CHRONIQUE DE MOGADOR : LES MARCHANDS DE VIN
Ami Bouganim
Le matin, ils reliaient leur chambre dans le mellah à leur boutique dans la médina et le soir, quand les rues se vidaient, ils cheminaient en sens inverse, la main de l’un sur l’épaule de l’autre, aussi célibataires l’un que l’autre. L’un était roux et roué, l’autre albinos et non-voyant, l’un servant de guide à l’autre dans la lumière crue du jour et les ténèbres de la nuit, dévoués l’un à l’autre comme des frères siamois liés par un même cordon ombilical au ciel. C’étaient des créatures si terrestres qu’elles en étaient bourrues, si innocentes qu’ielles en étaient naïves. Ils habitaient une chambre dans la venelle du Saint, au-dessus du domicile de son héritier. Ils ne doutaient que ses mérites leur garantiraient son voisinage dans l’autre monde d’où l’on se repaît du spectacle de celui-ci sans endurer ses misères. Depuis des décennies, ils accomplissaient le même parcours, trait d’union entre la nuit et le jour, solidaires contre le vent qui seul entravait leur marche. Ils étaient de passage, en exil, ils sortaient de je ne sais où pour se graver dans la mémoire de l’enfant qui s’essayerait un jour à la décalcomanie littéraire de ses souvenirs.
Les deux frères vendaient selon les saisons des épis de maïs bouillis, des glands bouillis, des fèves bouillies. Des carottes marinées dans du vinaigre, des olives concassées. Ils vendaient aussi du vin ouvertement aux juifs et clandestinement aux musulmans. Ils se livraient encore au commerce des sauterelles : sitôt qu’une nuée s’abattait sur la ville, ils en faisaient frire des milliers dans une immense poele posée sur un feu de charbon en pleine rue, les salaient et les conservaient précieusement dans des bocaux. Dès que la sauterelle disparaissait des rues, qu’on n’en disposait plus pour les croquer et les préparer en omelette, ils les ressortaient pour les vendre aux amateurs invétérés qui ne pouvaient s’en passer. Nul ne songeait à les concurrencer, c’eût été porter atteinte à leurs allers et venues en ce monde. Les deux frères embaumaient leur boutique de bottes de menthe, d’absinthe, de verveine et de laurier.
Les deux frères présentaient la curiosité de porter, nul ne savait pour quelle raison, le même prénom et pour les distinguer on nommait l’un Shimon Roux ou Roux, l’autre Shimon Albinos ou Albi. Tandis que le premier gérait leur commerce, le second se faisait lire par les étudiants des hauts bancs rabbiniques et coraniques les classiques et comme il était doué d’un rare don qu’on ne trouve que chez les aveugles, il enregistrait dans sa mémoire textes sacrés, morceaux mystiques, poèmes sacrés et profanes. Les deux frères ne se séparaient que lorsque le premier allait saluer Isho dans sa taverne. Celle-ci se situait dans une rue latérale à vingt mètres de là. Son patron servait du vin de plein jour à ses coreligionnaires et toutes sortes d’alcools aux pêcheurs portugais. Sinon, avec les cages accrochées aux murs, sa taverne était une véritable boite à gazouillis. Des canaris, des chardonnerets, des rossignols, des perruches, des pinsons rivalisaient en permanence et l’on ne savait s’ils étaient heureux dans leurs prisons en osier ou s’ils s’impatientaient dans l’attente de leurs acquéreurs venant des milieux européens qui ne connaissaient meilleur cadeau colonial qu’un chardonneret en cage. Quand Shimon Roux tardait à revenir ou qu’un client se présentait, Shimon Albi envoyait Yazid le Charretier le presser d’arrêter de parlementer avec Isho pour venir marchander, et il l’accueillait du rituel reproche :
« C’est à croire que tu étais mort. »
Isho aussi était resté stérile, il n’en voulait pas pour autant à sa compagne, ancienne élève de l’école anglo-israélite de Ms. Stella Corcos. Réglée encore mieux que l’horloge de la ville, elle se présentait tous les jours à 17:00 à la taverne pour prendre son tea en anglais avec son époux. On savait dans la ville qu’on ne le dérangeait pas pendant cette pause, et les oiseaux autour d’eux arrêtaient de se disputer pour les honorer d’un concert. Isho s’était pris de tendresse pour les enfants de Fils-de-Serpent auxquels il permettait de caresser du doigt le plumage d’un oiseau et dont il ne se séparait pas sans les orienter vers les deux boutiquiers avec la recommandation :
« Demande à Shimon Roux ce que tu as envie et dis-lui d’inscrire ça sur mon compte. »
