Covid-19 et vote aux États-Unis : le Collège Electoral contre la démocratie ?
Par Maya Kandel, historienne, chercheuse associée à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (CREW).
On s’en souvient, si Donald Trump a remporté l’élection présidentielle de 2016, il a perdu en nombre absolu de suffrages. La raison de ce succès paradoxal tient au système du collège électoral qui est particulier aux États-Unis. La pandémie de Covid-19 en cours pourrait amener une réédition de ce scénario, y compris avec une asymétrie encore plus grande. Le très sérieux Cook Report évoque ainsi, parmi cinq scénarios pour l’élection présidentielle américaine du 3 novembre prochain, la possibilité d’une victoire Trump avec un déficit de votes populaires allant jusqu’à 5 millions de voix. Ce scénario pourrait se produire par une combinaison des facteurs suivants : des démocrates votant moins par peur de la pandémie de Covid-19 (ou votant massivement par courrier, avec des risques d’invalidation), et une base républicaine sur-mobilisée et se déplaçant vers les isoloirs, conduisant à une victoire de Trump, même étroite, dans quelques « swing states » décisifs. On aurait alors les conditions d’une crise de légitimité profonde qui menacerait les fondements de la démocratie américaine. Mais elle ne serait que la culmination d’un mouvement de polarisation qui se fait sentir depuis plus longtemps.
La polarisation a modifié le visage des deux partis, mais pas de la même manière.
La polarisation idéologique des Etats-Unis a profondément bouleversé le paysage partisan et cette évolution s’est accélérée sous la présidence Trump. Dit simplement, le parti démocrate a évolué vers la gauche, le parti républicain vers la droite. Mais plus profondément, sur les 50 dernières années, on a assisté à une réorganisation (réalignement) du socle électoral (« coalition électorale ») de chaque parti selon des critères idéologiques certes, mais aussi et surtout raciaux, religieux et géographiques.
Les débats de 2016, reflets d’une polarisation déjà en cours
Ce réalignement a rendu le parti républicain beaucoup plus homogène, tandis que le parti démocrate est devenu plus « divers » et hétéroclite sur tous les plans : racial, religieux (et athée ou agnostique), géographique, et générationnel. Les démocrates doivent donc parler à un ensemble très divers d’électeurs, des blancs progressistes comme des noirs religieux, à des Américains de toute origine raciale (et de plus en plus mélangée), à des juifs comme à des catholiques, des évangéliques noirs ou blancs libéraux, des bouddhistes, des athées aussi… Dans le même temps, le parti républicain est devenu le porte-voix des électeurs blancs, plus âgés, plus chrétiens et plus ruraux. Les trois-quarts des républicains s’identifient comme conservateurs ; la moitié des démocrates se considèrent « libéraux » (au sens américain de « progressiste », terme en passe de le remplacer d’ailleurs) – ce qui est déjà un très haut niveau historique.
La première conséquence de ce réalignement, en termes de message ou narratif, est que le parti républicain peut se concentrer sur sa base ; tandis que le parti démocrate ne peut abandonner le centre.
Aujourd’hui, les républicains contrôlent la Maison Blanche, le Sénat, la Cour Suprême et la majorité des postes de gouverneurs des Etats. Seule la Chambre des représentants est contrôlée par les démocrates. Et pourtant, les démocrates n’ont pas seulement remporté la majorité des voix dans les élections de novembre 2018 à la Chambre : ils ont aussi gagné en voix dans les trois dernières élections sénatoriales, ainsi que dans les élections présidentielles de 2016 et de 2000.
Le système politique américain compte les Etats et les districts plutôt que les gens, et la coalition électorale républicaine, parce qu’elle repose sur le vote rural, dispose d’un avantage géographique qui atténue ou même annule son désavantage numérique.
Un parti Républicain avantagé par son enracinement rural
Là où le parti démocrate doit se soucier du centre, et même du centre-droit, le parti républicain peut au contraire se concentrer sur un discours largement à droite y compris de son propre électorat : avec Trump, il est devenu un parti d’extrême-droite.
Plus ruraux et plus blancs : les supporters de Donald Trump
Les républicains ont perdu en voix 6 des 7 dernières élections présidentielles : s’ils avaient échoué à gagner la dernière présidence, il est clair qu’ils auraient modifié leur message et leur agenda. Si Trump avait perdu en 2016, son message nationaliste blanc et son style populiste auraient été discrédités, au profit de l’autre discours républicain (modéré) qui considère indispensable de parler également aux minorités (cf. « autopsy report » de 2013, porté par Marco Rubio, Paul Ryan, les Bush, etc.).
Les républicains s’appuient sur un socle électoral qui ne cesse de se réduire, mais dispose d’un pouvoir politique majoritaire écrasant. Cela éclaire évidemment leurs manœuvres pour réduire la participation notamment des minorités et des noirs en particulier. Cela explique aussi l’urgence, voire la panique qui s’exprime dans leur message à travers Trump : un sentiment apocalyptique de « maintenant ou jamais ».
