Analyse – Islam et judaïsme au Maroc, une histoire de communion spirituelle et culturelle de nature sempiternelle et de portée exemplaire
Par Dr Mohamed Chtatou
Le Maroc est l’un des pays les plus riches du monde sur le plan culturel en raison de sa civilisation plurielle et sa longue histoire. La richesse de son patrimoine culturel s’explique notamment par le fait que de nombreux empires ont contrôlé le pays au cours des siècles et que chaque souverain a établi des politiques de nature affable et conviviale à l’égard des ethnies et des religions différentes et des communautés étrangères qui résidaient sur son territoire. En raison de cette histoire, le Maroc est aujourd’hui une infusion de nombreux peuples, religions, cultures et traditions du monde entier, et ces diverses cultures sont encore évidentes dans la culture actuelle du pays. Ces cultures comprennent celle du peuple amazigh autochtone d’Afrique du Nord, le peuple gnawi venu d’Afrique subsaharienne, les Arabes venus du Proche Orient, les Européens et, jusqu’à récemment, une importante population juive venue de Palestine au début de l’ère chrétienne.
Le Maroc pluriel
Cette infusion culturelle inhabituelle qui est à l’origine du sens proverbial marocain de la tolérance, de la communion et de l’unité se reflète dans le concept de l’hospitalité marocaine d’aujourd’hui : la notion de mrahba et l’acceptation de l’autre dans son altérité. Au cours des 5 000 ans de son histoire connue, le pays a toujours été le carrefour de nombreuses cultures et religions qu’il a adaptées dans sa civilisation millénaire avec un grand sentiment de fierté et de partage.
Pour Hassan II, le Maroc est un arbre séculier dont les racines profondes sont en Afrique d’où les différentes couleurs de peau de ses habitants et sa culture édulcorée, son tronc massif se situe dans l’aire amazigho-arabe et le feuillage, un lieu de brassage, et le feuillage en Europe chrétienne. Donc le Maroc a toujours été un lieu de rencontre, de dialogue, d’échange et de vivre-ensemble.
Dans le nord-est du Maroc, dans le village de Tatoft, vit un groupe de musique « rock » : Les Maîtres Musiciens de Jajouka, considérés comme vieux de 4 000 ans et qui sont indéniablement le résultat de l’infusion de divinités grecques et romaines, de nature païenne, des mélodies d’église chrétiennes, de la musique de transe mystique judéo-amazighe et de l’influence soufie islamique. Aujourd’hui, les Jajoukas, icône des musiques du monde (World Music), reflètent fidèlement l’aspect pluriel de la culture marocaine et leurs rythmes sont une ode universelle pour la paix et la tolérance.
Mais ce n’est pas tout, ce multiculturalisme a été inscrit en or dans le préambule de la constitution marocaine post-printemps arabe de 2011 par l’intégration des différents confluents de la culture marocaine pérenne :
“ Etat musulman souverain, attaché a son unité nationale et a son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec 1’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde. “
Le pluralisme culturel marocain se reflète aussi plus fidèlement dans les attributs religieux du monarque. Il est et a toujours été, depuis la dynastie Idrisside du IXe siècle, amîr al-mou’minîn « Commandeur des Croyants » et non pas le « Commandeur des Musulmans » exclusivement, comme on pourrait s’y attendre :
Article 41 :
» Le Roi, Amir Al Mouminine, veille au respect de l’Islam. Il est le Garant du libre exercice des cultes.
Il préside le Conseil supérieur des Ouléma, chargé de l’étude des questions qu’il lui soumet.
Le Conseil est la seule instance habilitée à prononcer les consultations religieuses (Fatwas) devant être officiellement agréées, sur les questions dont il est saisi et ce, sur la base des principes, préceptes et desseins tolérants de l’Islam.
Les attributions, la composition et les modalités de fonctionnement du Conseil sont fixées par dahir.
