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Du rapatrié au séfarade. L'intégration des Juifs d'Afrique du Nord dans la société française : essai de bilan, par Colette Zytnicki

Du rapatrié au séfarade. L'intégration des Juifs d'Afrique du Nord dans la société française : essai de bilan, par Colette Zytnicki
 

« Et si les “Pieds-Noirs”, dans leur ensemble, donnent à la France un petit air de Provence, les Juifs nord-africains apportent au judaïsme français une sève nouvelle, une jeunesse magnifique d’une intense vitalité et nous permettent de retrouver notre vocation méditerranéenne, celle de notre lointain passé, d’une millénaire nostalgie et aussi du présent. Allons, quoiqu’en pensent les Cassandre... je suis certain qu’avec toi, Rapatrié, mon frère, nous la construisons enfin cette insaisissable Communauté juive [1]
[1]« Rapatrié, mon frère », L’Arche, n° 96, janvier 1965, p. 11.
 ». Ainsi s’exprimait, quelques années après le grand exode de ceux que l’on appelait encore des rapatriés, le rédacteur en chef de L’Arche. Mais peut-on, aujourd’hui, avec le recul donné par le temps, être aussi optimiste que Michel Salomon ? Les Juifs d’Afrique du Nord ont-ils été vraiment ce ferment de renouveau du judaïsme français décrit par l’éditorialiste ?

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Ces interrogations reviennent à poser en fait l’épineux problème de l’intégration du groupe dans un double contexte, celui de la société globale française et celui de la communauté juive « métropolitaine » – toutes deux souvent mal connues, voire inconnues, des nouveaux venus : Comment les Juifs du Maghreb ont-ils su passer d’un monde à l’autre et trouver une place de ce côté-ci de la Méditerranée ? Au prix de quelles luttes, de quelles souffrances, mais aussi au terme de quelles réussites ont-ils instillé dans la judaïcité de métropole cette « sève nouvelle », pour reprendre les termes alors en vogue ?

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Les réponses, on s’en doute, ne peuvent être définitives, tant la diversité des situations et des appréciations est patente. Le constat n’est évidemment pas le même selon que l’on s’intéresse à des individus ou à une collectivité ; il diffère aussi selon les lieux d’origine ou les régions d’accueil. L’historien se doit de prendre en compte toute la complexité du fait. Par ailleurs, le terme même d’intégration est aujourd’hui discuté pour tout ce qu’il suppose d’abandon de soi et d’acceptation d’un modèle posé en référence. Il reste cependant valable, croyons-nous, pour le groupe étudié : pendant les années 1960, tous les acteurs concernés, immigrants, travailleurs sociaux, responsables communautaires et politiques situaient bien leur action dans une problématique d’intégration, c’est-à-dire d’insertion économique, sociale, mais aussi culturelle. Les nouveaux venus se devaient de trouver une place au sein d’une société considérée comme plus « moderne », plus « développée » que celle qu’ils avaient quittée. C’est plus tard que l’on a nuancé, voire remis en question ce schéma, mettant en évidence les phénomènes constatés de négociation entre l’« ici » et le « là-bas », les bricolages culturels qui accompagnent tous les phénomènes migratoires et permettent au groupe de se fondre dans la société d’accueil tout en préservant une part de son identité, de son autonomie [2]
[2]Patrick Simon « L’invention de l’authenticité : Belleville,…
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En s’appuyant sur des sources abondantes (comme celles provenant des institutions juives qui ont encadré l’exode ou des intéressés eux-mêmes) et sur une riche littérature savante [3]
[3]Il est impossible d’en faire ici l’inventaire exhaustif. On…
qui a scruté les faits au fur et à mesure de leur déroulement, on peut établir un bilan provisoire, tirer quelques conclusions de l’événement. Et pour comprendre les conséquences de ce vaste mouvement qui a mené les Juifs du Maghreb du sud vers le nord, il convient en ouverture d’en dresser le portrait au moment de l’exode, avant de suivre leurs efforts de réinsertion, matérielle et culturelle.
Portrait des nouveaux venus

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À défaut de statistiques officielles ou communautaires, il n’est guère aisé, on le sait, d’estimer avec quelque certitude la population juive en France. À la fin des années cinquante, on peut admettre qu’elle se situait dans une fourchette allant de 300 000 à 350 000 personnes et autour de 535 000 en 1969 [4]
[4]Doris Bensimon et Sergio della Pergola, La Population juive de…
. Dans cette croissance extraordinaire, la part des Juifs d’Afrique du Nord est déterminante : sur les 108 000 personnes arrivées en France entre 1950 et 1959, 75 000 seraient originaires du Maghreb ; pour la décennie suivante, ils représenteraient 145 000 des 160 000 immigrants comptabilisés pour cette période [5]
[5]Ibid., p. 36.
. Plus de 200 000 personnes seraient donc venues de l’autre rive de la Méditerranée entre 1950 et 1970, soit près des deux tiers de la judaïcité française de l’après-guerre.