Un jour, la boutique des deux frères resta étrangement close. Ce n’était pas dans leurs habitudes car c’était une loge sur la grand-rue et que pour rien au monde ils n’auraient manqué son manège. Surpris, les passants prenaient des nouvelles auprès d’Isho qui ne savait rien. Hier soir, ils étaient encore là, paraissaient en bonne santé et ne semblaient partir ni pour le « Canada » ni pour l’autre monde. Une petite heure plus tard, assailli de toutes parts par les badauds et les clients, il laissa sa taverne à Yazid le Charretier – avec l’interdiction de servir du vin aux musulmans – et alla aux nouvelles. Les deux frères n’étaient pas dans leur chambre, ni malades ni morts, et leur voisine de palier ne les avait pas vus sortir. L’héritier du Saint aussi ne savait rien, malgré la prescience que lui garantissaient les mérites de ses ancêtres :
« Ils se seraient oubliés en prières à la synagogue ou seraient pris en otage par quelque rabbin de Jérusalem ou de Hébron qui ne les autorise pas à déserter son homélie avant qu’ils ne lui versent les oboles dont il a besoin pour ressusciter leurs ancêtres. »
Isho se rendit à la synagogue où les deux frères avaient leurs habitudes. Il fut accueilli par la chorale dissonante d’une trentaine de marmots braillant leur alphabet sous la douloureuse baguette du bedeau :
« Je ne les ai pas vus ce matin, je me suis dit qu’avec leur caractère, ils auraient décidé de changer de synagogue. Mais peut-être ont-ils une commémoration mortuaire et se trouvent-ils au cimetière ? »
Le bedeau laissa sa classe sous la surveillance du plus âgé des élèves et accompagna Isho au cimetière où le gardien leur assura qu’il n’avait vu les frères ni parmi les endeuillés ni parmi les morts du jour et leur conseilla de s’informer auprès du cheikh de la Société mortuaire des morts qu’il avait « sur le carreau » en attente de leur sépulture. Plutôt que de rassurer Isho et le bedeau, le cheikh acheva de les désespérer :
« Je ne les ai vus ni morts ni vivants et l’on ne m’a signalé aucune dépouille inconnue, c’est signe qu’ils ont choisi l’océan.
– L’océan ? demanda Isho.
– Sinon ils se seraient suicidés sur terre pour mériter d’être enterrés en marge du cimetière.
– Ils ne savaient pas nager, protesta le bedeau.
– Ils étaient trop pieux pour se suicider et s’interdire par ce geste l’accès au monde à venir, protesta Isho. »
Dans tout ce remue-ménage, Isho en était à craindre de manquer le tea time et de chagriner sa compagne. Depuis trente ans qu’ils étaient mariés, il n’en avait manqué aucun. Quand elle était malade, c’était lui qui rentrait pour, dérogeant au protocole testamentaire de Ms. Corcos, lui préparer une bonne tisane au thym plus berbère que british.
Dans la soirée c’était dans la trentaine de synagogues de la ville qu’on débattait de la disparition des deux frères et quand le crieur public attitré du tribunal rabbinique se présentait pour lire son avis de recherche, on le tançait pour son retard et lui reprochait de perturber les délibérations. Finalement, on décida d’envoyer des prospecteurs aux tombeaux des dix saints que l’on vénérait dans la région. Les Shimon auraient accompli un pèlerinage sur l’un d’eux pour mériter de se marier malgré leur âge, de guérir de leurs plaies respectives, d’attirer une nouvelle nuée de sauterelles pour renouveler leur stock, de… On envoya même un explorateur sur l’île, des fois que les deux frères, qui de l’avis général n’avaient jamais quitté Mogador, se seraient mis en tête de prendre des vacances balnéaires sur l’île d’Eléonore, alias île de Barberousse, alias île de la Gétule. Tous revinrent bredouilles et Isho décida de charger le président de la communauté d’enquêter du côté du… « Canada » :
« Vous n’y pensez pas ! on ne les aurait jamais pris ! Ils sont trop vieux, trop invalides, trop arriérés. Ils ne parlent que l’arabe, ne lisent que l’hébreu, ne comprennent que le chleuh.
– Pourtant, ils ont pris des attardés mentaux !
– Ils ne s’en doutaient pas, ils en sont aujourd’hui à considérer l’ensemble des Marocains comme des débiles.
– Ils n’ont pas boudé la candidature de gens incultes qui ne savaient ni lire ni écrire.
– C’étaient les meilleurs candidats à leur rééducation permanente.
– Les pires voyous qui n’arrêtaient pas de menacer leurs voisins et de leur extorquer une redevance de protection.