Le Roi exerce par dahirs les prérogatives religieuses inhérentes à l’institution d’Imarat Al Mouminine qui Lui sont conférées de manière exclusive par le présent article. “
Cette population diversifiée était encadrée spirituellement par les religions de l’islam, du judaïsme et, dans une certaine mesure, par le christianisme sans oublier pour autant les influences déterminantes du soufisme, maraboutisme et de la Cabale juive (kabbalah). Ces cultures et ces religions ayant coexisté en étroite proximité pendant une si longue période, elles en sont venues à partager des pratiques mutuelles que toutes les sectes prétendaient posséder ; les pratiques de croyance en le pouvoir magique des saints et des esprits au Maroc constituent un domaine majeur qui présente des dénominateurs communs entre les différentes religions et les différents peuples de cette contrée unique en son genre.
Lorsque les juifs Mégorashim ont été chassés d’Espagne après la Reconquista en 1492, ils ont été reçus à bras ouverts par la dynastie amazighe des Wattasides, sachant que le Maroc était déjà la patrie des juifs Tovashim venus de l’Orient en l’an 70 après J.-C., après la destruction de leur Second Temple par les Romains. Ces premiers juifs migrants ont été bien accueilli par les habitants natifs amazighs avec lesquels ils partageaient des traits sociaux tels que le tribalisme ambiant et solidaire et le matriarcat protecteur. Les juifs se sont rapidement « fondus » dans la culture marocaine et, grâce à leur tolérance, leur ouverture et à leur solidarité. Ainsi, ils sont à l’origine, avec le peuple amazigh, des valeurs de tolérance, encore fortes aujourd’hui, grâce au substrat culturel judéo-amazigh, un concept culturel unique au Maroc et ailleurs.
Au sujet de la tolérance religieuse marocaine et les efforts du pays pour réhabiliter son héritage juif, The Economist écrit :
“Lorsque les Juifs ont été expulsés d’Espagne et du Portugal au XVe siècle, beaucoup ont fui vers le Maroc. La population juive du royaume a atteint plus de 250 000 personnes en 1948, date de la naissance de l’État d’Israël. Dans les décennies suivantes, alors que les tensions entre Juifs et Arabes s’accentuaient, beaucoup sont partis. Il en reste moins de 2 500, soit plus que partout ailleurs dans le monde arabe.
Aucun pays arabe ne s’est donné autant de mal que le Maroc pour faire revivre son héritage juif. Le royaume a restauré 110 synagogues, comme celle de Slat Lkahal, ouverte à Essaouira pendant le festival. Un centre d’études judéo-islamiques devrait ouvrir dans l’ancienne kasbah dans le courant de l’année. Le royaume s’enorgueillit également du seul musée juif du monde arabe. « Nous avions l’habitude d’avoir une étoile à six branches sur notre drapeau et nos pièces de monnaie, comme Israël », explique Zhor Rehihil, la conservatrice (qui est musulmane). « Sous la domination française, elle est passée à cinq. » “
Mysticisme partagé
L’islam et le judaïsme sont deux religions du Maroc qui partageaient des pratiques spirituelles et culturelles diverses et qui continuent de le faire aujourd’hui avec brio dans un monde déstabilisé par les intégrismes religieux et les inégalités sociales. Bien qu’au XXe siècle, de nombreux juifs marocains aient quitté le pays soit pour l’Europe, ou pour Israël, ils conservent toujours des riches traditions culturelles qui remontent aux temps anciens du Maroc. Selon la mémoire collective des musulmans marocains, les Juifs marocains sont originaires du pays, leur existence est antérieure à l’arrivée de l’Islam et remonte essentiellement au début de l’histoire écrite du pays, un statut dont les juifs bénéficient rarement ailleurs. L’histoire ancienne des juifs d’Afrique du Nord, en général, et du Maroc, en particulier, est étayée par un corpus de connaissances, de faits et de pratiques relayées par des traditions orales très anciennes et très riches.
Un domaine majeur dans lequel le judaïsme et l’islam ont des points communs dans le contexte de la spiritualité et de la sainteté. Ces attributs communs sont visibles de nombreuses façons, y compris dans le contexte des pratiques mystiques, le culte des saints, ainsi que le folklore marocain ; ils sont tous évidents chez les populations arabes, amazighes, gnaouis et juives. Les structures mentales analogues des populations juives et musulmanes (arabes et amazighes) ont donné naissance, au Maghreb, à une littérature et à un folklore dans lesquels le substrat culturel juif et l’héritage arabo-amazighe se combinent en une création originale.