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Le renouvellement démographique suscité par l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord ne se résume pas à ces chiffres bruts. Les nouveaux venus ont été aussi le gage d’une vitalité future. Contrairement à leurs coreligionnaires de France dont la natalité, à l’image de celle des habitants de la métropole, était déclinante, les Israélites originaires du Maghreb offraient les caractéristiques d’une population globalement plus jeune et plus prolifique. Les familles nombreuses n’étaient pas rares, surtout parmi les classes modestes marocaines ou tunisiennes. Alors que le nombre d’enfants par femme était de 1,54 pour celles nées en Europe dans les années 1932-1936, on pouvait l’estimer à 4,58 pour leurs contemporaines natives d’Afrique du Nord [6]
[6]Ibid. p. 143.
. On comprend alors le souci des responsables communautaires d’encadrer cette jeunesse nombreuse et porteuse d’espoir. Une telle vitalité s’est toutefois peu à peu atténuée dans les générations suivantes qui ont adopté les standards de vie de la famille modèle française [7]
[7]En ce qui concerne les femmes nées entre 1967 et 1971, le…
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Contrairement aux immigrations précédentes, les Juifs du Maghreb se sont dispersés sur tout le territoire français. Jusque dans les années cinquante, Paris, qui regroupait une très large partie de la judaïcité, avait pour vocation d’accueillir les immigrés. Dans le Sentier sont venus s’installer, dès le XIXe siècle, les Ashkénazes d’Europe centrale, tandis que les Sépharades d’Orient ont préféré s’établir dans le quartier de la Roquette. Après 1960, la capitale et sa banlieue ont continué d’attirer les immigrants : Belleville est ainsi devenu un haut lieu de l’immigration tunisienne [8]
[8]Patrick Simon et Claude Tapia, Le Belleville des Juifs…
. La nouveauté est que ce mouvement a gagné la banlieue : le Sarcelles d’aujourd’hui où des dizaines de familles juives se sont installées et demeurent encore en témoigne [9]
[9]Laurence Podselver, « Le pèlerinage de Maarabi à Sarcelles, un…
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Mais le fait le plus marquant de cette migration est certainement la renaissance des communautés de province. Là où une vie juive organisée s’était éteinte depuis le Moyen Âge, des synagogues ont été inaugurées, des magasins cachère et des centres communautaires ont ouvert leurs portes. Des collectivités de quelques centaines de personnes se sont formées dans des villes moyennes comme Mâcon, Poitiers, Tarbes ou Rennes, où aucun Juif n’était recensé par les instances communautaires en 1957. Comment expliquer une telle dispersion ? Le hasard a présidé à bien des établissements : prises dans la tourmente des événements de 1962, des familles entières ont été envoyées dans des lieux qu’elles n’avaient pas choisis. L’existence d’une communauté déjà constituée, la présence même provisoire d’une partie de la famille et enfin les conditions climatiques – combien de rapatriés redoutaient l’hiver du nord du pays ? – expliquent l’attraction exercée par les villes méridionales. Mais ces choix se sont parfois révélés risqués car le Midi souffrait encore d’un retard économique qui diminuait les chances d’une insertion rapide. Pourtant, les grandes cités du sud de la France ont le plus profité de cette immigration : Marseille a vu sa population juive passer de 12 000 à 50 000 personnes ; Toulouse, de 3 500 à 14 000 ; Nice de 2 100 à 6 400 ; Bordeaux de 3 500 à 6 400…, sans compter les villes moyennes comme Nîmes, Montpellier, Toulon [10]
[10]Michael L. Laskier, « The Regeneration of French Jewry : the…
. La croissance des communautés marseillaise et toulousaine se conçoit aisément : plus de 80 % des nouveaux arrivants provenant de Tunisie en 1961 puis d’Algérie l’année suivante sont passés par la cité phocéenne, tandis que dès le printemps 1962 l’aéroport de Blagnac, proche de Toulouse, a été choisi comme lieu d’acheminement des rapatriés afin de délester les aérodromes de Paris ou du Sud-Est. Enfin, n’oublions pas Strasbourg et sa région où plus de 2 000 personnes sont venues s’installer au début des années 1960, une grande partie d’entre elles provenant du Sud saharien [11]
[11]Archives de l’American Joint Distribution Committee (désormais…
.

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C’est donc au début des années soixante que la répartition actuelle de la population juive se fixe. Avec toutefois une nuance. Si, dans les premiers temps du rapatriement, on recense de nombreuses communautés de moins de 100 personnes, la tendance est par la suite au regroupement dans des centres plus importants. Car en deçà d’une certaine densité de population, il n’est guère aisé de maintenir les cadres d’une vie juive : entretenir un lieu de culte, procurer suffisamment de clientèle aux magasins cachère s’avèrent impossible pour des collectivités trop réduites.

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À Paris ou à Marseille, tout comme à Évreux ou Périgueux, les Juifs d’Afrique du Nord avaient aussi en commun d’occuper des fonctions jusque-là peu prisées parmi ceux de France. Passe encore d’être tailleur ou coiffeur, mais que dire, pour un Ashkénaze, de la cohorte des petits fonctionnaires algériens, employés de l’administration, instituteurs, et même policiers ou gardiens de prison ? Dans une population en cours d’ascension sociale comme l’était la population juive française, surtout composée de professions libérales, d’artisans et de commerçants, auxquels s’ajoutaient de plus en plus des fonctionnaires moyens, les caractéristiques des israélites du Maghreb n’ont pas manqué de susciter l’étonnement. Ils représentaient globalement une population plus pauvre – ceci est surtout valable pour les Marocains et une partie des Tunisiens –, et moins qualifiée. Claude Tapia en 1964 parle de ces prolétaires « qui ne cachent ni leur appartenance religieuse, ni leur origine nord-africaine », une sorte de « Français moyens », qui « ont enfin fourni à la grande moyenne et petite bourgeoisie juive de France son prolétariat [12]
[12]Claude Tapia, « Les nouvelles frontières », L’Arche, 1964,…
 ».

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Les nouveaux venus ont aussi amené avec eux tout un mode de vie insolite pour leurs coreligionnaires de métropole. Plus fervents, pratiquant selon des rituels inconnus, plus exubérants, porteurs d’une culture méditerranéenne fort éloignée de celle des Ashkénazes ou des discrets Israélites français, ils ont surpris et parfois même agacé. À Marseille, où Wladimir Rabi fait une enquête en 1962, les tensions furent vives dès 1962 entre les « autochtones » et les « immigrés [13]
[13]Wladimir Rabi, « Le ‘Boom’ de Marseille », L’Arche, janvier…
 ». À Lyon, la question de la chehita (l’abattage rituel) divise la communauté [14]
[14]W. Rabi, « “Autochtones” et rapatriés. Les difficultés d’un…
. Réciproquement, la réserve, la tiédeur religieuse des Juifs de France, ne laissent pas d’inquiéter ceux qui viennent d’outre-Méditerranée.

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Il faut toutefois faire la part des choses. Dépassant ces frictions épidermiques, les responsables institutionnels – ceux du Fonds social juif unifié ou bien de l’American Joint Distribution Committee (ou Joint) – considèrent que l’exode des Juifs d’Afrique du Nord est une chance historique. Dans des villes moyennes où les communautés, telle celle d’Aix-en-Provence, étaient languissantes non seulement à cause du manque de ferveur des coreligionnaires mais aussi du fait des mariages mixtes, voire des conversions, il apparaît bien comme « un gisement de force juive [15]
[15]Dans le document original : « a source of Jewish strengh ».…
 ».

