Ce que nous devons à Albert Memmi
Par Alain Policar, chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof)
L'écrivain français originaire de Tunisie est décédé le 22 mai et laisse derrière lui une œuvre immense et méconnue.
Tribune. Albert Memmi vient de nous quitter dans sa 100e année. Son œuvre, considérable, est insuffisamment connue. Il était né à Tunis le 15 décembre 1920 d’une famille juive arabophone (son père, Fraj, était bourrelier ; sa mère, Maïra Serfati, analphabète, femme au foyer). Formé d’abord à l’école rabbinique puis à l’école de l’Alliance israélite universelle, il poursuivra, grâce à une bourse d’études, sa scolarité au lycée Carnot de Tunis, puis à l’université d’Alger, où il entreprendra des études de philosophie qu’il poursuivra à la Sorbonne.
Définitivement installé en France en 1956, après l’indépendance de la Tunisie, sa carrière universitaire se déroulera à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), à l’Ecole des hautes études commerciales (HEC) puis, à partir de 1970, à Nanterre. Son premier livre, la Statue de sel (1953, Gallimard, préfacé par Albert Camus), manifeste l’intérêt qu’il ne cessera de manifester, dans ses œuvres de fiction comme dans ses essais sociologiques, aux rapports de domination : «A l’image de la ville, le lycée [Carnot] était d’une diversité dépaysante. J’eus des camarades français, tunisiens, italiens, russes, maltais, et juifs aussi, mais d’un milieu si différent du mien qu’ils m’étaient des étrangers.» Le roman, qui dévoile l’existence de Juifs dont la langue maternelle est l’arabe, sera suivi du magnifique Agar (1956), partiellement autobiographique (car le couple qu’il forma avec Germaine, son épouse depuis 1949, durera soixante ans, contrairement à celui du héros du livre), dans lequel il met en scène ce qui deviendra le thème d’une vie : la dépendance et la domination.
Sa définition du racisme, proposée dans la Nef en 1964 et reprise dans l’Encyclopædia Universalis, fait encore référence : «Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression» (1). Elle constitue une remarquable synthèse des éléments constitutifs de l’attitude raciste : l’insistance sur des différences, que celles-ci soient réelles ou imaginaires, leur valorisation au profit du raciste, leur absolutisation par la généralisation et leur caractère définitif et, enfin, leur utilisation contre autrui en vue d’en tirer profit. En d’autres termes, l’attitude raciste catégorise, hiérarchise et discrimine. En outre, comme il le notera en 1973, la conscience collective se revivifiant dans le mécanisme d’exclusion, il existe une complémentarité entre le rejet de l’autre et le renforcement de l’appartenance au groupe.
A cette précision définitionnelle, Memmi ajoute une grande lucidité. En effet, contrairement à la vulgate dominante, il ne limite pas le champ des différences valorisées au registre biologique mais, au contraire, met l’accent sur leur caractère polymorphe : «En fait, l’accusation raciste […] tantôt part de la biologie, tantôt de la culture, pour généraliser ensuite à l’ensemble de la personnalité, de la vie et du groupe de l’accusé. Quelquefois, le trait biologique est hésitant ou même absent. En somme, nous nous trouvons devant un mécanisme infiniment plus varié, plus complexe, et malheureusement plus courant que peut le laisser croire le terme strict de racisme» (2). Il faudrait, ajoutait-il, songer à le remplacer par un autre mot, ou une locution, qui exprimerait à la fois la variété et la parenté des démarches racistes : l’«hétérophobie». Dès lors, si nous sommes tous exposés à l’hétérophobie, en tant que donnée spontanée inscrite dans notre condition, le racisme, lui, est un phénomène social qui se singularise en empruntant aux traditions culturelles de chacun. Il est donc une illustration particulière d’un mécanisme plus vaste.
La question de la lutte contre le racisme est très présente chez Memmi. Dans la mesure où les manifestations du racisme sont singulières, même si les mécanismes sont communs, chaque catégorie racisée devra «organiser spécifiquement la défense de son existence», ce qui signifie que la lutte politique doit se fonder sur une analyse particulière à chaque contexte : «A qui l’argumentation raciste profite-t-elle ? Quel privilège ou quelle agression prépare-t-elle ou couvre-t-elle ?» (3). La solidarité générale n’exclut nullement l’action ponctuelle, «faute de quoi, on continuera à se limiter à l’indignation peu coûteuse, mais parfaitement inefficace, de l’antiracisme sentimental». On ne peut combattre efficacement le mal qu’en le décrivant correctement.
Si Memmi a bien perçu la multiplicité des modes de racisation (selon le vocabulaire de Colette Guillaumin dans l’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Mouton, 1972), il n’a pas analysé, comme le fera Pierre-André Taguieff en 1988 (la Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte), la spécificité du tournant différentialiste et culturel du racisme, autrement dit ses formes hétérophiles. En outre, sa définition accorde sans doute un trop grand poids aux intérêts sociopolitiques objectifs, en laissant entendre que l’éventuelle disparition du racisme puisse se confondre avec celle des privilèges ou de la situation d’oppression. Il existe pourtant des manifestations du racisme qui ne peuvent trouver place dans ce cadre.
Il n’en reste pas moins que le modèle de Memmi reste parfaitement adapté pour saisir les ressorts du racisme colonial. Ses Portrait du colonisateur et Portrait du colonisé (1957, préfacé par Jean-Paul Sartre, et publiés en pleine guerre d’Algérie) ont clairement montré que le racisme est le meilleur moyen de justifier la situation coloniale aux yeux du colonialiste, défini comme «le colonisateur qui s’accepte comme tel». En effet, il permet d’expliquer les différences et les inégalités entre colonisateurs et colonisés par une supériorité de nature des premiers sur les seconds. Le racisme est utilement analysé comme un produit de la situation coloniale et non comme le résultat d’une sorte de trait congénital des colonisateurs.
On se gardera d’oublier les apports de Memmi dans la description de la condition juive diasporique. Juif laïc, sa préoccupation a été de concilier singularité collective et fidélité aux valeurs de la laïcité républicaine. L’un de ses grands mérites est ainsi d’avoir substitué une démarche sociologique fondée sur l’observation du réel à une rationalisation exigée par la division supposée de l’humanité en groupes d’appartenance religieux. Ce faisant, il autorisait à penser la persistance des Juifs dans l’affirmation de leur spécificité dans des termes échappant à la théorie marxiste.
Les mécanismes d’oppression ne pouvant, en toutes circonstances, être analysés selon le schéma réducteur de la lutte des classes, il convenait de porter attention à la diversité des situations concrètes. Dès le début des années 60, il s’était penché sur les modalités d’appartenance des Juifs de France à leur «communauté» et constaté leur extrême diversité. Il avait alors proposé une distinction sémantique fort précieuse pour en rendre compte : la notion de «judéité», autrement dit la manière d’être Juif, s’émancipe de celle de judaïsme, introduisant ainsi à une intelligence nouvelle des modes d’affirmation identitaire dans une société moderne. Plus fondamentalement, se trouve posée la difficile question du statut de la différence collective au sein de l’espace républicain. Portrait d’un Juif (1962) et la Libération du Juif (1966) constituent des tentatives remarquables de réponse qui ont orienté la réflexion de toute une génération.
(1) «Essai de définition», la Nef, septembre-décembre 1964, no 19-20, p. 41.
(2) Ibid., p. 42.
(3) Le racisme, Gallimard, 1982, p. 171.
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