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Et vous, votre Honneur ? La circoncision en Russie stalinienne

 

Et vous, votre Honneur ?

La circoncision en Russie stalinienne

 

 

Dans la Russie des années trente, Rav Its’hak Elchanan Shagalov était le seul Mohel de toute la ville de Gomel. Sa tâche était considérée comme « contre-révolutionnaire », contraire à l’esprit de l’ordre nouveau qui devait moderniser le pays, modèle de « l’égalité et du progrès », libéré du « carcan de la religion ».

De nombreux Juifs étaient parvenus à monter les échelons de la hiérarchie communiste ; cependant, au plus profond d’eux-mêmes, il subsistait une étincelle de judaïsme, un souffle d’éternité qui les maintenait attachés à certaines pratiques : la Brit Mila, la circoncision de leurs garçons en faisait partie.

Un jour, un de ces Juifs haut gradé demanda le divorce. La raison ? Sa femme avait osé faire circoncire leur nouveau-né !

Le Parti Communiste jubilait. Enfin l’occasion se présentait de faire comprendre aux Juifs de Gomel comment un jeune homme était prêt à sacrifier sa vie privée au nom du Parti et de son idéologie ! On organisa un grand procès et le public emplit les bancs réservés à l’assistance.

Le juge – qui était juif – fit d’abord appeler le mari :

– Dites-moi, Camarade, êtes-vous un membre loyal de notre Parti bien-aimé ?

– Absolument, votre Honneur ! Et il décrivit le poste important qu’il avait obtenu par sa conduite exemplaire au service du Communisme.

– Jusqu’à présent, étiez-vous satisfait de votre mariage ? continua le juge.

Oui, il l’était.

– Alors, Camarade, pourquoi voulez-vous divorcer ?

– Camarade Juge ! Ma femme a donné naissance à un garçon. J’espérais l’élever comme un bon et loyal communiste. Mais un jour, en rentrant à la maison, je me suis aperçu qu’il avait été circoncis ! J’en étais horrifié ! J’occupe une fonction importante dans le Parti, je ne pouvais tout de même pas rester toute la journée à la maison pour surveiller qu’on ne mutile pas mon fils ! Elle est coupable !

– Que la femme vienne ici s’expliquer sur sa conduite scandaleuse ! s’écria le juge. Visiblement éprouvée, la femme s’avança vers la barre.

– Camarade ! l’interpella le juge d’un air dégoûté. Comment avez-vous pu perpétrer un crime aussi terrible ?

– Camarade Juge ! (Elle pleurait.) Ce n’est pas vrai ! Il ne veut même pas m’écouter ! Nous habitons dans une seule pièce. Un jour, alors que j’étais sortie faire la queue devant un magasin, j’ai laissé le bébé qui dormait dans son berceau. J’avais bien fermé la porte à clé. Mais les courses m’ont pris plus de temps que prévu ; la queue était si longue ! Quand je suis revenue, j’ai été horrifiée de constater que la porte de notre chambre avait été forcée. Rien n’avait été dérobé ! Mais mon bébé avait été kidnappé ! Il n’y avait personne d’autre à la maison, aucun indice. Je me suis précipitée dans la rue, comme une folle quand j’ai soudain aperçu mes parents et ceux de mon mari. Imaginez mon soulagement quand j’ai vu que ma mère portait mon bébé. Elle tenta de me calmer : elle avait juste emmené le bébé pour le promener, affirmai-t-elle.

Sur l’instant, j’étais tellement contente de retrouver mon enfant. Mais quand je l’ai ramené à la maison et que je l’ai changé, j’ai eu un choc ! Comment mes propres parents avaient-ils pu me faire cela ?

Elle était maintenant secouée par de furieux tremblements. Revivre cette scène la bouleversait !

– C’est effectivement affreux ! remarqua le juge d’un ton grave et compatissant. Il est incroyable que dans notre moderne Union des Républiques Soviétiques, des pratiques aussi barbares puissent subsister... Que les grands-parents se présentent à la barre !

Ceux-ci s’avancèrent, d’un pas hésitant. Les deux grands-pères portaient une barbe grise et de longs manteaux noirs. Les grands-mères avaient les cheveux entièrement couverts d’un foulard. L’une des deux parlait le russe un peu mieux que les autres et prit donc la parole.

– Honorable Camarade ! Je dois avouer que je ne comprends pas ce qu’on nous reproche. Mais vous devez savoir que nous n’avions pas l’intention d’agir contre la loi. C’est juste arrivé !

Le public qui, jusque-là, s’était montré attentif et grave, éclata de rire. Le juge donna un coup de marteau sur la table pour rétablir le calme et demanda, moqueur :

– Babouchka ! Comment une circoncision peut-elle juste arriver ?

– Voilà: nous avons emmené notre adorable petit-fils prendre l’air dans son landau et, sans y prendre garde, nous nous sommes retrouvés dans une petite rue que nous ne connaissons pas. Soudain un jeune rabbin que nous n’avions jamais vu auparavant nous a demandé : voulez-vous que votre petit-fils juif soit circoncis comme tous les garçons juifs ?

– Bien sûr, avons-nous répondu. Il a alors pris un couteau et, avant que nous ne puissions réagir, notre petit-fils était circoncis.

Une fois de plus, les rires fusèrent chez le public.

– Babouchka ! Avez-vous terminé votre histoire ridicule ? demanda le juge qui tentait de garder un peu de sérieux à cette audience.

– Oui, Camarade juge ! rétorqua la grand-mère. Mais je veux que vous sachiez que je suis très heureuse de tout cela !

– Heureuse ? rugit le juge. Et de quoi donc ?

– Heureuse que notre cher petit-fils ait été circoncis. Comme vous, d’ailleurs, votre Honneur ! N’êtes-vous pas heureux d’être juif et circoncis ?

Malgré tous ses efforts, le juge ne put empêcher les ricanements et les remarques insidieuses. Enfin, il parvint à rétablir l’ordre. Il rappela le mari.

– Dites moi, Camarade, héros de la nation et du Communisme ! A part cette malheureuse affaire, avez-vous d’autres raisons de vouloir divorcer ?

– Non, Camarade Juge ! Aucune !

– Si je vous dis que votre épouse n’est pas coupable, accepteriez-vous de reprendre la vie commune ?

– Bien sûr, Camarade !

– Alors voici la décision. Votre femme est innocente. Tout ceci est de la faute de vos beaux-parents. Je les condamne à une amende de cinquante roubles pour leur insistance à perpétuer ces pratiques d’un autre âge. Telle est la décision du tribunal du peuple de Gomel !

Tandis que les spectateurs quittaient la salle, ils ne pouvaient qu’admirer silencieusement le plan ingénieux monté par ces jeunes membres du Parti qui avaient tenu à faire circoncire leur fils tout en conservant leur carte du Parti et leur fonction.

Et tous les Juifs présents avaient compris que cette affabulation n’avait qu’un seul but : protéger l’identité du seul « Mohel » de la ville : Rav Its’hak Elchanan Shagalov.

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