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Enfin, il faut souligner un dernier aspect original : contrairement aux immigrés des exodes précédents, les nouveaux venus étaient majoritairement français ou de culture française. Leur exil ne fut pas spécifique aux Juifs, il s’est s’inscrit dans le mouvement de décolonisation qui traverse l’histoire du monde après 1945. Les Juifs d’Afrique du Nord furent donc des rapatriés, ou des réfugiés. Les premiers ont profité du dispositif mis en place lors de la loi votée en décembre 1961 qui prévoit toute une série d’aides à l’installation et à l’insertion ; les seconds bénéficièrent d’un statut certes moins favorable, mais avec l’assurance d’obtenir la citoyenneté française dans un délai assez raisonnable.
Le temps de l’intégration

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Brutalement transportés en une France qui pouvait n’être pour eux qu’une abstraction, un simple florilège d’images puisées dans les livres d’école, noyés dans un flux d’exilés au sein duquel ils ne représentaient qu’une minorité, quelle chance fut-elle donnée aux Juifs d’Afrique du Nord de retrouver une stabilité, refonder un foyer, renouer le cours des choses brisé par l’exode ? Pour y parvenir, ils ont pu compter sur trois éléments : le contexte économique global, l’aide apportée par l’État, enfin les institutions juives.
Le contexte économique

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Le début des années soixante en France a été une période d’expansion soutenue qui a permis l’intégration assez rapide des nouveaux venus. Le bilan général du rapatriement d’à peu près un million de personnes en quelques années est assez positif. En quelques mois, parfois quelques années, l’essentiel des nouveaux arrivants a trouvé un logement – surtout dans les villes moyennes du Sud du pays alors en pleine période de construction de logements neufs – et un emploi. La population juive forme toutefois un groupe certainement moins favorisé. Au Maroc et en Tunisie, mais aussi en moindre proportion en Algérie, les petits métiers avaient subsisté, procurant à leurs détenteurs de faibles revenus, dans des pays où le niveau de vie général était plus bas qu’en métropole. Deux ans après l’exode, parfois même beaucoup plus longtemps après encore, nombre de ces anciens artisans ou petits patrons sont toujours sans emploi, survivant grâce à l’aide étatique ou communautaire. À Toulouse, un an après l’exode, la situation est explosive : beaucoup de rapatriés n’ont pas encore trouvé de travail et l’angoisse grandit [16]
[16]Archives du Joint, op. cit., rapport de Irving D. R. Dickman…
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On ne connaît pas le nombre de ceux qui ne purent se réinsérer, mais dès 1963, à un moment où les allocations découlant du statut de rapatrié prennent fin, les institutions communautaires comprennent qu’elles auront à gérer de façon durable le cas des laissés pour compte de l’insertion. On peut en tracer le portrait-type : des personnes plutôt âgées (plus de 50 ans), sans qualification professionnelle. Certains ont alors sombré dans la dépression. Ce sont autant de cas, souvent dramatiques, qui ont été pris en charge par l’OSE (Organisation de secours aux enfants) depuis les années soixante et pour un temps indéfini [17]
[17]Colette Zytnicki, « Gérer la rupture : les institutions…
. D’après les enquêtes menées par le service « Communauté », créé par l’Alliance israélite universelle, le Joint et l’Anglo-Jewish Association, en 1964, 65 % des personnes concernées constatent une dégradation de leur environnement qui tient à leur difficulté à retrouver un travail capable de leur assurer un niveau de vie comparable à celui qu’ils ont quitté [18]
[18]Claude Tapia, « Le rapatrié en 1965, portrait d’un inconnu ? »,…
. La question du logement, surtout à Paris, avant que ne se fassent ressentir les effets du départ vers les banlieues, est particulièrement aiguë [19]
[19]Ibid.
. Et à partir de 1967, les signes avant-coureurs de la crise économique qui met fin au Trente Glorieuses commencent à se faire sentir : à Toulouse, par exemple, on supprime des emplois dans la confection, et les chômeurs et les cas de détresse augmentent parmi les usagers du FSJU [20]
[20]Colette Zytnicki, Les Juifs à Toulouse entre 1945 et 1970, Une…
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Plus nombreux sont néanmoins ceux qui ont réussi à se réinsérer, au prix parfois d’un déclassement ou d’une formation acquise à l’âge mûr. Comme pour l’ensemble des rapatriés, l’insertion s’est souvent accompagnée du glissement vers le salariat d’une bonne partie des travailleurs indépendants. Prenons l’exemple de M. T. Bijoutier en Algérie, spécialisé dans l’orfèvrerie « indigène », il quitte précipitamment le pays en 1962. Arrivé à Toulouse par le plus grand des hasards, il comprend vite qu’il ne pourra retrouver son statut de travailleur indépendant : il entreprend alors une formation de comptable qui lui permettra de trouver assez rapidement un emploi salarié. Dans les premières années de la réinsertion, l’épouse elle-même a dû travailler, ce qui a été vécu, du moins par le mari, comme une rupture de l’ordre familial traditionnel. Au terme de sa vie, M. T. s’estime finalement plutôt satisfait de son parcours professionnel qui lui a permis de bénéficier d’une situation plus qualifiée et plus stable qu’en Algérie. L’exemple de M. T. est assez représentatif des modalités d’insertion professionnelle du groupe, une insertion qui a dû s’adapter aux conditions du marché de l’emploi en France, caractérisé ces années-là par une progression du salariat.

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Ce cas met aussi en lumière un phénomène important : l’exode a accéléré l’entrée des femmes d’Afrique du Nord sur le marché de l’emploi. L’attribution traditionnelle des rôles au sein de la famille a été remise en question, bouleversant à court terme les rapports entre les individus et, à plus longue échéance, les mentalités des groupes concernés. Les femmes ont connu là les prémices d’une émancipation dont leurs filles ont profité.

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Les premiers temps de l’établissement en France ont été aussi marqués par une multiplication de mariages mixtes [21]
[21]Il atteint la proportion de 48 % chez les Juifs algériens entre…
, du moins dans les communautés où le marché matrimonial était étroit. Le phénomène est si flagrant qu’il ne manque pas d’inquiéter les responsables communautaires qui, dès le milieu des années soixante, multiplient les structures de rencontre destinées aux jeunes. En créant des clubs de diverse nature, il s’agit bien de favoriser les unions intracommunautaires !

