En Autriche, le mouvement Black Lives Matter pousse à un réexamen du passé antisémite
La statue d’un ancien maire de la capitale ayant inspiré Hitler se retrouve de nouveau au centre d’une controverse. Tout comme le musée de l’histoire militaire, qui présente une exposition d’objets de propagande nazie.
L’Autriche en a été surprise elle-même. Jeudi 4 juin, 50 000 manifestants sont descendus dans les rues de Vienne pour soutenir le mouvement Black Lives Matter (BLM, « les vies noires comptent »), un chiffre considérable pour cette nation de 8,8 millions d’habitants.
Comme dans les autres pays occidentaux, le débat a vite bifurqué sur la question des statues et des lieux de mémoire. Et dans un pays dépourvu d’histoire coloniale, c’est naturellement le passé nazi et antisémite qui a ressurgi.
Quelques jours plus tard, des manifestants BLM ont aspergé de peinture une statue du centre de Vienne qui suscite une controverse depuis des années. Elle représente Karl Lueger, qui fut maire de la capitale entre 1897 et 1910 ; il développa en profondeur la cité à l’époque de son apogée, mais tint aussi de nombreux discours antisémites. A tel point qu’il fut ensuite revendiqué par Hitler comme l’une de ses sources d’inspiration dans Mein Kampf.
Ouvrages problématiques
En 2012 déjà, la mairie de Vienne avait rebaptisé une section du Ring, le boulevard entourant le centre-ville, portant son nom. Mais la statue est restée. Un panneau explique juste qu’il a « renforcé la tendance antisémite et nationaliste de son époque » et qu’il est à ce titre « une personnalité actuellement controversée ».
Mais cela ne suffit pas pour de nombreux Autrichiens. Dans une pétition, l’association des lycéens juifs d’Autriche réclame « la démolition » de la statue. « Karl Lueger était un des instigateurs de l’antisémitisme politique et un modèle pour Adolf Hitler. Il n’y a aucune justification à garder ce mémorial dans la forme actuelle », estime-t-elle.
Hasard du calendrier, ce débat intervient au moment où l’Autriche a enfin annoncé sa décision de transformer la maison de naissance d’Hitler en commissariat pour éviter les touristes malsains, et où le musée de l’histoire militaire est mis en cause par une commission d’experts pour une partie de ses expositions. Situé dans les impressionnants bâtiments de l’arsenal de Vienne, il retrace l’histoire de l’armée autrichienne, notamment pendant la longue époque de l’empire austro-hongrois, dissous en 1918. On peut y découvrir la voiture dans laquelle l’archiduc François-Ferdinand a été assassiné à Sarajevo en 1914, un événement qui a déclenché la première guerre mondiale.
Mais ce sont les sections consacrées à l’histoire de l’Autriche après 1918 qui suscitent la controverse, à la suite d’articles publiés par l’organisation antifasciste Stoppt die Rechten (« Arrêtez la droite ») en septembre 2019. Celle-ci a notamment révélé que la boutique du musée vendait alors des ouvrages problématiques vantant « la conduite extrêmement correcte de la Wehrmacht » pendant la guerre, où elle « s’est battue avec honneur et a accompli des miracles de bravoure ». Ces ouvrages ont été prestement retirés, « ils n’étaient d’ailleurs pas vraiment proposés à la vente, ils étaient tombés derrière les rayons », assure aujourd’hui le directeur Christian Ortner, en faisant visiter son musée au Monde.
Reliques nazies
M. Ortner passe un long moment à justifier la muséographie de la partie sur l’Autriche de l’entre-deux-guerres, également critiquée par l’ONG et qui a poussé le ministre de la défense à mettre en place la commission d’experts.
Cette exposition présente de nombreux objets de propagande nazie, comme des affiches antisémites, des bustes d’Hitler ou des objets décorés de croix gammées, tous à peine décrits par de minuscules légendes purement factuelles. « Il y a beaucoup d’objets nazis alignés sans aucune contextualisation, c’est très problématique », estime Gerhard Baumgartner, directeur de la recherche scientifique au Centre des archives de la résistance autrichienne, qui a fait partie de la commission ayant rédigé le rapport remis au ministère de la défense fin mars. Et de lister notamment « cette carte gigantesque du Reich, cet uniforme d’un prisonnier d’un camp de concentration juste à côté d’un uniforme SS, ou toute une série d’uniformes de la Wehrmacht affectueusement alignés ».
Dans ce rapport que le ministère de la défense autrichien n’a pas publié mais dont Le Monde s’est procuré une copie, les historiens réclament « une révision » de cette collection « qui peut encourager les interprétations trompeuses, même si ce n’est pas de manière volontaire ».
Plusieurs figures de l’extrême droite autrichienne affectionnent en effet ce musée où il est facile de faire des selfies devant ces reliques nazies. Le directeur estime qu’il n’y peut rien. « Nous avons 280 000 visiteurs par an », avance-t-il. « L’exposition a vingt ans et n’est en effet plus actuelle. Avant la polémique, nous planifions déjà une rénovation, avec des légendes approfondies ; la ministre m’a désormais promis un budget. » Mais Christian Ortner défend le maintien de ces objets de propagande qui permettent, selon lui, de visualiser « la pénétration complète de la société » par le nazisme.
« Culture de l’indignation mondialisée »
Il défend aussi une affiche éditée dans les années 1980 par l’ex-revue négationniste Aula, qui s’en prend aux Autrichiens choisissant le service civique plutôt que militaire et accrochée dans une autre section de son musée. « Elle est présentée au milieu d’affiches sur le lien entre la société et l’armée, il y a des affiches de gauche et de droite », justifie-t-il.
Directeur depuis 2005, Christian Ortner est détesté par une partie de la gauche autrichienne, qui lui reproche d’avoir passé sa thèse avec un universitaire très proche du FPÖ, le parti d’extrême droite. Mais il peut également compter sur le soutien d’autres personnalités, comme l’historien militaire Michael Hochedlinger qui a défendu son travail dans une tribune publiée par Der Standard, face à ce qu’il appelle « une culture de l’indignation mondialisée ». « Dans une époque post-héroïque où l’histoire est recentrée sur les victimes, un musée militaire semble naturellement déplacé. Mais il y a peu de chance que l’armée finance un mémorial de l’Holocauste ou des déserteurs », prévient-il.
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