France - Le marketing de l'étoile jaune
"Un tee-shirt avec une étoile jaune pour se revendiquer "non vacciné" vendu sur Amazon", avait récemment repéré un internaute américain (avant que la plateforme retire le produit) : difficile de mieux condenser l'esprit de notre temps. Un savant mélange de complotisme, d'opportunisme mémoriel et de cynisme mercantile dont nous n'avons pas fini d'épuiser la recette. C'est à se demander ce qui est le plus gênant : la bêtise de l'analogie ou bien sa récurrence éculée. Le symbole de l'extermination de 6 millions de personnes s'est depuis longtemps imposé comme un indémodable, des gilets jaunes aux antivax en passant par l'association la Peta [NDLR : Pour une éthique dans le traitement des animaux] qui assimile l'abattage alimentaire à la Shoah dans ses visuels, et par certains musulmans qui substituent "muslim" à "jude" pour mieux se rêver aux portes de la chambre à gaz.
Le tropisme proverbial du point Godwin suffit-il pour autant à expliquer un tel engouement macabre ? Pas vraiment. Car ce n'est pas la seule fascination du pire qui meut ce disque rayé, mais bien un besoin maladif d'attirer l'attention par tous les moyens. Tel est le paradoxe de ces détournements : ils relativisent l'horreur du crime nazi tout en s'y référant comme à l'étalon du mal absolu. Ils disent dans un même souffle "Regardez-nous ! Les juifs n'ont pas le monopole du supplice, cessons de faire de leur calvaire un incontournable !" et "Notre malheur est si grand que la seule référence à même d'en traduire l'ampleur est la Shoah." Virtuoses de la mauvaise foi, ils jonglent sans broncher avec l'hyperbole et l'euphémisme, sans se formaliser de la contradiction.
Le mobile opportuniste est puissant, mais il n'est pas le seul à la manoeuvre. Car, à côté de ceux qui surfent sans vergogne sur une tragédie historique pour se donner de la visibilité, il y a les entrepreneurs de la concurrence victimaire qui filent la comparaison avec le génocide des juifs comme on ramène la couverture à soi. Qu'il s'agisse des fans de Dieudonné qui pourfendent la "religion de la Shoah" en accusant les juifs de brandir leurs plaies pour se rendre intouchables, ou des militants antiracistes qui, à l'image de l'Union juive française pour la paix, prétendent lutter contre l'antisémitisme tout en se souciant avant tout de ses instrumentalisations et en affirmant que "les principales victimes des discriminations et agressions racistes aujourd'hui ne sont plus les juifs", le soupçon d'un "privilège juif" fait son bout de chemin.
Une version à peine retouchée d'un motif antisémite classique (le juif comme détenteur d'un pouvoir excessif, injustifié et dangereux), qui peut cependant se glorifier d'une nouveauté peu commune : celle d'être reprise par des personnes affirmant lutter contre toutes les formes de racisme. Les mêmes qui martèlent que les accusations d'antisémitisme portées à l'encontre de l'antisionisme ne sont que des tentatives d'intimidation visant à museler les critiques de la politique israélienne, tandis que dans les cortèges, comme on a pu s'en apercevoir encore récemment en Grande-Bretagne, en Belgique ou aux Etats-Unis, des confusionnistes jurent à grands cris la mort des juifs au nom de la défense du peuple palestinien.
Quel que soit l'objectif, choquer pour attirer les médias friands de buzz ou dénoncer un traitement inégalitaire en faveur des juifs, le résultat est le même : banaliser l'antisémitisme en entretenant la confusion. Galvauder l'étoile jaune, c'est effacer la mémoire des seuls qui ont dû la porter et pour qui elle signifiait la déshumanisation et l'anéantissement. Rendre leur histoire invisible en l'exhibant partout sous des traits carnavalesques. Plus ce signe fleurit à tort et à travers, et moins il apparaît pour ce qu'il est vraiment. Son omniprésence constitue en cela le symptôme éclairant d'une maladie récurrente : le besoin de se donner un bouc émissaire pour exorciser les tensions et les rancoeurs sociales, qui constitue l'ADN de l'antisémitisme au-delà de ses mutations. Fascinante hypocrisie consistant à se plaindre que les juifs sont partout tout en les convoquant en qualité de caution victimaire à la moindre occasion.
Ce que notre époque ajoute à ce fléau polymorphe, c'est sa capacité à tout marketer. La victime, de fait indépassable, devient dans ces circonstances un statut privilégié qu'on s'arrache pour décrocher la reconnaissance publique dont on estime être privé à tort. La commercialisation de tee-shirts arborant une étoile jaune n'est que l'aboutissement inévitable d'une logique concurrentielle où les traumatismes du passé sont vidés de leur singularité qualitative pour être classés sur une échelle quantitative de la souffrance où la Shoah s'avère particulièrement vendeuse. A quel prix ?
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