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Enfin, au-delà des nostalgies engendrées par la perte du monde familier, l’installation en France – même dans les villes où elle ne fut guère des plus faciles – est perçue par les intéressés comme plutôt positive. Plus sûrement, ils estiment qu’elle fut une chance pour leurs enfants qui ont trouvé en métropole plus d’opportunités d’y faire des études et de réussir leur carrière professionnelle. D’une enquête réalisée à Toulouse au début des années 1990, il ressort nettement que les enfants d’employés ou de petits fonctionnaires ont gravi les marches de l’ascension sociale, grâce à l’école notamment [22]
[22]Enquête réalisée par Chantal Bordes-Benayoun et Colette…
. Ainsi faut-il évaluer l’intégration des Juifs d’Afrique du Nord sur un temps long, de façon à prendre également en considération les générations qui n’ont pas directement connu la migration [23]
[23]À ma connaissance, à part l’ouvrage de Doris Bensimon et Sergio…
. C’est à cette aune qu’on peut porter un jugement global et nuancé sur le phénomène. Une intégration réussie, sur le plan individuel ou collectif, ne se déduit pas tant du constat que les parents ont pu négocier, plus ou moins rapidement, plus ou moins facilement, une place dans la société d’accueil ; elle se mesure plutôt au fait qu’ils y ont trouvé les clés de l’ascension sociale pour leurs enfants. Et sur ce point, le bilan est souvent positif.
Le rôle de l’État

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Si les chances d’insertion dépendaient de l’intéressé lui-même, de sa qualification ou de sa capacité d’adaptation, elles reposaient aussi sur les disposions politiques prises en faveur des rapatriés et des réfugiés. Par exemple, l’État prévoit d’allouer aux rapatriés une part qui peut aller de 10 à 30 % des nouveaux logements sociaux ou des prêts avantageux (mais distribués au compte-gouttes) pour les candidats à la réinstallation commerciale ou artisanale. On doit remarquer que dans ce domaine la coopération entre l’administration et les services sociaux juifs fut étroite. Le FSJU avait de fréquents contacts avec les bureaux du secrétariat d’État aux rapatriés devenu ensuite ministère, de même qu’avec la préfecture de Paris qui gérait la situation des personnes [24]
[24]Archives du Joint : dans la réunion du FSJU et du Joint du 24…
. Dans les grandes villes de province, une collaboration semblable unissait les instances locales du FSJU et les services préfectoraux ou ceux de la Délégation aux rapatriés. L’aide publique, souvent minimisée par les intéressés qui mettent plutôt en avant les dysfonctionnements du système et les retards apportés au versement des allocations, a joué son rôle. Mais pour un temps seulement : les allocations ont pris fin en 1963, et l’année suivante, le ministère des Rapatriés fut supprimé.
Le soutien des organisations juives

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Pour les institutions sociales juives, l’exode de 1961-1962 s’est présenté comme un véritable défi qui venait mettre à l’épreuve un système encore bien fragile. Les énormes besoins en termes d’assistance aux personnes (orphelins, déportés…) créés par les persécutions subies pendant la Seconde Guerre mondiale avaient poussé les institutions caritatives à unir leurs efforts. Elles ont été largement encadrées dans cette démarche par le Joint qui les finançait pour une bonne part. Un lent travail préparatoire, entamé en 1948, aboutit en 1950 à la création du Fonds social juif unifié (FSJU). Il avait pour double vocation de collecter les fonds nécessaires aux diverses associations avant de les redistribuer entre elles, mais aussi de rationaliser les tâches réparties entre plus d’une vingtaine d’organisations et de leur tracer une ligne commune. Il devint de fait « le responsable des activités sociales et culturelles [juives] en France [25]
[25]Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié.…
 ». Lorsque se profile l’exode, à la fin des années cinquante, le FSJU en est encore à ses débuts. Le rapatriement va lui donner la possibilité de s’affirmer en prenant la direction des opérations d’assistance. Avec l’aide du Joint également, une école destinée à former des travailleurs sociaux fut ouverte à Versailles. Les contributions financières et l’assistance technique apportées par le Joint ne se démentent pas pendant la période de l’exode. Toutes les semaines, ses représentants participent à une réunion avec les responsables du FSJU. Ils mènent aussi des enquêtes à travers les communautés, enquêtes dont ils envoient un compte rendu circonstancié à New York.

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Ainsi, alors qu’elles étaient en pleine réorganisation, les institutions juives sont confrontées aux conséquences de l’exode. En 1955, le Comité de bienfaisance israélite de Paris (CBIP) reçoit 70 demandes de secours mensuels. Leur nombre atteint 140 en juillet 1956 et 152 au mois d’août de la même année, émanant pour leur grande majorité de Juifs de Tunisie et plus secondairement d’Algérie [26]
[26]Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié.…
. Le grand rabbin de France prend alors l’initiative de réunir les responsables des grandes organisations pour examiner la situation (mai 1956). De là date la décision de créer un bureau coordonnant les actions en faveur des futurs arrivants, qui prendra effet seulement en septembre 1961 avec la fondation du BIA (Bureau d’information et d’accueil). Car ce qui n’était que conjoncture au milieu des années cinquante devient certitude en 1961, lorsque la France entame des négociations avec le FLN, prélude à un départ pressenti des Européens. La crise de Bizerte [27]
[27]Crise militaire aiguë entre la France et la Tunisie qui s’est…
, qui précipite en 1961 des dizaines de milliers de Français – et parmi eux, à peu près 3 500 Juifs – hors de Tunisie, rend les choses encore plus claires : il faut se préparer à un exode massif.

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Toutefois, au début de l’année 1962, les responsables communautaires, se consultant pour mettre au point une stratégie, avouent leur impuissance : ils ne peuvent mettre sur pied un plan d’évacuation d’urgence des Juifs qui créerait un mouvement de panique et de haine et mécontenterait le gouvernement. Il reste donc à organiser l’accueil de ceux qui ne vont pas manquer d’arriver. Pour en fixer le cadre général, une assemblée plénière extraordinaire du FSJU est réunie en avril 1962. Elle trace la ligne à suivre face à l’événement annoncé : mobilisation des hommes et des ressources tant à Paris qu’en province. Les bonnes volontés et les travailleurs sociaux sont requis pour encadrer l’exode. Un Fonds social pour l’habitat, initialement prévu pour les réfugiés tunisiens, est par exemple mis en place pour faciliter le relogement des familles les plus défavorisées. En 1963, 560 d’entre elles en avaient déjà profité [28]
[28]« D’une assemblée l’autre », L’Arche, avril 1963, n° 75, p. 32.
. Au-delà de l’aide matérielle, l’objectif de cette mobilisation est toutefois d’une autre nature ; il s’agit, en assurant une présence juive dans l’accueil des nouveaux venus, de parer aux risques souvent évoqués d’assimilation. On redoute les effets d’une transplantation brutale qui conduirait les individus à s’éloigner de leurs valeurs et de leur culture originelles.

