CHRONIQUE DE MOGADOR : LA DIVINE QENDISHA
Ami Bouganim
Depuis Mogador, je n’ai cessé de croiser la Qendisha. En général, elle devinait mes talents exorcistes et gardait ses distances. Quand j’ai connu Ronit Elkabetz, elle se doutait vaguement qu’elle l’était. Elle n’est pas née à Mogador à proprement parler, elle est née d’elle. De ses décors qui séduisent tant les cinéastes, de ses pénombres et de ses éclaircies, de ses ébouriffements et de ses accalmies. J’ai vainement tenté de la convaincre de s’y rendre pour découvrir son berceau le plus intime et comprendre d’où venait sa prédilection pour le noir et le blanc et pourquoi le rouge passe pour diluer les hantises et chasser les peurs. Elle devait sentir que j’avais raison. Sinon elle n’aurait pas autant résisté et évité cette ville qu’elle avait sur ses traits rectilignes, d’une sobre beauté, à laquelle le rouge de ses lèvres donnait un air triomphal, dans son regard embrassant je ne sais quelle baie autour de ses interlocuteurs, dans l’envoûtement qu’elle exerçait sur eux… dans son immense talent théâtral qui, seul, donne de l’envergure aux grandes vedettes du cinéma.
Les juifs du Maroc ont pris avec eux le souvenir de leurs saints et ont cru laisser derrière eux leurs démons. Mais je me suis longuement interrogé sur les mutations israéliennes de ces derniers, d’autant plus pernicieuses qu’on n’en serait pas conscient. Ce n’est pas un thème qui a mérité l’intérêt des chercheurs, comme si de nouveaux démons s’étaient emparés de cette population somme toute dépenaillée et avaient évincé ceux qui les possédaient, à l’exception notoire de Sidi Mimoun qui a basculé dans la ripaille et la tripaille. Je n’ai jamais cru, je l’avoue, aux anges, ils décolorent l’homme, ils induisent en erreur. On croit se trouver en présence d’un ange, on ne tarde pas à découvrir que ce n’est, dans le meilleur des cas, qu’une peluche. En revanche, j’ai toujours cru aux démons, que ce soit celui de Socrate ou de Baudelaire. Ceux de l’emportement et de l’inhibition, ceux qui troublent les cœurs et perturbent les esprits, ceux qui m’inspirent et me dictent mes mots.
Nos chemins se sont croisés à deux reprises. La première fois c’était à L’Autre Parnasse, une galerie-librairie-restaurant située à l’angle de la rue Notre-Dame-des-Champs et la rue de la Grande-Chaumière dans le 14e arrondissement. Elle venait de débarquer à Paris, sans le sou et sans relation, ne parlant pas un mot de français, encore inconnue même en Israël… et avec assez de cran pour briser les scellés des sanctuaires parisiens de l’art. Elle s’était mise aussitôt à apprendre la langue et elle-même n’en revenait pas de ses progrès :
« Pour être tous deux marocains, tes parents le parlaient, ce n’est que naturel que tu le recouvres.
– Ils parlaient entre eux en arabe ou en hébreu.
– Ils ne l’en connaissaient pas moins.
– Dans le quartier, on ne parlait que l’hébreu.
– L’acquisition d’une langue relève du mystère, elle procède de l’imprégnation et de l’activation de prédispositions natives.
– Quand mes parents voulaient que nous ne comprenions pas, ils parlaient en français.
– Tu comprenais ?
– Je n’ai pas besoin de comprendre une langue pour deviner les gens, je passe pour une Qendisha. »
En 1994, un téléfilm avait révélé Elkabetz au grand public israélien, il s’intitulait ch’hor – sorcellerie en arabe. Elle y tenait le rôle d’une attardée mentale soupçonnée d’être possédée et de jeter des sorts. Auparavant, elle avait décroché le premier rôle dans un long métrage. A L’Autre Parnasse, elle récita des poèmes de Baudelaire. Ce soir-là, c’était Sarah qui lisait Baudelaire.
Ronit Elkabetz ne tarda pas à rallier Ariane Mnouchkine avec laquelle elle se lia sans vraiment faire partie de sa compagnie :
« Il est des gens qui sont nés pour le théâtre, dit-elle, ils n’ont pas besoin d’instructions pour améliorer leurs performances. Ils jouent comme ils vivent et vivent comme ils jouent. »
C’était plus qu’une actrice douée. Elle se laissait posséder par ses personnages tant et si bien qu’elle les incarnait davantage qu’elle ne les interprétait. Elle avait acquis son don sur la scène la plus ensorcelée au monde.
