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Entre Rabat et les Juifs marocains, une relation à toute épreuve

Entre Rabat et les Juifs marocains, une relation à toute épreuve

Farid Bahri - Jeune Afrique

Le conflit qui oppose Israël et le Hamas depuis le 7 octobre enflamme l’opinion, en particulier dans les pays arabes. La longue histoire commune entre les Juifs et le Maroc peut-elle contribuer à apaiser la situation ? Leurs liens, en tout cas, sont aussi anciens qu’étroits.

Les historiens s’accordent à penser que la présence des Juifs au Maroc remonte à la première destruction du temple de Salomon par les Babyloniens, au VIe siècle avant notre ère. Ainsi, depuis le Moyen-Âge, « le Maroc regroupe la plus forte et la plus grande communauté juive de l’Orient arabo-musulman », explique l’historien français Georges Bensoussan.

Une communauté qui, paradoxalement, n’a cessé de grossir avec les persécutions en Occident. En 1492, sur les 150 000 à 200 000 Juifs expulsés d’Al-Andalus, plus de 10%, soit 20 000 personnes, viendront s’installer au Maroc. Ces mégorashim (« expulsés »), principalement des séfarades, qui parlent la hakétia, un dialecte judéo-espagnol, formeront des communautés nombreuses dans les grandes villes du nord du royaume.

Parqués dans des mellahs

Les Juifs ne sont toutefois pas libres de leur mouvement. Depuis le pacte du calife Omar (717), ils sont soumis à la dhimmitude, c’est-à-dire qu’en échange d’un impôt, ils sont protégés par l’État islamique. Cela ne veut pas pour autant dire qu’ils jouissent alors d’une totale liberté. Au contraire. « C’est pour protéger les juifs de la populace qu’en 1438 le sultan crée, à Fez, un quartier spécial Fez el-Jadid : le mellah », rappelle Georges Bensoussan. Les mellahs sont des ghettos, desquels les Juifs ne sortiront qu’après l’établissement du protectorat franco-espagnol, en 1912.

Quoi qu’il en soit, au Maroc, le judaïsme sera pendant longtemps représenté par deux communautés distinctes : celle des Séfarades et celle des juifs autochtones, les Tochavim. Jusqu’au XXe siècle, les premiers dominent, et les passerelles les reliant ne sont pas simples à franchir. La présence occidentale semble toutefois uniformiser la communauté juive, qui s’européanise fortement, grâce, essentiellement, à l’enseignement que prodigue l’Alliance israélite universelle (AIU), présente dès 1862 au Maroc. La population juive passe, par ailleurs, de 80 000 à plus de 115 000 personnes entre en 1860 et 1910.

Cela n’empêche pas le début de l’exode des juifs marocains vers la Palestine sous mandat. Déjà, au début de la Première Guerre mondiale, on estime que la majorité de la population juive de Haïfa est d’origine marocaine ou maghrébine. La déclaration Balfour, en 1917, qui prône la constitution d’un foyer juif en Palestine, ne fait qu’accélérer le mouvement. En 1923, plus de 300 Juifs feront l’alya vers la Terre Sainte depuis Fès.

Pourtant, les forces britanniques les refoulent dès leur arrivée à Jaffa, et ils sont contraints de rebrousser chemin. Peu importe. En 1948, la création de l’État d’Israël par David Ben Gourion insuffle une nouvelle dynamique. Des 300 000 Juifs recensés au Maroc en 1958, il ne reste plus aujourd’hui qu’environ 5 000 personnes, essentiellement à Casablanca, ce qui en fait néanmoins la plus importante communauté juive du Maghreb. Et, au fil du temps, cette relation judéo-israélo-marocaine a gardé sa force.

Les deux refus de Mohammed V

Les Juifs marocains partis en Israël conservent des liens indéfectibles avec leur terre natale. Relatant la conscription en Israël, dans les années 1960, l’écrivain israélo-marocain Ami Bouganim écrit : « Au bout de deux heures, les conscrits étaient affublés d’uniformes, coiffés de casquettes et armés de fusils qu’ils traînaient comme des balais, et ils ne trouvèrent rien d’autre à chanter, en se dirigeant vers le terrain des tirs, qu’un hymne à la gloire de sa regrettée Majesté le roi Mohammed V et un autre à la gloire de son successeur, le roi Hassan II. » L’explication tient à l’Histoire. Mohammed V a tout fait pour empêcher que le protectorat français mette en œuvre les lois antisémites de Vichy, refusant déportation et port de l’étoile jaune.