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Dès la fin de l’année 1961, l’immigration commence. Le Comité de bienfaisance israélite de Paris, dépendant du consistoire, enregistre 9 500 dossiers concernant des rapatriés algériens et 3 950 rapatriés ou réfugiés tunisiens en 1962 [29]
[29]Archives du Joint, chiffres données par Edith Kremsdorf à la…
. À Marseille, placée en première ligne sur le front de l’exode, Sam Castro et sa sœur, entourés d’une équipe de trois autres personnes, organisent l’accueil : en 1963, 3 000 familles ont contacté les services mis en place par le FSJU, requérant pour moins de la moitié d’entre elles un simple conseil administratif [30]
[30]Archives du Joint, rapport de Irving R. Dickman rédigé le 5…
. À Toulouse aussi, on se mobilise pour accueillir, conseiller et ensuite aider les familles à s’insérer. La décision de créer une délégation régionale dans la ville est prise en 1963. La direction en est confiée à un instituteur marocain au fait des méthodes nouvelles en matière sociale. Même les vieilles institutions caritatives sont obligées de renouveler leurs façons d’agir. Le CBIP parisien, à qui incombait la lourde charge de fournir une première aide, change de nom en 1964, devenant le Comité d’action sociale israélite de Paris (CASIP), avec la volonté affichée de transformer aussi son mode d’action. C’est de cette période que date véritablement la naissance de services sociaux juifs modernes, animés par de véritables professionnels, tant à Paris qu’en province.

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L’arrivée de plusieurs dizaines de milliers de coreligionnaires est perçue par les responsables communautaires comme une chance pour le judaïsme, on l’a vu. Mais les conditions dans lesquelles se fait la migration peuvent aussi transformer cette opportunité historique en son contraire. On redoute que l’exode, en dispersant les familles, en changeant les repères, n’accélère un mouvement de déjudaïsation. La conclusion s’impose alors : si l’aide sociale fournie aux individus leur permet de passer le cap du déracinement et d’accélérer leur insertion, elle ne doit pas pour autant occulter les besoins spirituels et culturels [31]
[31]Simon Schwarzfuchs, « Aspects cultuels et éducatifs du problème…
. Pour éviter la dilution dans la société ambiante, il faut ériger, partout où sont installées des familles, des synagogues et des Talmud Tora, voire – la question commence à être évoquée, surtout par des Marocains accoutumés à les fréquenter dans leur pays d’origine – des écoles juives. Après bien des débats sur la question de savoir s’il était de la compétence du FSJU de contribuer à l’aménagement de nouvelles synagogues, ses responsables décident de soutenir le projet « Chantiers du consistoire » qui prévoyait la construction d’un ensemble de lieux de culte [32]
[32]Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié.…
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La jeunesse symbolise tout ce que l’exode peut susciter d’espoir et d’inquiétude. Élevés certainement de manière plus pieuse que leurs contemporains de France, les enfants venus d’Afrique du Nord étaient aussi perçus comme plus aptes que leur aînés à se réinsérer rapidement dans leur nouvel environnement, à condition que leur soient fournis tous les éléments pour vivre leur judéïté. On appréhende en effet les effets de l’isolement des familles installées dans des villes moyennes : « Vouloir rester juif à Angers ou à La Rochelle est remarquable… Les adultes se souviennent de leur vie juive d’antan ; mais c’est en direction de ces enfants qui sont nés en France, qui vont à l’école publique, qui ne peuvent pas suivre des cours de Talmud Torah (souvent éloignés de chez eux) et qui n’ont pas de voisins juifs que nos efforts doivent être dirigés [33]
[33]Archives du Joint, minutes de la réunion entre les délégués du…
 ». On multiplie alors les cours d’enseignement religieux et le FSJU apporte une aide importante à la création d’écoles de l’ORT qui permettent de donner une formation en milieu juif. On organise aussi le temps libre des enfants en ouvrant des camps de vacances. Enfin, le Fonds social transpose en France une structure née sous les auspices du Joint au Maroc, le DEJJ (Département d’éducation de la jeunesse juive), qui s’ajoute à la liste des organisations de jeunesse déjà en place. Mais contrairement à ces dernières, il ne défend aucune option politique ou religieuse, affichant simplement son objectif, celui d’être une structure « d’encadrement et d’éducation des enfants d’âge scolaire et des adolescents essentiellement en provenance des pays du Maghreb [34]
[34]« D’une assemblée l’autre », L’Arche, avril 1963, n° 75, p. 32.
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Enfin, s’impose la tâche d’unifier une judaïcité de plus en plus diversifiée. À la première différenciation, qui sépare les Ashkénazes des Séfarades, il faut ajouter celles qui morcelle le judaïsme nord-africain en autant de particularismes. La façon de concevoir le culte n’est pas la même à Tunis, Alger ou Meknès. Les discussions sur ce thème sont vives et parfois tendues entre les groupes, surtout dans les communautés modestes où il faut partager un espace commun. Dans les années cinquante, l’idée de créer des centres communautaires avait commencé à se profiler. En ce domaine encore, l’exode des Juifs d’Afrique du Nord permet de donner corps à une ambition ancienne, en lui conférant toutefois un contenu quelque peu différent. La maison communautaire s’impose comme le lieu de rassemblement d’une judaïcité non pas en déclin mais menacée par sa trop grande diversité. « Une maison juive en France répond moins au principe de l’appartenance qu’à celui de l’identité. On s’y découvre soi-même avant de découvrir son voisin. Elle est donc d’abord et fondamentalement un lieu de culture, d’étude et de loisirs [35]
[35]« Le centre communautaire et la maison des jeunes de Paris »,…
 ».

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Une première maison s’ouvre à Paris, et cet exemple est suivi dans d’autres villes, ainsi à Bordeaux et à Toulouse en 1963. À Lyon, elle joue bien, selon son directeur, une fonction de brassage entre les différentes fractions de la collectivité juive [36]
[36]W. Rabi, « Autochtones et rapatriés. Les difficultés d’un…
. L’encadrement des populations venues d’Afrique du Nord, le rôle pris par le FSJU dans cette action modifient quelque peu la définition même de la communauté. Vécue jusque là sur un mode essentiellement confessionnel [37]
[37]Martine Cohen, « De l’intégration… au séparatisme social », Les…
, elle se définit de plus en plus comme le rassemblement d’un groupe minoritaire aux origines multiples, certes soudé par un lien religieux, mais aussi par la conscience d’appartenir à un peuple qui, bien que dispersé en de nombreux endroits du monde, a partagé une expérience historique semblable. Une « communauté nouvelle » dont le FSJU proclame la paternité est née dans le périlleux contexte du rapatriement [38]
[38]Claude Kelman, « Une communauté adulte », L’Arche, n° 105, nov.…
.
D’une identité l’autre

30
L’exode ne signifie pas seulement une rupture matérielle avec un monde familier. C’est toute une façon de vivre, une culture au sens large, qui ont été bouleversées, voire même brisées. Comment les faire revivre hors du contexte qui leur avait donné naissance, comment surtout transmettre aux enfants la connaissance et l’amour de ce qui avait fait le quotidien de leurs parents ?