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Les juifs de Mogador ne livraient pas leurs enfants à l’Alliance Israélite Universelle sans réticences. Les habitants du mellah choisissaient de les garder à l’école rabbinique, ceux de la casbah privilégiaient la Mission française, ceux de la médina attelaient leurs enfants à tous les bancs. Ils devaient faire les petites classes rabbiniques avant de rallier l’Alliance et encore pendant les vacances scolaires, retournaient-ils pour une demi-journée à l’école rabbinique, l’après-midi, dans les classes libérées par les élèves réguliers. Or si les matinées d’été étaient plantureuses, les après-midi étaient splendides et l’honorable Fils-du-Serpent était anti-grasse-matinée. Par une de ces interventions dont il avait le secret, il réussit à me faire admettre pendant les vacances dans les classes régulières – seul élève de l’Alliance parmi les élèves de Dieu. Il avait dû prétexter un mal ou un privilège héréditaires, un ver solitaire ou une mue serpentine. Je n’avais pas de mal à m’intégrer. C’étaient les mêmes portions bibliques, les mêmes bénédictions, les mêmes légendes, les mêmes airs liturgiques… le même maître. Un jeune rabbin, d’une correction impeccable, en costume et chapeau, régnant sur sa classe par le silence, comme s’il posait en maître modèle auquel l’on devait obéissance et respect. Il me chargeait de toutes sortes de courses au bureau du directeur, je ne perdais rien, je savais tout de l’année précédente et suivrais la même chose l’année suivante. Le brave et jeune rabbin ne se doutait pas alors qu’il serait le père de « la diva noire orientale »…
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Puis, j’ai revu Ronit Elkabetz à l’occasion d’une interview pour le centenaire de Tel-Aviv. Entre-temps, elle était devenue célèbre, l’une des meilleures actrices israéliennes, particulièrement recherchée en France. Malgré le plaisir qu’elle trouvait à découvrir Paris, elle rentra en Israël où on se la disputait, pour Lady Macbeth ou Cléopâtre. Dans un spectacle consacré à la vie de la chorégraphe Martha Graham, elle tient un rôle très remarqué, dans « Origine contrôlée », elle incarne un travesti. Dans « Mariage tardif », une mère divorcée, dans « Mon trésor », Caméra d'Or à Cannes en 2004, une amante passionnée. Dans « La Visite de la fanfare », elle est la patronne d’un débit de boissons dans une bourgade qui reçoit par erreur une fanfare égyptienne. Elkabetz se lance également dans la réalisation. Elle sera l’héroïne dans une trilogie qui constitue l’un des documents cinématographiques les plus éloquents sur la génération née de parents marocains, écartelée entre une patrie exilarque, héritées dans les rites, les hantises, le parler… le geste, et une patrie à laquelle elle ne s’acclimaterait qu’en lui soutirant une étrange culture se tressant d’immémoriales et nouvelles musiques, d’accès de colère et d’hospitalité, de gestes de répulsion et d’attirance… de délicatesses patriotiques et de remous antipatriotiques. Dans le dernier volet, elle prend congé des rabbins obscurantistes qui excluent les femmes derrière des rideaux de séparation, des rites humiliants et des statuts qui récusent ou raturent leurs aspirations féministes.
Ronit Elkabetz n’était pas une vulgaire actrice, il en est des cent et des mille qui à force de répéter devant une caméra s’acquittent d’un jeu plus ou moins réussi, c’était une sorcière des vents. Dans chaque rôle elle était intensément elle et radicalement autre :
« Je n’étudie pas mes rôles, je les coule en moi pour les incarner totalement. »
Elle changeait constamment de visage et l’on sentait, avec chaque nouveau rôle, qu’elle changeait de personnalité. Elle changeait tant qu’on ne savait plus qui elle était, qu’elle-même ne le savait peut-être plus. C’était une sorcière de l’écran, héritière de la longue tradition théâtrale qui se donnait comme scènes les rues du mellah, les plateformes des scalas, les places des caoutchoucs, les esplanades devant les portes… Elle exerçait un véritable envoûtement sur ses détracteurs autant que sur ses partisans. Derrière tous ses rôles, ses silences et ses cris, ses excès et ses retenues, c’était la Qendisha qui s’était reconvertie dans le cinéma. J’aurais été un des rares à lui insinuer qu’elle était aussi vulnérable que dangereuse, que la mutation cinématographique de la Qendisha risquait de se retourner contre elle. Mais elle persistait à railler mes avertissements.
Plutôt que de continuer à s’assumer comme Qendisha, elle aurait déchu parmi les humains et leur dérisoire gloire, me privant de la meilleure interprète pour la Qendisha sur laquelle je me proposais d’écrire un scénario.Elle ne serait redevenue Qendisha, pour une courte période, trop courte, qu’après être tombée malade. C’était après avoir donné naissance à des jumeaux à l’âge de 47 ans. Deux ou trois mois avant sa mort, elle posait sur le tapis rouge des Oscars, les cheveux courts comme si elle souhaitait se donner un nouveau look pour entamer sa carrière américaine. Les médecins ne lui laissant aucune chance, elle décida de changer d’hôpital, elle aurait dit :
« Je ne mourrai pas là où j’ai donné la vie. »
C’était la réplique d’une grande actrice au destin, peut-être le testament qu’elle laissait au public de ses admirateurs. C’était sûrement une réplique mogadorienne participant d’une Desdémone plus impressionnante que celle de Shakespeare dans Othello. C’était « la diva noire » d’Israël, « la diva vénéneuse », œuvrant pour l’insertion de ses compatriotes dans la création artistique, militant pour les droits des femmes d’Orient, sans distinction de religion, porteuse de paix. C’était le meilleur cadeau artistique de Mogador à Israël. Elle avait 51 ans à sa mort.
Le jour des obsèques, Rabbi Elie Elkabetz, le jeune et pétulant maître rabbinique de mes vacances, débordé par les ans, anéanti par la douleur, ne trouvait pas sa place dans la cohue cinématographique autour d’une grande actrice qui aurait pu incarner une sublime Qendisha si seulement elle avait persisté à exercer ses pouvoirs d’envoûtement et à lever « le mauvais sort aux Sept Vagues de l’Aube »…
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