Aujourd’hui, les saints sont toujours un élément populaire de la culture marocaine, et de nombreux saints sont partagés dans les traditions islamique et juive ; actuellement, les Marocains vénèrent plus de 100 saints considérés comme saints authentiques dans l’islam et le judaïsme et dont les origines peuvent être retracées à partir de la tradition commune judéo-islamique. Un grand exemple de ce phénomène qui existe encore aujourd’hui est celui d’un rabbin d’origine marocaine à qui l’on attribue la fondation de la communauté Chavrei Babakuk, qui s’est transformée en une secte religieuse juive appelée Hassidisme marocain ; ce groupe est toujours présent en Israël aujourd’hui. Ce rabbin est considéré comme un saint dans la tradition hassidique marocaine, et les juifs ainsi que de nombreux musulmans le considèrent comme grand waliyou Allah (saint divin), car il « incarne à la fois des images de saints marocains et de rabbins hassidiques ashkénazes ». Selon le chercheur Gil Daryn.
Un aspect intéressant de ce saint, en particulier, est la culture du pèlerinage qui anime ses disciples tant au Maroc qu’en Israël. Selon Gil Daryn dans son livre intitulé « The Chavrei Habkuk Community and Its Veneration of Saints » et publié en 1998 :
« Les juifs marocains et d’autres pays d’Afrique du Nord ont développé une tradition particulière de pèlerinage et de hilluloth [fêtes commémoratives] sur les tombes des saints. En Israël, les immigrants marocains ont préservé et fait revivre cette tradition ».
Bien qu’il ne soit pas explicitement indiqué que ce rabbin est un saint déclaré dans la tradition islamique, de nombreux aspects du culte qui l’entourent dans la communauté musulmane sont communs au culte d’autres saints marocains musulmans. En outre, le concept de vénération des saints est commun aux juifs et aux musulmans du Maroc, et la manière dont cette pratique est menée est explicite et unique en Afrique du Nord. Afin de comprendre pleinement ce concept de saints et de vénération, il est important de définir ce qu’est un saint dans la culture marocaine, afin de ne pas confondre cette conception avec d’autres interprétations de la sainteté dans différentes traditions religieuses. Selon Gil Daryn, dont l’ouvrage est mentionné ci-dessus :
« La vénération des saints joue un rôle central dans la vie juive marocaine et est une composante importante de leur identité ethnique… [un] saint possède des pouvoirs surnaturels qui lui permettent d’influencer les événements et les personnes et d’intercéder auprès de Dieu en leur faveur. Ces pouvoirs ne s’effacent pas à la mort du saint et peuvent continuer à bénéficier à ses adhérents. Chez les Juifs marocains, la foi dans les saints est fortement liée à la tradition mystique juive et à l’élément du maraboutisme qui caractérise l’Islam nord-africain. Ce qui les différenciait… des mortels ordinaires était leur capacité à accomplir des miracles ; à guérir les malades, à éliminer le danger, à protéger et à sauver. Une personne qui avait reçu un miracle devenait souvent « l’esclave » du saint : c’est-à-dire qu’une relation spéciale se développait entre le saint et « l’esclave » qui se soumettait complètement au saint et acceptait chacune de ses déclarations ».
La ville de Sefrou, située à trente kilomètres au sud de Fès, est un exemple du bon dialogue et de la compréhension interconfessionnelle au Maroc. À Sefrou, les musulmans et les juifs ont vécu côte à côte en harmonie pendant des siècles et ont souvent pratiqué leurs rituels religieux dans une telle harmonie qu’il était difficile de dire ce qui était islamique et ce qui était juif. Sefrou, que les anthropologues des temps modernes tels Clifford Geertz, Hildred Geertz, et Lawrence Rosen ont étudiée, la ville est un haut-lieu de communion spirituelle et une capitale de tolérance au Maroc. En effet, dans leur ouvrage mythique intitulé : “Meaning and Order in Moroccan Society : Three Essays in Cultural Analysis“ le souk (bazaar) est une aire d’échange commerciale, de communion spirituelle et de tolérance culturelle entre différentes religions, ethnies et cultures.