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La construction d’une identité juive séfarade en France s’est faite en plusieurs étapes. Ceux qui ont connu l’exode général de 1961-1962, on le sait, ont été fondus dans la masse des rapatriés. Ils ont, dans un premier temps, globalement accepté cet état de fait : ils étaient des Pieds Noirs et certains ont même largement participé à l’activité des associations de rapatriés qui défendaient leurs intérêts. Il faut certes apporter des nuances à ce schéma général qui est plus adapté aux Juifs d’Algérie. Français depuis 1870, ils avaient partagé avec le reste de la population non musulmane l’épreuve de la guerre de décolonisation et l’exode. Une communauté de sort, forgée entre 1954 et 1962, liait alors les différents segments de la population venue d’Algérie. Mais, aux premiers temps de l’installation en France, on observe un processus semblable parmi tous les nouveaux venus, qu’ils soient issus d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie : le refoulement de leurs propres cultures, comme s’il était le prix à payer pour une insertion réussie [39]
[39]Chantal Bordes-Benayoun, « Entre l’exil assumé et l’exil…
. Freddy Raphaël le notait, concernant les Juifs du Mzab installés près de Strasbourg : « Le regard ethnocentrique de l’Occident, la référence rigide aux critères intellectuels des Juifs ashkénazes, ont abouti à une dévalorisation de la création spirituelle du judaïsme. On a ignoré l’érudition et la sagesse rabbiniques qui s’exprimaient dans d’innombrables manuscrits et responsa, plus que dans des ouvrages imprimés. On a nié la culture populaire et méprisé la création ininterrompue de poèmes mystiques [40]
[40]Freddy Rapahaël, « Les Juifs du M’zab dans l’Est de la…
 ». Margalit Cohen analysait le même phénomène parmi les Juifs du Maroc dans les années soixante-dix. Mais elle ajoutait que le sentiment d’infériorité ressenti vis-à-vis des israélites de France n’entraînait nul reniement du passé, mais « au contraire un attachement très profond qui a marqué l’individu et une nostalgie des valeurs traditionnelles et d’un certain vécu religieux au sein du groupe [41]
[41]Margalit Cohen, Aspects psychologiques de l’acculturation des…
 ».

32
Les choses évoluent lentement dans la décennie suivante. Le choc provoqué par la guerre des Six jours mais aussi le développement d’une recherche générale des identités particulières qui s’amorce en France dès cette période, de même que, peut-être, l’arrivée à l’âge de la maturité de la génération active qui a connu le rapatriement, tous ces éléments et certainement d’autres encore favorisent l’émergence d’une conscience identitaire nouvelle : celle d’appartenir à un groupe juif singulier, marqué par une culture et une histoire propres : les Séfarades. Dès les années soixante-dix – et le mouvement se confirme largement à la fin du XXe siècle –, on assiste à un retour vers les traditions plus ou moins laissées dans l’ombre jusque-là : on réactive celles qui entourent le mariage en renouant avec la cérémonie du henné pour les fiancées, par exemple. Le culte de saints, si caractéristique de la culture juive d’Afrique du Nord, retrouve de la vigueur : les hilloulot [42]
[42]Laurence Podselver, « Les changements au sein de la communauté…
se multiplient, soit sur le territoire métropolitain, soit dans les lieux mêmes où les saints sont enterrés, au Maroc ou en Tunisie [43]
[43]Sylvaine Conord, « Itinéraires de femmes juives d’origine…
, voire en Israël. Les jeunes gens, souvent issus de mondes juifs différents du fait des mariages intercommunautaires, redécouvrant le monde des grands-parents, font revivre des rites et des traditions dans un mouvement de bricolage identitaire. Cette quête nourrit une foule de travaux portant sur l’histoire, les coutumes, la cuisine, la musique… mais aussi des biographies en grand nombre, plus ou moins romancées. Tout un monde séfarade s’affirme, affichant à la fois sa spécificité vis-à-vis des Ashkénazes, mais aussi l’originalité et la richesse de chacune des cultures spécifiques. Du côté tunisien par exemple, les associations d’originaires se multiplient (Juifs de Sousse, de Djerba, de la Ghriba…), de même que des groupes centrés sur la défense de la culture ou l’histoire (Défense du patrimoine juif tunisien, Société d’histoire des Juifs de Tunisie). Les Juifs du Maroc ne sont pas en reste [44]
[44]Par exemple l’Association des Juifs de Marrakech, ou encore le…
. Les travaux érudits comme ceux de Robert Attal, Doris Bensimon ou Haïm Zafrani [45]
[45]Il est difficile de citer tous les ouvrages de ces deux…
ont fait connaître à un large public la richesse des cultures juives méditerranéennes.

33
Et qu’en est-il des Juifs d’Algérie ? Leur affirmation identitaire a longtemps été plus discrète. Joëlle Allouche-Benayoun constatait au milieu des années 1990 : « Et contrairement à certains Juifs ashkénazes, ou certains Juifs originaires du Tunisie ou du Maroc, il n’y a pas chez eux de nostalgie des racines qui s’exprimerait à travers une recherche d’une spécificité “judéo-algérienne”, si ce n’est que leur judaïsme à eux est fondamentalement “libéral”, c’est-à-dire moins contraignant que celui affiché actuellement par les instances dirigeantes du judaïsme en France [46]
[46]Joëlle Allouche-Benayoun, « Une histoire d’intégration. Les…
 ». La chose est–elle toujours aussi vraie aujourd’hui où semble se dessiner un regain d’intérêt vers le passé des Juifs d’Algérie [47]
[47]Voir les actes du colloque récent : L’Identité des juifs…
 ?

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La réinvention des traditions peut également prendre des chemins détournés. Ainsi le mouvement Loubavitch, héritier du hassidisme d’Europe centrale, recrute-t-il la grande majorité de ses membres parmi la judaïcité issue d’Afrique du Nord : « La vision des blocs monolithiques – Ashkénazes affrontant le monde séfarade ou inversement – qui prévalait alors dans la perception des cultures s’est effritée [48]
[48]Laurence Podselver, « Les changements au sein de la communauté…
 ».

