient sous l’effet du charisme de la Dahya. Un jour, Issachar dit à Djado :

  • Nous n'avons qu'une autonomie relative à l'intérieur de nos terres. Sur nos montagnes de l'Aurès, nous avons une bonne marge de manœuvre. Nous essayons de ne pas gêner les Byzantins de Carthage et demeurons loin des grands courants politiques.

  • Pourquoi faut-il nous contenter, nous, Juifs, d’un pouvoir limité ?

  • Nous sommes un peuple dont la terre a été spoliée. Nous avons une foi et une idéologie qui ne reposent sur aucun des pouvoirs temporels. En cela, nous nous distinguons des autres peuples.

  • Mais les pouvoirs politiques ne sont-ils pas souvent alignés sur des positions religieuses, demanda Djado ?

  • Le plus souvent, les étendards à caractère religieux et idéologique sont utilisés à des fins politiques. Derrière la rivalité des grandes métropoles qu'étaient Byzance et Alexandrie au sein de l'Empire romain d'Orient, il y avait une rivalité politico-idéologique. Longtemps, Byzance en Asie Mineure et Alexandrie en Égypte se disputèrent la primauté du monde chrétien. Les Alexandrins prônaient la doctrine selon laquelle la dimension divine et humaine du Christ ne font qu'un, tandis que pour les Byzantins, les deux natures du Christ sont unies en son Verbe. Byzance eut le dessus. Et c’est à Byzance qu’échut la conquête de Carthage.

  • Fort heureusement, l'invasion des Vandales en Afrique du Nord acheva en 430 l'occupation byzantine de l'Afrique et donna un certain répit aux communautés juives.

  • Les Vandales ne voulaient pas subir non plus l’autorité de Byzance. Ils croyaient en la doctrine d'Arius d'Alexandrie qui, en 318, refusa le principe de la divinité du Christ. Les Ariens étaient, de ce fait, opposés au clergé catholique. Ils traitaient les catholiques d'hérétiques et ces derniers pensaient de même à leur égard. Il en fut ainsi jusque sous le règne de l'empereur byzantin Justinien qui reconquit Carthage. Les Ariens furent excommuniés. Juifs, Donatistes et Ariens furent interdits de tout prosélytisme. La dissension donatiste fut un autre moyen pour les laissés pour compte de se rallier en vue de contrer le pouvoir centralisé de Carthage. Les Donatistes se trouvaient surtout dans les régions rurales de Numidie, principalement au sein des classes sociales défavorisées des coloni. Ils préconisaient que les seuls sacrements donnés par une personne juste, étaient valides, ce qui leur permettait de prendre leur distance d’avec Carthage. C’est ainsi que Juifs, Donatistes et Ariens s’étaient repliés sur les hauteurs de lieux habités par les Berbères.

  • Voilà une bien étrange alliance, releva Djado !

  • Cela n’a rien d’exceptionnel. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé en Espagne. Les persécutions décrétées contre les Juifs par les Wisigoths culminèrent en 612. La conversion forcée au christianisme fut imposée. À défaut, il leur était imposé une peine de 100 coups de fouet et l’ordre de quitter le pays sans biens ni fortune ! … Ces Juifs de l’Exil en Maurétanie tingitane sont prêts à s’allier avec n’importe quel groupe désireux de se venger des Wisigoths.

Voilà donc la raison du refus de coopération entre Berbères juifs et Berbères chrétiens contre l’envahisseur arabe, pensait Djado qui venait d'être témoin du départ de Koceila et de son entourage. Lors des persécutions antijuives, les Berbères christianisés non dissidents n'étaient pas intervenus en faveur des Juifs persécutés. Pourquoi les Djeraoua viendraient-ils à la rescousse de ceux qui les avaient lâchement ignorés ? De plus, Carthage se trouvait encore aux mains des Byzantins et la menace de nouvelles persécutions n'était pas à négliger. Les Djeraoua décidèrent de suivre les événements. Djado dut organiser tout un système de relais afin de tenir sa tribu informée. Malgré l’appui des Maures, l'armée de Koceila fut battue et Koceila feignit de se convertir à l'islam. Les Berbères ressentirent de la fierté lorsqu'il leur fut rapporté que, intimé par le chef arabe Okba à sacrifier un mouton en signe de servitude à l'envahisseur arabe, Koceila s’était passé les mains ensanglantées dans la barbe ! Ce fut le signe de la révolte qui mit en pièces l'armée arabe et son glorieux chef Okba. Mais Koceila et les siens furent défaits en 688 lorsque l'armée arabe de Zobeïr revint à l'attaque.

