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Des lumières au cœur de « La nuit »

Des lumières au cœur de « La nuit »

Par Jonathan Aleksandrowicz 

 

 

Marquée par « La nuit », le témoignage de son expérience concentrationnaire, l’œuvre d’Elie Wiesel, entre Kabbale et humanisme, est marquée par la quête de Tikoun - réparation.

Elle était là, assise, seule, presque abandonnée, aux funérailles de son époux, Marion Wiesel. L’amour de sa vie avait fait silence la veille, ne restent désormais pour elle qu’une demeure vide et le regard des curieux. L’homme Elie Wiesel est mort. Il n’aimera plus, il n’écrira plus. Mais sa femme et son œuvre survivront pour témoigner de son amour et de ses mots. Car il en est d’une œuvre comme d’une veuve : l’auteur et l’époux disparus les laissent à la merci de la foule. La foule lit mal, elle ignore le deuil. Les souvenirs qui subsisteront chez Marion Wiesel sont autant de livres que son époux écrivit. Et si, à présent, nul ne saura comment l’aimer, il faudra apprendre à la lire. En faire la genèse, quitte à devoir retrouver les premiers mots qu’un enfant apprend de la Bible, l’enfant amoureux de Talmud et de Kabbale qu’était resté Elie Wiesel : « au commencement ».
« Au commencement ». Ce sont ces mots qui ouvrent la version yiddish de « La nuit », son témoignage sur son expérience concentrationnaire. « Au commencement fut la foi, puérile ; et la confiance, vaine, et l’illusion, dangereuse. Nous croyions en Dieu, avions confiance en l’homme, et vivions dans l’illusion qu’en chacun de nous est déposée une étincelle sacrée de la flamme de la Chekhina que chacun de nous porte, dans ses yeux et en son âme, un reflet de l’image de Dieu. Ce fut la source – sinon la cause – de tous nos malheurs ». La version française, parue aux éditions de Minuit en 1956 suite à une conversation avec François Mauriac, ne conservera pas ce passage. Il annonçait pourtant toute l’œuvre à venir, le sillon sur lequel Elie Wiesel inlassablement reviendra. Qu’en est-il de l’étincelle sacrée après le malheur ? Plus qu’un témoignage sur l’univers concentrationnaire, l’enjeu est l’expérience de la perte du souffle divin.

Les cris du monde, les voix de la folie
« Le jour », roman qui succède à « La nuit », et davantage encore, « L’aube », examinent l’instant fragile où l’âme hésite entre l’obscurité et la lumière. Elie Wiesel voulait penser « La nuit » comme « un sacrifice d’Isaac à l’envers » où c’est en assumant la mort du père par une culpabilité éternelle que le fils parvient à conserver intacte l’image de Dieu en lui. « L’aube » dit le vertige du sacrifice de l’ennemi, le meurtre politique, gratuit, qui efface le divin chez celui qui le commet. Lui dont la famille était proche des maîtres de Wishnitz y laisse transparaître l’influence de la Kabbale et du Hassidisme. Et les cris du monde deviennent les voix de la folie car l’univers est en quête d’un Tikoun (réparation) impossible. C’est ce que montre le jeu sur le prénom du personnage principal dans ce triptyque : Eliezer ou Elisha ? En ajoutant de simples suffixes. Celui qui est dénommé par le diminutif « Elie » appelle tour à tour à l’aide (Eli-ezer) et à la délivrance (Eli-sha).
Sans doute pensa-t-il qu’un écho répondit à ses appels avec la guerre des Six Jours qui inspirera son « Mendiant de Jérusalem ». Proprement messianique, ce roman récompensé par le prix Médicis en 1967, est une variation bouleversante sur le « rassemblement des exilés » une fois survenue la délivrance. Elie Wiesel va au cœur de ses angoisses et de ses larmes, aux Juifs qui ont libéré le mur des Lamentations, il superpose les Juifs de toutes les langues qui étaient parqués dans les camps. Libérer le mur, c’est libérer les larmes, donner des ailes à la douleur. Et l’encre des cinquante dernières pages de ce roman coule à mesure que se fondent en un la mère d’Elie Wiesel et la Chekhina, cette présence divine toujours représentée par une veuve éplorée.
Aujourd’hui, Marion Wiesel porte le deuil, et l’œuvre de son époux attend de nouveaux lecteurs. Nul ne sait si Elie Wiesel est jamais sorti de « La nuit », mais il est certain que ce témoin ne parlait pas que de mort, il s’astreignait à sanctifier le souvenir du monde juif d’avant avec sa série de « Célébrations ». Bibliques, prophétiques, talmudiques ou hassidiques, elles disent toutes ce qui revient dans ses textes : « Juifs, écoutez-moi : je vois un feu ! Quelles flammes ! Quel brasier ! » Car ce qui donne de la lumière doit endurer la brûlure. 

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