Dans la ville de Sefrou, musulmans et juifs vénéraient le même homme, que beaucoup considéraient comme un saint des anciens temps, chef de la file des religieux de la grotte (ahl al-kahf), enterré dans une grotte d’une montagne voisine. Le site a été appelé avec tact Kâf al-moumen (la grotte du croyant) parce que c’était un sanctuaire religieux à la fois pour les musulmans et les juifs, et les temps de culte dans cet endroit sacré étaient répartis de manière égale, tout au long de l’année. Cependant, de nombreux habitants de la région croient qu’il s’agit en réalité du même saint et non de deux saints différents, ce qui illustre parfaitement le sentiment d’unité et de communion entre les deux communautés religieuses. Ainsi, les Amazigh, les Arabes et les Juifs de cette ville mythique et capitale de la coexistence religieuse sont les ancêtres du substrat culturel judéo-amazigh, qui est à l’origine de la tolérance marocaine.
L’exemple de Sefrou n’est pas unique ; on le retrouve dans d’autres endroits comme Debdou, Azrou, Fès, Rabat, Meknès et Marrakech, entre autres. Des communautés de juifs ont vécu et pratiqué leur foi dans tous ces lieux en toute paix et harmonie. Ils étaient, en principe, des Marocains à part entière et, à ce titre, jouissaient des mêmes droits et obligations que leurs concitoyens musulmans.
En ce qui concerne ces aspects de la tolérance et de la coexistence, Hind Al-Subai Al-Idrisi a écrit dans Qantara :
“Le Maroc est considéré comme l’un des pays les plus stables de la région, avec une coexistence plus ou moins pacifique entre les différentes religions et cultures qui composent le tissu social marocain. En témoignage de cela, la ville de Fès, classée par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité, a organisé un événement important le 13 février 2013 : l’inauguration de la synagogue de prière de Fès, récemment rénovée.
La célébration a été présidée par le Premier ministre marocain et chef du Parti de la justice et du développement, Abdelilah Benkirane. Il a souligné que : « Cet événement souligne l’identité du Maroc en tant que terre de paix, de tolérance et de coexistence pacifique entre les adeptes de toutes les religions divines et constitue une leçon pour le 21ème siècle, que le Maroc envoie au monde entier ». “
Pertinence de la vénération des saints : le maraboutisme
Dans son article sur les sanctuaires de saints au Maroc, Paul Freeman de l’Université de Californie nomme cette culture de la sainteté « The Marabout Cult in Morocco ». Il explique en outre dans son essai que les sanctuaires marabouts sont des lieux communs, et sont situés dans les villes, les montagnes, les villages, et le long des rivières qui descendent vers le Sahara. Ces sanctuaires sont identifiables grâce à leur apparence uniforme, qui est celle d’un petit dôme blanc sans fenêtre et souvent entouré d’un mur.
« Ce sont des lieux sacrés, où un saint homme a passé du temps et où il est enterré… [les gens] s’y rendent pour prier et faire des offrandes dans l’espoir de recevoir la baraka, la puissance de la grâce de Dieu“.
Les gens se rendent dans ces lieux pour y passer des jours ou des semaines, et souvent beaucoup de ces visiteurs souffrent de maladies physiques ou mentales ; on pense que ces calamités sont causées par des forces maléfiques, alors les affligés visitent ces sanctuaires dans l’espoir d’obtenir la grâce nécessaire pour éloigner les mauvais esprits et donc devenir en bonne santé. Aujourd’hui, beaucoup de saints qui sont vénérés à la fois par les juifs et les musulmans se trouvent dans des villes qui, historiquement, ont eu une importante population juive, comme Sefrou, Fès, Marrakech, etc. Cependant, les tombes de nombreux saints décédés peuvent être vues dans de nombreuses villes du Maroc, y compris Rabat.
Outre le fait que le pèlerinage est un aspect unique de la spiritualité au Maroc, la vénération des saints joue également un rôle important dans la sainteté marocaine. Dans son article sur la vénération des saints parmi les juifs du Maroc, Issachar Ben-Ami déclare avoir trouvé 25 saintes femmes dans tout le pays, qui sont mutuellement célébrées par les musulmans et les juifs, la plus connue d’entre elles est Lalla Mimouna, qui se trouve dans plusieurs régions à la fois.
