Cette semaine, le sort d’Israël comme Etat démocratique sera tranché, par David Grossman
Depuis quelques mois dans le pays, se déroule un processus «indescriptible» et donc «effrayant» selon l’écrivain israélien.
par David Grossman
Nous avons vécu de nombreux moments exaltants pendant ces jours et ces nuits de la marche vers Jérusalem. L’un d’eux s’est produit samedi matin de la semaine dernière, alors qu’un flot humain gigantesque, agitant des milliers de drapeaux bleu et blanc, dévalait lentement du sommet de la montagne dans les environs de Shoresh, et rejoignait ceux qui l’attendaient sur le pont de Hémed. Les deux camps se sont fondus l’un dans l’autre, des bouteilles d’eau furent échangées des uns aux autres, de même que des tranches de pastèque, des esquimaux et des grains de raisin. Il régnait là de la générosité et l’impression profonde de bonne volonté et de coopération. Il y avait là une compréhension rare que chacun de nous était «fait» des nombreux individus présents là, qui poursuivaient leur chemin dans la montée de Castel, sous une température de 37°C, dans une sorte d’élévation spirituelle, tout simplement.
Le peuple juif a connu bien des scissions et des déchirements. Sadducéens contre pharisiens, hassidim et mitnagdim (piétistes et leurs opposants orthodoxes)… Mais ce qui est arrivé ici au cours des derniers mois ne relève pas de cette continuité. Se produit ici un processus indescriptible. Et c’est pourquoi il est si effrayant. Il est possible que l’avenir révèle qu’il s’agit du début d’un processus qui sapera, et peut-être dénouera, les nœuds pétrifiés et dangereux de la société mais, entre-temps, il fait affleurer au grand jour de l’existence israélienne ses mensonges et ses secrets, les offenses historiques, de plus en plus refoulées, son manque de compassion, les forfaits mutuels commis, devenus d’insupportables dissonances, le sentiment de répulsion mutuelle.
Ce qui se déroule en ce moment nous révèle aussi quels mécanismes sophistiqués de duperie de soi, d’illusion, de bourrage de crâne nous avons actionnés, pendant soixante-quinze ans, afin d’éviter que tout cela ne nous éclate au visage. La façon dont nous avons appris à les dissimuler, surtout à nous-mêmes, les blanchir, les dompter, les domestiquer, et nous-mêmes en même temps. Comme il semble creux aujourd’hui le mantra «unité», dont nous avons été gavés pendant des décennies. Comme il semble mensonger le mot «cohésion», alors qu’un camp annihile presque la détresse et les frayeurs de l’autre camp, ses aspirations et ses valeurs. Pour l’heure, nous nous tenons, sans aucune défense, face à ces dissonances et ces mensonges, qui viennent de faire irruption dans notre réalité vulnérable. Pour l’heure, le sol se dérobe sous nos pas. Pour l’heure, une crainte énorme nous encercle.
Un exemple : jamais jusqu’à ce jour, nous n’avions formulé pour nous-mêmes avec une telle lucidité que, pour assurer notre existence ici – existence qui, malgré tous ses vices, demeure merveilleuse, désirée, unique –, nous devons rendre grâce à quelques centaines de pilotes d’avion [les réservistes sont un des piliers de la contestation. Mercredi, une centaine d’entre eux ont déclaré que si la loi passe, ils ne se présenteront pas à leur service volontaire, ndlr], guère plus. Cet aperçu est effrayant. Ce fait de la réalité simple et concrète est effrayant.
Et au lieu de se pencher uniquement sur la question légitime de la fin du volontariat des pilotes, il vaut mieux, un instant, tourner notre regard ailleurs : là où nous nous avouons que notre puissance militaire – et donc, notre existence – dépend dans une large mesure de ces centaines d’individus, et c’est la raison pour laquelle nous devons nous efforcer de parvenir à des accords de paix avec nos voisins-nos ennemis. Afin de ne pas nous exposer à une nouvelle guerre de plus. Désormais, on a la preuve que ce que nombre d’entre nous savent depuis des années est vrai : c’est l’intérêt sécuritaire suprême pour Israël.
Comme si notre conscience, assoupie volontairement pendant des années, et soudain cravachée, découvrait la responsabilité – non, la culpabilité – de ceux qui se sont imposés comme les impresarios de l’histoire juive et ont déclenché la plus grande catastrophe du pays : l’aventure des colonies.
Cette semaine, le sort d’Israël comme Etat démocratique sera tranché. Des centaines de milliers d’Israéliens, ayant quitté leurs foyers dans des conditions impossibles, l’ont fait pour protester et mettre en garde mais aussi, ne fût-ce que brièvement, pour baigner dans une atmosphère civilisée, une ambiance propice. On aurait tort de négliger ce besoin. Pendant des décennies, nous en avons été dépouillés. Le pays a versé dans une réalité violente, vulgaire, polluée. L’escroquerie politique des Rothman, Lévine, Ben Gvir et Nétanyahou n’était, en fin de compte, que la «signature de l’artiste» au bas du tableau général. Comme elle est inassouvie, la soif de se retrouver, ne serait-ce qu’un jour ou deux, dans un climat éthique différent, dans une réalité limpide, tel un souffle puissant d’espoir. Qu’il était rafraîchissant de contempler cette vague dévalant lentement du sommet de la montagne, composée de milliers d’Israéliens, appartenant à toutes les communautés, de tous âges, de tous partis, des gens dont les pères et les mères ont créé cet Etat, et qui n’accepteront jamais au grand jamais de renoncer à leur rêve. Si celui-ci venait à être falsifié ou corrompu, leur vie n’aurait plus aucun sens, tout simplement.
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. Ce texte a aussi été publié dans Haaretz.
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