La situation devenait sérieuse. Beaucoup de chefs berbères défilaient devant la Kahéna, convaincus que seul son commandement pouvait parer à l’éventuel retour des Arabes. Ils arrivaient et s’installaient en cercle devant sa tente. Dahya (la rusée) était le nom de la nouvelle reine de la tribu judaïsée des Djeraoua. Elle était la fille de Tabeta, fils de Nicin, fils de Baoura, fils de Meskeri, fils d'Afred, fils d'Ousila fils de Guera, le premier des rois Djeraoua. On l'appelait la Kahéna car elle s'adonnait à la divination. Son nom s'apparentait à celui du clan des Cohen, les descendants aaronides des prêtres du Temple de Jérusalem. Son esprit d'indépendance avait encouragé les Berbères à s’unir sous son commandement. Les coursiers de Djado revenaient avec des confirmations enthousiastes du ralliement des autres tribus. Les chefs berbères qui rendaient visite à la Kahéna étaient fascinés par ses yeux de feu et sa beauté d’amazone. Ils évaluèrent leurs forces ainsi que leurs besoins en eau et en vivres. Le projet d’attaquer les Arabes en Tripolitaine, avant qu’ils ne pénètrent dans leur territoire, provoqua cette réponse de la Kahéna :

  • Cela demanderait toute une organisation. Laissons-les plutôt approcher dans nos terrains. Nous en connaissons les caches et les moindres replis. Nous pouvons les épier et les suivre, puis les attaquer. Suivons leurs mouvements et attendons le moment propice pour les écraser.

Une nouvelle armée arabe commandée par Hassan Ibn en-No'man se présenta devant les montagnes de l'Aurès, région habitée par les Djeraoua. Ceux-ci engagèrent le combat. Des troupes s’avancèrent vers l’ennemi qui se réorganisa contre eux. L’assaut fut donné sur les flancs puis sur les arrières. Les assiégeants cernèrent et attaquèrent de toutes parts le corps expéditionnaire arabe. Puis vint l’assaut final au cours duquel la Kahéna à la tête de la cavalerie fondit sur l’ennemi. Les Arabes ne virent qu’un immense nuage de poussière se déplaçant au-devant d’un soleil aveuglant. Ils ne purent entendre que les terribles cris de guerre des attaquants. C’est ainsi que la Kahéna infligea une défaite cuisante à l'armée de Hassan sur les versants de l'Aurès. La victoire fut si complète que l’on crut que l’ennemi arabe était défait à jamais.

Dans un grand élan de générosité, la Kahéna libéra tous les prisonniers arabes et garda avec elle le jeune Khaled Ben Yazid. Il était beau et elle l'adopta. Djado se souvenait du jour où elle couvrit ses seins de farine d'orge pétrie avec de l'huile et demanda à ses fils d'en manger avec Khaled sur sa poitrine, l'allaitement venant consacrer leur nouvelle fraternité. Certains trouvaient à redire, mais n’osaient pas s’opposer à la reine. Elle avait un tempérament trempé dans l’acier, ce qui ne l’empêchait pas d’être impulsive et de prendre des initiatives sur lesquelles elle ne revenait jamais. Lorsqu’elle vivait ses moments de grande intensité, personne n’osait intervenir, que ce soit dans son entourage immédiat ou lointain.

On annonça que les Arabes revenaient avec une armée encore plus importante et que de grands renforts continuaient d’affluer et de renforcer leurs campements. Une prochaine bataille était donc inévitable. À la réunion des chefs de tribus, la Kahéna fit ce discours :

« Rappelez-vous, ô nobles troupes, que les premiers envahisseurs arabes d'Abdallah Ibn Saad s'étaient retirés en Égypte après qu'on leur eut remis une très grande quantité d'or.