« Le sultan Mohammed V a été l’homme de deux refus : il a refusé les lois raciales de Vichy, et il a refusé de s’opposer au débarquement anglo-américain », précise l’historien Yves Benot. Pas seulement. Après l’indépendance du Maroc, en 1956, Mohammed V abolit la dhimmitude. Il nomme des Juifs marocains à des postes ministériels (comme Léon Benzaquen au ministère des Postes) ou dans la haute fonction publique. Aujourd’hui, la mémoire de Mohammed V est régulièrement honorée. À Ashkelon, en Israël, par exemple, une statue du premier roi du Maroc a été érigée en 1986.

La popularité de Hassan II parmi la diaspora juive marocaine reste elle aussi intacte. Comment pourrait-il en être autrement ? En 1992, le roi se vantait d’avoir « 750 000 ambassadeurs en Israël » – soit le nombre de Juifs marocains qui vivaient alors dans l’État hébreu. En outre, dans les années 1960, Hassan II a facilité la migration des Juifs marocains désireux de quitter le royaume pour rejoindre la Terre sainte.

Il jouera également un rôle très actif pour aider Égyptiens, Palestiniens et Israéliens à établir des contacts. N’a-t-il pas participé, en coulisse, aux accords de paix de Camp David (1988) et d’Oslo (1993) ? Shimon Pérès n’est-il pas invité au Maroc en 1986 ? Cinq années plus tôt, lors de la guerre du Sahara, Yitzhak Rabin, alors général de Tsahal, n’était-il pas venu prêter main forte au général Dlimi pour construire le Mur des sables, destiné à contrer les offensives du Polisario ?

« Notre roi bien aimé »

Entre Tel-Aviv et Rabat, les contacts officieux n’ont jamais cessé, même si ce n’est qu’en 1994 qu’une antenne diplomatique représentant Israël a discrètement ouvert ses portes dans la capitale marocaine. Et la diaspora judéo-marocaine en éprouve une certaine reconnaissance. Le nom de Hassan II a été donné à une rue de Kiryat Ekron, à un parc de Beit Shemesh, à une place de Sderot, etc. En 1999, l’année de la disparition de Hassan II, vingt-cinq députés à la Knesset et huit ministres israéliens étaient d’origine marocaine. La chanteuse Raymonde Abecassis s’écrie : « Avec la mort de notre roi bien-aimé, je me sens comme si l’on m’avait coupé un membre. Cela fait deux jours que je ne cesse de pleurer et que je ne trouve pas le sommeil ». Ses paroles font écho au deuil que porte toute la communauté judéo-marocaine d’Israël. Un timbre commémoratif à l’effigie du roi a d’ailleurs été émis.

La présence d’une marocanité dans l’espace urbain israélien n’est pas seulement mémorielle ou patrimoniale, mais également commerciale. Il y a l’arganier. Cet arbuste endémique du sud-ouest marocain, dont l’huile est réputée pour ses vertus cosmétiques ou culinaires, a été acclimaté en Israël, et ses produits dérivés ont été mis en vente pour rendre hommage aux Juifs marocains qui le cultivaient.

Sous Mohammed VI, rien n’a changé. Les liens semblent même s’affermir. Il y a, bien sûr, la reconnaissance formelle de l’existence de l’État hébreu, contenue dans les accords d’Abraham. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. La nouvelle Constitution du Maroc, voulue par le roi en 2011, redonne leur place aux cultures minoritaires. L’apport de la culture hébraïque à la nation marocaine est ainsi reconnu. Une fois n’est pas coutume, la parole est précédée par des actes. Dès la fin de 2000, l’État marocain collabore avec le Conseil des communautés israélites du Maroc pour veiller à la restauration et à la sauvegarde du patrimoine juif. Depuis, les musées juifs ne cessent de se multiplier : Casablanca, Tanger en 2022, bientôt Fès en 2024.

En 2022, selon le Bureau israélien central des statistiques, 70 000 Israéliens se sont rendus au Maroc. Si l’on en est déjà à la troisième génération de Juifs marocains installée dans l’État hébreu, les descendants des premiers migrants continuent à entretenir la mémoire de leurs ancêtres à travers ces voyages-pèlerinages. Les livres d’or en attestent. Ces Israélo-Marocains viennent se recueillir devant les mausolées des saints juifs, à Fès ou à Ouezzane, deuxième cité sainte au Maroc, et demander la paix entre Israël et le monde arabe. Reste à espérer que leurs prières seront exaucées.

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