– Ils étaient exercés au maniement des armes. »
Depuis que les autorités « canadiennes » pratiquaient une sévère sélection pour ne pas s’encombrer de ces chleuhs attardés dans une doucereuse vision du monde qui les empêchait de s’insérer dans la société active et de s’intégrer dans une société moderne à la pointe des Lumières, on attendait stoïquement qu’elles s’entendent sur la traversée du désert qu’elles entendaient leur réserver pour leur permettre de rattraper au plus vite le retard qu’ils avaient accumulé. Le président n’eut d’autre choix que de se rendre à Casablanca pour consulter les représentants de la HIAS – l’Hebrew Immigrant Aid Society – qui servait de couverture aux activités des recruteurs sionistes pour le… Canada. A son retour, il était plus catégorique que jamais. Il passa voir Isho, dont la taverne était devenue le quartier général des recherches pour l’informer des résultats de son enquête :
« Ils n’ont dans leurs registres ni Shimon Roux ni Shimon Albi, ni d’Essaouira ni de Mogador, ni dans les six derniers mois ni pour les prochains six mois. »
– Peut-être sont-ils partis seuls ?
– A pied ?
– Ce ne seraient ni les premiers ni les derniers.
– Alors que l’un est diabétique et l’autre aveugle ?
– Ils auraient choisi d’aller mourir là-bas pour être enterrés à Jérusalem.
– Et tu ne crois pas qu’ils auraient vendu leurs cliques et leurs claques et liquidé leur commerce ? »
On se résigna à attendre la rançon que ne manqueraient pas de réclamer ceux qui les retenaient prisonniers et à ne les revoir qu’à la résurrection des morts. On cherchait leur plus proche héritier pour liquider leur commerce et restituer leur chambre au Saint quand on les vit cheminer en plein jour vers leur boutique, la main de l’un sur l’épaule de l’autre, ne s’émouvant pas des remous que leur passage suscitait, comme s’ils étaient là depuis toujours et seront là pour toujours. Roux balayait les questions d’un revers de la main et repoussa l’invitation d’Isho de marquer un arrêt dans sa taverne, prétextant qu’ils avaient leurs olives et leurs carottes à sauver. Sitôt dans sa boutique, il se débarrassa des bottes de menthe, d’absinthe et de laurier qui s’étaient dégradées et Albi plongea incontinent dans son livre des Psaumes qu’il feuilletait comme d’autres roulent leur chapelet, récitant par cœur le psaume figurant dans chaque page. Isho attendit patiemment que l’un ait fini de ranger son établi, l’autre de réciter ses psaumes, pour se poster au seuil de la boutique :
« On vous croyait morts, dit-il.
– On ne commande pas sa mort, répondit Roux un rien philosophe.
– Béni soit Celui qui ressuscite les morts, récita Isho pour l’engager à parler.
– Béni soit Celui qui libère les prisonniers, corrigea Roux.
– Parce que vous étiez prisonniers ?
– Rien de menaçant, au commissariat de police, au pain et à l’eau, rien d’autre n’était casher.
– Vous n’étiez sûrement pas accusés de violences conjugales ou parentales…
– … ni de vol à main armée ou de non-remboursement de crédits…
– … ni parjure ni sacrilège…
– … ni tentative de sédition ni velléités indépendantistes…
– Alors de quoi vous a-t-on accusés ? s’enquit Isho.
– Tu ne me croiras jamais, tu risques de prendre peur.
– Tu risques, renchérit Albi qui s’arracha à son Livre de la Splendeur dont il récitait pareillement des pages par cœur pour combler son retard, de fermer ta taverne et de te reconvertir à ton tour dans la vente d’antiquités, le trafic d’objets d’art ou le commerce d’indulgences.
– On nous a accusés de vendre de l’eau-de-vie aux musulmans. »
Isho laissa passer un silence où perçait de l’inquiétude :
« Ce n’était que cela, remarqua-t-il soulagé, aujourd’hui c’est vous, demain, ce sera moi. L’eau-de-vie est la principale contribution des juifs au Maroc, davantage que l’artisanat, l’art ou les amulettes. »
Isho s’intéressa aux circonstances de leur libération :
« On a dû vous coller une sacrée amende !
– C’est Albi qui n’a cessé de réciter des poèmes en arabe et en hébreu célébrant les vertus du vin, tu sais comme il est, quand il commence, il n’arrête plus. Ils ont dû se laisser convaincre ou harasser. »
Isho prit son parti de disperser sur les murs de sa taverne, entre les cages, des panneaux sur lesquels il avait fait calligraphier les plus belles pièces poétiques d’Andalousie sur le vin, et pour couronner le tout il se donna une nouvelle enseigne : « Sacré Vin »…
Aquarelle : Charles Kerivel.
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