35
L’interprétation de ce mouvement de construction/reconstruction identitaire reste ouverte : traduit-il l’émergence d’une conscience particulière à un groupe, conscience destinée à durer et à être transmise ? Ou bien au contraire, ne trouve-t-il pas son origine dans le constat lucide mais attristé de la mort de ces cultures ? Auquel cas, il pourrait être vu comme un chant du cygne, une volonté de retarder l’inéluctable : « Les changements de condition d’existence, l’émergence de nouvelles aspirations, l’attachement progressif à la société d’installation engagent à faire le deuil du passé tunisien. C’est précisément au cours de cette phase critique que s’exacerbent les marques d’attachement à une “tunisianité” en voie de dissolution. Plus la tradition disparaît des pratiques quotidiennes, et plus son aura grandit dans les représentations affectives des juifs tunisiens [49]
[49]Patrick Simon, « L’invention de l’authenticité : Belleville,…
 ». Attendons encore quelques années pour porter un jugement plus définitif.

36
Servie par un contexte économique assez favorable, soutenue par l’action des institutions juives, mais aussi – faut-il le souligner ? – par la volonté des intéressés eux-mêmes, l’insertion socioprofessionnelle des Juifs d’Afrique du Nord dans la société française a été globalement menée à bien, surtout lorsque l’on en prend la mesure sur deux ou trois générations. Cet optimisme froid, déduit d’analyses générales, ne doit pas toutefois nous faire oublier la chair de l’événement : le traumatisme de l’exode, la difficulté à reconstruire une vie dans un monde inconnu et, à terme, tous ceux qui ont été broyés par l’histoire et n’ont jamais retrouvé la chaleur et l’intimité de leur univers familier.

37
De même, s’il est vrai que l’exode a mis fin à des modes de vie et des cultures pluriséculaires, brutalement interrompues, il a aussi ouvert des perspectives inédites qui ont surtout profité aux générations postérieures, soucieuses de réconcilier traditions et modernité et finalement porteuses d’un avenir séfarade en France. Si on peut parler d’intégration, on peut la mesurer là, à cette capacité montrée par le groupe à s’insérer dans les débats culturels (sur la place de la mémoire des groupes minoritaires, le retour du religieux…) qui traversent la société française tout entière, à les enrichir même en apportant un élément de plus à cette diversité aujourd’hui valorisée. Entre la nécessité de s’agréger à la société nouvelle et la volonté de perdurer dans son identité, la judaïcité d’Afrique du Nord a tracé une voie parfois douloureuse mais souvent féconde, faite d’accommodements, de négociations ténues entre le neuf et les traditions, mais aussi de réinventions de valeurs temporairement tombées dans l’oubli. Un chemin qui a permis d’assurer la permanence – voire la construction – d’une identité et d’une culture revivifiées. Reste à savoir comment celles-ci résisteront au passage du temps et des métissages croissants…
NOTES

    [1]
    « Rapatrié, mon frère », L’Arche, n° 96, janvier 1965, p. 11.
    [2]
    Patrick Simon « L’invention de l’authenticité : Belleville, quartier juif tunisien», Revue européenne des migrations internationales, 2000, t. 16, n° 2, pp. 9-41.