C’était bien là le sens du fameux essai de Michael Anton, publié par la Claremont Review of Books, « Flight 93 Election », dont l’argument central était que les conservateurs devaient « embrasser Trump ou mourir ». On retrouve le même type d’argument, et la même institution (Claremont) derrière le message proposé pour 2020 : « Préserver l’American Way of Life » de la destruction, pour gagner la « guerre froide civile » (Cold Civil War).
Si le parti républicain ne pouvait pas compter sur les distorsions du Collège électoral, la géographie du Sénat et le découpage des circonscriptions à la Chambre, s’il était obligé, en d’autres termes, de convaincre une majorité d’Américains, il serait obligé de devenir un parti plus modéré et divers.
Le système politique et électoral américain a besoin d’être démocratisé, ce dont les démocrates sont conscients et ce à quoi ils travaillent. L’alternative est à terme une crise de légitimité qui pourrait menacer les fondements de la démocratie américaine.
En 2040, 70% des Américains vivront dans les 15 Etats les plus peuplés : cela signifie que 70% du peuple américain sera représenté par 30 sénateurs, tandis qu’une majorité écrasante de 70 sénateurs (sur 100) représentera donc 30% de la population.
Le Collège électoral et son système de grands électeurs donnent (pour l’instant) un avantage aux républicains :
Une étude de l’Université du Texas a modélisé les scénarios par lesquels le système des grands électeurs produit une inversion du suffrage populaire (quand un candidat perd le vote populaire mais gagne l’élection présidentielle) : les résultats sont stupéfiants par le nombre de possibilités, en raison de l’avantage structurel que donne le Collège électoral aux Etats ruraux les moins peuplés. Les démocrates sont d’autant plus désavantagés qu’ils ont tendance à gagner largement les grands Etats et à perdre à peu de voix près les petits Etats : Hillary Clinton a gagné la Californie avec une marge de 3,5 millions de voix, mais a perdu les Etats du Michigan, de la Pennsylvanie et du Wisconsin pour moins de 80 000 voix en tout – perdant ainsi l’élection au sein du Collège électoral.
Un tel scénario pourrait se reproduire avec une marge encore plus importante, en raison du « rural gap » des démocrates, comme Nate Cohn du New York Times l’avait illustré à l’été 2019 (gagner de plus de 5 millions de voix le vote populaire et perdre l’élection au Collège électoral).
L’évolution démographique rapide des Etats-Unis aurait dû peser en 2020…
Les primo-électeurs de 2020 représentent en effet la première vague de la transformation démographique en cours du pays. En novembre prochain, pour la première fois :
Les Américains nés après le 11 septembre 2001 pourront voter : cette génération est née avec la « guerre contre le terrorisme », a grandi dans la récession économique, a connu un président noir avant de voir entrer à la Maison Blanche un porte-voix de l’extrême-droite blanche suprémaciste, pour la première fois depuis la guerre de Sécession ;
La génération Z (née après 1996) dépassera, en pourcentage du corps électoral, la « génération silencieuse » (née dans les années 1920 et 1930)
Les latinos devraient dépasser les noirs en tant que premier bloc électoral des « minorités » (non blancs) avec 32 millions d’électeurs potentiels.
Les Gen Z combinés aux Millenials représenteront 37% de l’électorat. Or ils sont :
Moins blancs : seuls 53% de ces primo-électeurs potentiels sont des blancs non hispaniques ;
Plus éduqués ;
Plus urbains : 54% vivent dans ou près d’une grande ville plutôt que dans une zone rurale.
Politiquement et culturellement, cette génération Z est proche des millenials.
La participation et le vote des latinos demeurent des inconnues relatives, mais si l’on considère les scrutins récents, il ressort que :
Leur participation longtemps faible augmente : en 2018, 27% votaient pour la 1ère fois
Toujours en 2018, 69% ont voté pour des candidats démocrates.
Le Texas et l’Arizona pourraient ainsi devenir des Etats démocrates, à relativement court terme.
… mais la pandémie rebat les cartes
Avant la pandémie de Covid-19, les experts prédisaient une participation historique en 2020, jusqu’à 67%, soit le chiffre le plus haut depuis 1916. En 2016, la participation était de 60%.
Une telle participation serait logiquement à l’avantage des Démocrates, car la proportion des jeunes et des minorités augmenterait, tandis qu’à l’inverse, la part des blancs évangéliques dans la population américaine, qui a baissé de 2 globalement points depuis 2016, et se situe à 15% aujourd’hui, diminuerait.
Mais la situation actuelle entraîne une double incertitude : jeunes et les latinos iront-ils voter en 2020 ? et la Covid-19 entraînera-t-elle une abstention massive qui bénéficierait à Donald Trump ?
Par Maya Kandel
historienne, chercheuse associée à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (CREW).
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