Une chose que le judaïsme et l’islam ont en commun en ce qui concerne les saints marocains est la catégorisation desdits saints en trois groupes :
Outre cette catégorisation, il existe également une hiérarchie des saints en fonction de leur localisation dans le pays :
En raison de cette hiérarchie partagée et des types de saints, le concept de sainteté a été crucial pour les musulmans et les juifs vivant dans le pays ; de ce fait, les deux religions ont tendance à revendiquer la propriété des saints dans leurs traditions religieuses respectives.
Importance de la culture gnawi et de la musique de transe
Une autre ethnie qui joue un rôle important dans la croyance des esprits et qui a donc influencé la culture juive et musulmane au Maroc est celle des Gnawas. Bien qu’ils n’aient pas beaucoup d’influence en ce qui concerne la sainteté au Maroc, ils ont fortement influencé la culture spirituelle qui existe parmi les différentes religions et cultures de la région. Ces peuples sont originaires d’Afrique et ont été amenés de force en Afrique du Nord depuis Tombouctou au XVIe siècle en tant qu’esclaves et soldats ; c’est pourquoi beaucoup d’entre eux se sont installés au Maroc. Ce groupe ethnique n’a pas adhéré à l’Islam du coup, bien qu’une fois qu’il y a vécu et s’est assimilé au Maroc beaucoup d’entre eux se sont convertis. Malgré cela, les Gnawas n’ont pas abandonné nombre de pratiques culturelles et de croyances qu’ils avaient entretenues pendant des siècles, y compris celle des esprits. A ce sujet Chouki El Hamel a écrit dans un article intitulé : “Constructing a Diasporic Identity: Tracing the Origins of the Gnawa Spiritual Group in Morocco”:
« Ils ont combiné la croyance islamique avec les traditions africaines préislamiques, qu’elles soient locales ou subsahariennes d’Afrique de l’Ouest. Les pratiques de « possession d’esprit » des Gnawas n’étaient pas fondamentalement en dehors des pratiques soufies marocaines standards, parce que, premièrement, la notion de « monde des esprits » est acceptée dans l’Islam – à savoir les anges et les djinns… et deuxièmement, la plupart des ordres soufis recherchaient une forme de possession d’esprit par l’étude et la méditation ».
Les Gnawas ont souvent exprimé leur croyance dans les esprits à travers leur genre musical profane, la « musique gnawi ». Cette musique se caractérise par son rythme et sa répétition et est souvent appelée musique de transe car les auditeurs sont connus pour entrer dans un état transitoire en l’écoutant. La transe commence comme une sorte d’invasion, comme un visiteur indésirable qui viole l’intimité et prend possession du corps de la personne.
Dans son article de 2014 sur la musique de transe gnawi intitulé : “Traveling Spirit Masters : Moroccan Gnawa Trance and Music in the Global Marketplace”, Margaret A. Mills explique que cette possession spirituelle « invoque l’affliction historique de l’esclavage », cette affliction étant la servitude et l’émasculation des Gnawas. Cependant, après cette affliction initiale, la personne commence à comprendre comment maîtriser l’esprit avec succès afin d’entrer dans une joie passagère au lieu d’un tourment spirituel.
La musique et les traditions spirituelles des Gnawas n’ont pas seulement eu une influence sur les pratiques mystiques juives, mais elles ont également eu un impact profond sur les pratiques soufies dans la région ; en fait, beaucoup de personnes qui adhèrent au soufisme écoutent la musique des Gnawas pour ses effets de transe. Considéré comme le côté mystique de l’Islam, le soufisme est connu pour ses nombreuses pratiques rituelles qui ont marqué le paysage spirituel du Maroc pendant des siècles. Jamal J. Elias, écrit dans un article de 1998, intitulé “Sufism” :
« Le soufisme est l’une des dimensions les plus dynamiques et intéressantes de l’expression religieuse et culturelle islamique… [il] fait référence à un certain nombre d’écoles de philosophie et de théologie mystique islamique… elles ont exercé une influence considérable sur les diverses expressions de la piété populaire et de la dévotion aux sanctuaires que l’on trouve dans tout le monde islamique ».