[3]
Il est impossible d’en faire ici l’inventaire exhaustif. On doit toutefois signaler, parce qu’ils ont été à la fois pionniers et fort riches, les travaux de Doris Bensimon, L’Intégration des Juifs nord-africains en France, Paris-La Haye, Mouton, 1971 et ceux de Jean-Claude Tapia, Les Juifs sépharades en France, 1965-1985, études psychosociologiques et historiques, Paris, l’Harmattan, 1986.
[4]
Doris Bensimon et Sergio della Pergola, La Population juive de France, The Institute of Contemporary Jewry, The Hebrew University of Jerusalem / CNRS, Paris, 1986, p. 36, estiment à 360 000 la population juive à la fin des années cinquante, à 535 000 au terme de la décennie suivante.
[5]
Ibid., p. 36.
[6]
Ibid. p. 143.
[7]
En ce qui concerne les femmes nées entre 1967 et 1971, le nombre d’enfants était de 1,18 pour celles nées en Europe et 1,65 pour les autres, Doris Bensimon, Sergio della Pergola, ibid., p. 143.
[8]
Patrick Simon et Claude Tapia, Le Belleville des Juifs tunisiens, Paris, Éd. Autrement, 1998.
[9]
Laurence Podselver, « Le pèlerinage de Maarabi à Sarcelles, un pèlerinage transposé du judaïsme tunisien », Pardès, La mémoire sépharade, n° 28, année 2000, pp. 205-217.
[10]
Michael L. Laskier, « The Regeneration of French Jewry : the Influx and Integration of North African Jews into France, 1955-1965 », Jewish Political Studies Review, Spring 1998, n° 1-2, pp. 37-77.
[11]
Archives de l’American Joint Distribution Committee (désormais Archives du Joint), New York, Lois Hackett à Irving R. Dickman, directeur des relations publiques du Joint. Voir aussi Freddy Raphaël, « Les Juifs du M’Zab dans l’Est de la France. Problématique et première étape d’une recherche », dans Les Relations entre juifs et musulmans en Afrique du Nord, XIXe-XXe siècles, Éd. du CNRS, 1980, pp. 197-224.
[12]
Claude Tapia, « Les nouvelles frontières », L’Arche, 1964, n° 85, février 1964, pp. 24-27.
[13]
Wladimir Rabi, « Le ‘Boom’ de Marseille », L’Arche, janvier 1962, n° 60, pp. 42-45. Voir aussi Archives du Joint, le rapport de R. Dickman Irving, directeur des relations publiques du Joint, du 29 mars 1963, qui fait état des difficultés d’intégration des nouveaux venus dans les structures communautaires à Aix, Toulouse ou Montpellier.
[14]
W. Rabi, « “Autochtones” et rapatriés. Les difficultés d’un mariage », L’Arche, février 1963, n° 73, pp. 20 et 32-36.
[15]
Dans le document original : « a source of Jewish strengh ». Archives du Joint, rapport sur une visite des délégués du Joint, non daté, non signé, mais que l’on peut placer en 1963-1964, op. cit.
[16]
Archives du Joint, op. cit., rapport de Irving D. R. Dickman rédigé le 5 avril 1963, à la suite de son séjour en France en mars 1963.
[17]
Colette Zytnicki, « Gérer la rupture : les institutions sociales juives face aux migrations des juifs tunisiens (1950-1970) », dans Sonia Fellous (dir.), Juifs et musulmans en Tunisie, fraternité et déchirements, Paris, Somogy, 2003, pp. 333-342.
[18]
Claude Tapia, « Le rapatrié en 1965, portrait d’un inconnu ? », L’Arche, janvier 1965, n° 96, pp. 16-23. L’auteur nuance son propos an ajoutant que les statistiques ont été établies à partir des personnes ayant consulté les services sociaux, à l’exclusion de ceux qui se sont réinsérés par eux-mêmes.
[19]
Ibid.
[20]
Colette Zytnicki, Les Juifs à Toulouse entre 1945 et 1970, Une communauté toujours recommencée, Toulouse, PUM, 1997.
[21]
Il atteint la proportion de 48 % chez les Juifs algériens entre 1966 et 1975 (et autour de 5 % parmi les originaires de Tunisie et du Maroc), selon Joëlle Allouche-Benayoun, « Une histoire d’intégration, les Juifs d’Algérie et la France », les Nouveaux cahiers, n° 116, printemps 1994, pp. 69-76.
[22]
Enquête réalisée par Chantal Bordes-Benayoun et Colette Zytnicki sur les Juifs d’Afrique du Nord à Toulouse. Voir Colette Zytnicki, Les Juifs à Toulouse, op. cit.
[23]
À ma connaissance, à part l’ouvrage de Doris Bensimon et Sergio della Pergola déjà cité, il n’y a pas eu d’enquête globale sur le sujet.
[24]
Archives du Joint : dans la réunion du FSJU et du Joint du 24 janvier 1963, M. Samuel explique que le FSJU travaille en étroite association avec d’autres organisations caritatives telles que la Croix-Rouge ou la Cimade et que M. Kauffmann est en relation permanente avec la direction du ministère des Rapatriés.
[25]
Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié. Renaissance d’une communauté », Communauté nouvelle, n° 70, p. 96, pp. 86-99.
[26]
Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié. Renaissance d’une communauté », Communauté nouvelle, n° 72, p. 69, pp. 61-76.
[27]
Crise militaire aiguë entre la France et la Tunisie qui s’est déroulée en juillet 1961 pour la base navale de Bizerte.
[28]
« D’une assemblée l’autre », L’Arche, avril 1963, n° 75, p. 32.
[29]
Archives du Joint, chiffres données par Edith Kremsdorf à la réunion du Joint et du FSJU le 24 janvier 1963.
[30]
Archives du Joint, rapport de Irving R. Dickman rédigé le 5 avril 1963, à la suite de son séjour en France en mars 1963.
[31]
Simon Schwarzfuchs, « Aspects cultuels et éducatifs du problème des réfugiés et rapatriés », Journal des communautés, t. 13, 1962, n° 289, p. 4.
[32]
Simon Schwarzfuchs, « Naissance du Fonds social juif unifié. Renaissance d’une communauté », Communauté nouvelle, n° 72, p. 74, pp. 61-76.
[33]
Archives du Joint, minutes de la réunion entre les délégués du Joint et ceux du FSJU du 21 mars 1963, intervention de M. Musnik sur l’organisation des camps de jeunes.
[34]
« D’une assemblée l’autre », L’Arche, avril 1963, n° 75, p. 32.
[35]
« Le centre communautaire et la maison des jeunes de Paris », L’Arche, janvier 1963, n° 72, p. 36.
[36]
W. Rabi, « Autochtones et rapatriés. Les difficultés d’un mariage », L’Arche, février 1963, n° 73, pp. 20 et 32-36.
[37]
Martine Cohen, « De l’intégration… au séparatisme social », Les Nouveaux cahiers, t. 25, printemps 1990, n° 100, pp. 28-36.
[38]
Claude Kelman, « Une communauté adulte », L’Arche, n° 105, nov. 1965, pp. 49-53.
[39]
Chantal Bordes-Benayoun, « Entre l’exil assumé et l’exil réinventé. Les Juifs d’Afrique du Nord en France », les Nouveaux cahiers, 1992, n° 110, pp. 17-22.
[40]
Freddy Rapahaël, « Les Juifs du M’zab dans l’Est de la France », op. cit., p. 222.
[41]
Margalit Cohen, Aspects psychologiques de l’acculturation des Juifs du Maroc. Étude d’un groupe de migrants en France, Thèse de doctorat de 3e cycle, 1973.
[42]
Laurence Podselver, « Les changements au sein de la communauté juive de France : les apports de la « culture du sud », dans Colette Zytnicki, Chantal Bordes-Benayoun, (dir.), Sud-Nord, Cultures coloniales en France (XIXe-XXe siècles), Toulouse, Privat, 2004, pp. 149-155.
[43]
Sylvaine Conord, « Itinéraires de femmes juives d’origine tunisienne, fréquentant le quartier de Belleville : trajectoires visuelles », dans Colette Zytnicki, Chantal Bordes-Benayoun, (dir.), op. cit., pp. 141-148.
[44]
Par exemple l’Association des Juifs de Marrakech, ou encore le Centre international de recherche sur les Juifs du Maroc fondé en 1996 par Robert Asseraf et Michel Abitbol, dont la particularité est d’avoir mené des travaux dans les trois pays principalement concernés par cette histoire : Maroc, France, Israël.
[45]
Il est difficile de citer tous les ouvrages de ces deux auteurs, tant la liste en est longue. On peut toutefois signaler de Haïm Zafrani, Juifs d’Andalousie et du Maghreb, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002 ; et de Robert Attal, la très utile bibliographie, Les Juifs d’Afrique du nord, édition refondue et élargie, Jérusalem, Yad Izhak Ben-Zvi/Université hébraïque, 1993.
[46]
Joëlle Allouche-Benayoun, « Une histoire d’intégration. Les Juifs d’Algérie et la France », op. cit., p. 76.
[47]
Voir les actes du colloque récent : L’Identité des juifs d’Algérie : une expérience originale de la modernité, sous la direction de Shmuel Trigano, Paris, Éd. du Nadir, 2003.
[48]
Laurence Podselver, « Les changements au sein de la communauté juive de France : les apports de la “culture du sud”, dans Colette Zytnicki, Chantal Bordes-Benayoun, (dir.), Sud-Nord, Cultures coloniales en France (XIXe-XXe siècles), Toulouse, Privat, 2004, pp. 149-155, p. 155.
[49]
Patrick Simon, « L’invention de l’authenticité : Belleville, quartier juif tunisien », op. cit.

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