Rappelez-vous, ô nobles guerriers, que l'armée arabe d'Okba avait pris possession des richesses du pays et d'un grand nombre de ses femmes.

Rappelez-vous ô fières gens de l’Aurès, que beaucoup des nôtres avaient été envoyés en Orient pour y devenir esclaves.

C’est ce qui adviendra des habitants de notre pays si nous laissons faire les Arabes.

Est-ce cela que vous désirez pour vos femmes, vos enfants et vous-mêmes ? »

Une immense clameur de désapprobation déchira le ciel alors que les sabres, les arcs et les lances étaient brandis vers le ciel. La Kahéna clama alors :

« Les étrangers ne désirent de notre pays que les villes,

L’or et l'argent qu'elles renferment,

Tandis qu'à nous, des pâturages, des champs à ensemencer suffisent.

Si nous détruisons ce qu'ils cherchent,

Ils ne viendront plus jusqu'à la fin des temps.

Brûlons tout devant eux

Afin qu'ils ne trouvent que ruine et désolation

Et qu'ils s'en retournent chez eux ! »

L'ordre de la Kahéna fut suivi avec beaucoup de zèle. La politique du tout pour le tout avait mis fin à tous les débats, toutes les considérations d'alliances et toutes les tergiversations. Les villes furent saccagées, les campagnes ravagées, les arbres coupés et les eaux détournées. La politique de la terre brûlée fit beaucoup de mécontents, notamment parmi les populations sédentaires. La Kahéna fut plus crainte que respectée. Déjà les chrétiens se ralliaient aux Arabes.

La veille du combat décisif, Djado vit la Kahéna affairée. Il se souvint des enseignements de leur rabbin : la divination est un crime ! Mais la tradition des Berbères était trop ancrée en eux pour y renoncer. La Kahéna fit amener un jeune coq noir. Des herbes aromatiques furent jetées sur des charbons ardents libérant des fumées bleuâtres. Trois musiciens jouèrent sur des tambourins une musique lancinante. Le coq fut coupé en deux au couteau. De la laine fut trempée dans son sang. Les pouces furent attachés avec cette laine et les mains furent placées dans un grand tambour. Puis la carcasse du coq fut jetée sur le brasier. La Kahéna dispersa quelques substances dans le feu et la flamme devient vert foncé. La tête au-dessus des flammes, les cheveux défaits, les yeux perçants, déterminée à parvenir à ses fins, elle semblait être en état de transe.

« Je mourrai demain. Ainsi est-il présagé. Demain nous perdrons la bataille.

Pas question de fuir. La fuite serait une honte pour mon peuple.

Celle qui a commandé aux Berbères, aux Arabes et aux Roumis

Doit savoir mourir en reine ! »

Elle demanda à Khaled et à ses deux fils de passer à l'autre camp. Elle dirigea la bataille, se jeta dans la mêlée, et mourut au combat. La trahison de Khaled, le fils adoptif de la Kahéna avant le début de la bataille avait joué un rôle décisif dans la défaite des Djeraoua. Profitant de ses prérogatives de fils adoptif de la reine, il s'était arrangé pour faire passer des messages dans des boules de pain qui renseignaient les Arabes sur tout ce qui se passait dans le camp des Djeraoua.

La tête de la Kahéna fut jetée dans le puits qui porte encore son nom.

Ce que la Kahéna n'avait pas su était que les Arabes sombraient dans le découragement. Ils pensaient que la Berbérie était imprenable et n'avaient qu'un souhait : plier bagage. Mais pas un seul général n’osa le faire de crainte d‘être humilié par une femme. N'eût été la trahison de Khaled qui leur avait indiqué le moment et le lieu précis où les troupes berbères seraient vulnérables, les Arabes auraient laissé jusqu'à leurs os sur les sables du désert.

Les Arabes retournèrent au combat en 705 en s'attaquant à Carthage par la mer. Les habitants de Carthage quittèrent la ville et la majorité de leurs Juifs se rendirent à Bari en Italie méridionale. Ils finirent par émigrer à Rome puis dans les pays du Nord.