Infusion de mysticisme
La ville historique de Fès est un parfait exemple de l’intégration des pratiques mystiques soufies, de la musique gnawi, de la tradition juive et des pratiques islamiques en une seule entité. Chaque année, Fès organise un festival de musique soufie appelé « Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde » dans lequel de nombreux talents musicaux du monde entier se produisent. Le festival est en l’honneur de Moulay Idriss, qui a fondé Fès en 809 ou existe une tombe traditionnelle marocaine et un mausolée pour commémorer sa sainteté. Parmi les groupes qui se produisent à ce festival, on trouve des spécialistes de la musique gnawi, la musique soufie, la musique religieuse du monde, etc. et, en outre, des récitations soufies du Coran appelées « dhikr » font partie de la sélection musicale. Ce processus de récitation est étonnamment similaire à la musique de transe gnawi, car les participants sont connus pour entrer dans un état d’extase lorsque la musique et le chant augmentent en temps, en rythme et en cadence.
En plus de Fès, un festival de musique similaire se tient chaque année à Essaouira, mais la principale attraction de l’événement est la musique gnawi. De nombreux soufis y assistent également et le festival est largement connu pour sa célèbre musique de transe dans laquelle le public entre progressivement en transe au fil du rythme de la musique. Beaucoup de gens sont incapables d’expliquer comment cela se produit et attribuent cet état d’esprit à un phénomène inexplicable, comme l’a déjà dit, ci-dessus, Margaret A. Mills dans son article sur la musique gnawi.
L’immense histoire culturelle du Maroc est évidente dans la population amazighe, juive, gnawi et arabe. Malgré la diversité de la géographie humaine du pays, ces quatre groupes partagent toutefois des pratiques similaires en matière de spiritualité, qu’ils ont développées au fil des siècles grâce à leur coexistence exemplaire et leur tolérance sempiternelle. Le judaïsme et l’islam partagent la même conception de la sainteté, et partagent même de nombreux saints dont les tombes sont visibles dans tout le pays. Les deux religions partagent également le concept de vénération et de pèlerinage vers ces lieux saints, ainsi qu’une croyance en la baraka (grâce divine) des saints.
La meilleure infusion des différentes cultures et religions est évidente dans le festival de musique sacrée de Fès, cette ville sainte et capitale spirituelle du royaume du Maroc, dont la musique soufie est l’une des principales attractions. L’histoire ne saura peut-être jamais d’où viennent beaucoup de saints et de croyances spirituelles, mais ils sont pleinement conscients qu’ils ont eu un impact égal sur toutes les cultures et religions du Maroc, un pays pluriel par excellence à travers l’histoire.
Pour conclure
Le Maroc, qui a une longue histoire de diversité religieuse et de tolérance, est connu et reconnu pour la coexistence harmonieuse des musulmans, des juifs et des chrétiens. La liberté de religion est garantie par la Constitution et la religion englobe tous les cultes et toutes les races dans un cadre de fraternité, d’amour, de respect, de tolérance, de pardon, de droits de l’homme et de liberté ; valeurs que le Royaume s’est approprié depuis des lustres et continue de promouvoir aujourd’hui.
Tout comme l’islam, le judaïsme a laissé une empreinte indéniable et indélébile sur les cultures et le mode de vie subconscient et conscient de tous les Marocains. Les Juifs ont quitté le Maroc au XXe siècle mais leur cuisine, leur musique, leurs broderies, leurs fêtes, leurs croyances, leurs monuments font partie de l’esprit marocain de convivialité et partage connu sous le nom de tamaghrabit, pour la vie. Les Juifs se sont déplacés physiquement vers d’autres terres mais leur présence spirituelle reste très forte au Maroc pour l’éternité et c’est le meilleur exemple d’infusion religieuse et de coexistence tant souhaitée aujourd’hui.
Vous pouvez suivre le professeur Mohamed Chtatou sur Twitter : @Ayurinu
Bibliographie :
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Article19.ma
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