 Ce dont Djado avait pris conscience – mais trop tard – c’est que les Byzantins de Carthage constituaient eux aussi un frein à l’expansion arabe. Il avait compris que la flotte armée par les Arabes pour prendre la ville de Carthage était celle des marins juifs de la Méditerranée orientale. Ceux-ci pensaient bien faire en permettant aux Arabes de porter un mauvais coup aux persécuteurs chrétiens de Byzance. Dans les faits, ces marins avaient contribué à faciliter la conquête de la Berbérie judaïsée, celle des séculaires Judéens d’origine, celle aussi des anciens puniques qui partagèrent leur destinée et celle des Berbères qui adoptèrent la foi juive.

C'est alors que Djado décida de quitter sa contrée d'origine. Car pour avoir la vie sauve, les Berbères se convertirent en masse par une seule profession de foi orale. Ils le firent après le massacre de près de 100 000 d’entre eux. Djado ne voulut pas être du nombre et tint à demeurer fidèle à sa foi judaïque. « Que seuls ceux qui veulent rester fidèles à la Loi de Moïse et qui n'ont pas peur des dures épreuves à venir se joignent à moi ! », proclama-t-il.

Djado parcourut l’Aurès pour inviter ceux qui voulaient se joindre à lui à émigrer dans les régions de l’Ouest. Il se fit un devoir de repasser dans la ville de Carthage, maintenant abandonnée, et dans l’île des descendants des anciens prêtres du Temple de Jérusalem. Il loua une embarcation et se rendit dans l’antique synagogue de l’île des prêtres. L’un d’eux le reconnut. En présence de leur doyen, Djado leur expliqua ses intentions. Pensif, le doyen des prêtres lui répliqua :

  • Nous te remercions de ta visite. Tu es mû par le sens du devoir, ce qui est admirable, en ces temps troubles. Nous sommes inquiets par l’imminence de l’invasion arabe. Nous vivons ici depuis des siècles et conservons avec nous les portes du Temple de Jérusalem. Envers et contre tout, nous demeurerons sur les lieux.

  • Je respecte donc votre décision.

  • Attends, dit le doyen.

Celui-ci descendit les marches d’une salle souterraine et obscure. Il en rapporta une feuille d’or et dit à Djado :

  • Je te confie un objet d’une valeur inestimable et qu’il importe de conserver de génération en génération. Il a toujours été accroché aux portes du Temple, depuis le temps du roi Salomon.

  • Que signifie l’inscription :

  •  

 

  • Hamakom, c’est-à-dire le lieu ou peut-être même l’Éternel.

Djado le remercia, se leva et demanda la bénédiction. Le vieillard apposa ses mains sur la tête de Djado et déclama :

« Que YHWH te bénisse et te protège

Que YHWH fasse rayonner sa face sur toi et qu’il t’accorde sa grâce

Que YHWH dirige son regard vers toi et t’accorde la paix »

******

 

Ainsi, Djado décida de se rendre dans le Sud marocain, accompagné des siens et de ceux qui voulaient rester fidèles à la foi juive. Car là-bas, disait-on, les Juifs vivent en paix. Il marcha longtemps avec les siens vers l'Atlantique puis longea la côte en direction du Sud. Son groupe de Juifs composé de nombreux Berbères et de Puniques judaïsés avança par étapes jusqu'à atteindre la région du Sous. Ils traversèrent les plateaux brunis au pied de l’Atlas majestueux avant de s’engager dans les plaines côtières où serpentent des rivières argentées. Ils arrivèrent dans une région de dunes dont les arêtes vives dévoilaient et cachaient tour à tour le spectacle saisissant de l’océan moire. Ils en oublièrent la douleur de leurs jambes qui s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans le sable profond. Quand finalement Djado aperçut la baie aux îles, il sut qu'il était arrivé à bon port. Il se mit en quête de ses coreligionnaires. On lui dit que bientôt ils viendraient en pèlerinage près du grand rocher sur la plage. Djado organisa son camp et attendit les siens.

Djado et les siens furent bien accueillis par les Juifs du Sous. Il tenta de les mettre en garde contre les dangers de l'islam.

  • Cette nouvelle religion professe la conversion. Il suffit de prononcer une formule pour devenir musulman. Cette religion sera d'un grand attrait pour les Berbères encore païens ou pour les adorateurs du ciel qui vénèrent Uranus.

  • Comment cette religion envisage-t-elle la cohabitation avec d'autres croyances, demanda un de ses interlocuteurs ?

  • Je ne puis y répondre sinon qu'il y a chez les envahisseurs une volonté de convertir tous les peuples à l'islam. L’expérience des Byzantins nous l’a enseigné, une religion dominante se montre toujours difficile envers les minorités.

  • Nous n'avons jamais voulu forcer personne à la conversion. Notre loi est bien trop rigoureuse pour demander aux masses de la suivre, dit un vieux rabbin. Ceux qui se joignent à nous doivent le faire en toute connaissance de cause. Nous nous devons d'être un peuple de prêtres à la morale particulièrement élevée. Sinon, nous ne serons plus que l'ombre de nous-mêmes !

  • Cela veut-il dire qu'il va falloir renforcer notre croyance et passer par de nouvelles épreuves ? 

  • C'est là notre condition même.

Djado remarqua que ses interlocuteurs avaient une grande vénération pour Boaz, leur leader. Il apprit que ce dernier était de la descendance du célèbre Boustenaï.

  • S’agit-il de Boustenaï de la maison de David, demanda Djado ?

  • Oui. Boustenaï avait épousé une princesse perse, ce qui avait suscité certains remous. Aussi son héritier avait-il décidé d’aller faire le tour des communautés de la diaspora avant de révéler son identité à son peuple. Le sort voulut qu’il s’installât dans cette région en attendant que la situation se stabilise.

  • Ainsi, la maison du roi David ne s’est pas éteinte ?

  • J’en suis l’héritier, affirma Boaz.

Un silence religieux suivit cette déclaration et Djado remercia la Providence de cette découverte qui ravivait l’espoir en des temps meilleurs.

C'est ainsi que Djado et les siens s'intégrèrent au noyau des Juifs du Sous. Ils apprirent par la suite qu'après avoir participé à l'invasion de l'Espagne - car ils préféraient collaborer avec les Arabes plutôt qu’avec les Wisigoths – les Juifs avaient subi maintes persécutions et s’étaient rebellés en 718. Mais leur révolte avait eu lieu trop tard pour réussir.

Cette période de l'histoire fut fort révélatrice pour Djado. Il en voulait aux écoles talmudistes d'être trop élitistes, voire même condescendantes envers les Juifs qui pratiquaient un judaïsme simple, celui-là même qui existait avant la mise par écrit du Talmud. C'était le judaïsme des Juifs de Libye et celui de nombreuses communautés d'artisans et d'agriculteurs. Plus encore, il leur reprochait d'avoir laissé la majorité des Berbères prosélytes à leur sort. Ces Judéo-berbères avaient des coutumes différentes, certes. Les rabbins de Carthage s’en distançaient tant ils étaient tant obsédés par la crainte qu'ils avaient d'avoir à diluer le judaïsme… Si seulement les talmudistes des villes étaient descendus de leur piédestal intellectuel, peut-être les choses se seraient-elles passées autrement. Peut-être la Dahya ne se serait-elle pas fiée à la divination. Peut-être les Berbères ne se seraient pas convertis si facilement à l'islam…

Si les Berbères avaient été unis, si les Judéens avaient pratiqué un peu plus le prosélytisme, peut-être même que le Maghreb serait devenu juif… Le nom même de la tribu des Djeraoua ne dérive-t-il pas du terme hébreu gér qui signifie converti ?

Les années passèrent. Esther, la fille de Djado, épousa Yinone, le fils de Hagit et de Boaz. Ils donnèrent naissance à Dahia, la mère de Idir, père de Dodo, père de Waïsh, père de Znino, père de Seido, père de Shemtov, père de Simha, mère de Heftsibah, mère d’Aliza, mère de Myriam, tous issus de la descendance des enfants aînés de Yarel de la tribu de Zabulon.

Sur les rives de Mogador, les descendants de Yarel, de Dotane et de Djado détenaient trois des pétales de la rosace de Salomon.

 

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