Israël Zangwill, Chad Gadya!, traduit de l’anglais par Mathilde Salomon, publié pour la première fois dans les Cahiers de la Quinzaine en 1904, Paris, Éditions de l’Éclat, 2019, Collections Éclats.
Quand paraît le 30 octobre 1904, aux Cahiers de la Quinzaine, dans le troisième cahier de la quatrième série, le récit d’une quarantaine de pages intitulé Chad Gadya !, son auteur, Israël Zangwill est inconnu du public français. Curieusement, le long avant-propos, que Charles Péguy semble consacrer à cette nouvelle traduite de l’anglais et à son auteur, n’instruira guère le lecteur français sur cet écrivain juif qu’on a pourtant appelé, à tort ou à raison, le « Dickens juif »…. Ce récit, très dense, met en scène un jeune homme qui, assistant au repas du soir de la Pâque juive, est assailli de sentiments confus, contradictoires, douloureux si bien que pour y mettre un terme, il met fin à ses jours. Cette nouvelle exprime tous les scrupules d’infidélité, tous les doutes, toutes les contradictions que pouvaient ressentir des Juifs sortis du ghetto depuis longtemps et en voie d’assimilation.
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Ce récit fut accueilli, par les nombreux lecteurs et collaborateurs juifs de Péguy, comme un « réveil de leur conscience ». En quoi consiste cette prise de conscience ? André Spire écrit au sujet de cette nouvelle, que cette oeuvre lui avait permis, à lui et à ses camarades de « retrouver cette âme juive qui s’effaçait en eux ».
Ces propos ne laissent pas de surprendre. Car il semble que ces Juifs dont parle Spire, ces « israélites français», ces Juifs patriotes, assimilés certes à la nation française, à la différence du personnage mis en scène par Zangwill, n’avaient pas oublié leur judéité : ne s’étaient-ils pas réunis, pour sauver le sort d’un Juif, le capitaine Dreyfus, autour de Charles Péguy ? ce même Péguy qui fit de l’Affaire la grande cause de son existence ; qui célébrait en Bernard-Lazare « l’un des plus grands parmi les prophètes d’Israël » (Notre Jeunesse) ; qui inspirait la plus vive affection et la plus grande estime à des esprits aussi différents que Julien Benda, André Spire, Edmond Fleg, Jules Isaac ou Franz Rosenzweig ; qui, enfin, louait le Juif qui « lit depuis deux mille ans » (Note conjointe).
Il n’empêche que « Chad Gadya !, se souvient Spire, jou[a] le rôle d’un cristal dans un liquide sursaturé. […] Bouleversement intérieur, crise de larmes, vie soudainement changée. Ils voulurent explorer, retrouver cette âme juive qui s’effaçait en eux, lui demander des raisons de vivre et combattre non seulement pour ces valeurs communes à tous les hommes, mais pour ces valeurs resurgissantes qu’ivres de liberté trois générations de Juifs émancipés avaient essayé d’oublier, de refouler » (Revue de pensée juive).
C’est pour cette raison, sans doute, que ce sombre récit, somme toute peu représentatif de l’œuvre riche, parfois prolixe, de Zangwill offrant, avec réalisme et humour, le tableau de l’East London londonien pauvre mais débordant de vitalité, a trouvé un tel écho auprès du public israélite français : il décrit non pas le ghetto de Venise émancipé, mais plutôt la dissipation de la vie juive, une génération après la sortie du ghetto. Ils ont sans doute vu dans les déchirements de ce trop sensible personnage l’analogue de ce qu’ils éprouvaient, eux, les israélites français, les plus intégrés des Juifs dans le pays le plus universaliste d’Occident car en ce début de siècle, le judaïsme parisien n’est pas celui d’une « ville étrangère au milieu » d’une grande ville, mais déjà d’une vie dans la cité.
Dans sa lecture de Chad Gadya!, Spire pèche sans doute par un excès d’optimisme quand il écrit du personnage principal : « malgré tous les masques dont il a essayé de l’affubler, il sent que son âme est juive » (Spire, p. 9). Mais pourquoi ce personnage finirait -il par mettre fin à ses jours en se jetant dans les eaux sombres de Venise s’il ne s’agissait que de masques ?
Car Chad Gadya ! de Zangwill rend tangible une transformation, une dissolution dont on ne se rendait plus compte, et qui apparaît désormais irrémédiable. Il s’agit d’une crise véritablement tragique, plus profonde que celle que provoqueraient de simples masques accumulés, empilés sur un vieux fond juif, finalement inaltéré.
Ainsi, dès l’incipit, lorsque le jeune Vénitien découvre qu’il est arrivé à l’improviste au repas pascal, au Sédère de Pessa’h, Zangwill saisit avec une terrible justesse en quoi consiste le judaïsme de son personnage, ou plutôt ce qu’il subsiste de judaïsme chez lui : un souvenir « du temps de l’enfance » (p. 10). C’est peut-être le mot le plus dur et le plus lucide de cet analyste du cœur humain : le judaïsme auquel nous restons attachés n’est qu’un souvenir d’enfance, éteint, sans aucune incarnation dans une réalité vivante. Le Vénitien est alors saisi par l’aridité de son judaïsme, la « minceur diaphane de son judaïsme réel » pour reprendre une formule heureuse d’Alain Finkielkraut dans Le Juif imaginaire. Il commence à être saisi de scrupules : serait-il infidèle à son père et au dieu de ses pères ? C’est ce qu’il lit dans le regard de son père qui « souffrait sans doute de voir le fils aussi indifférent aux traditions » (p. 12).
Qui est ce père, d’ailleurs ? Un directeur de la Compagnie des bateaux à vapeur de Venise, un « moderne entre les modernes au dehors, lettré et un saint à la maison » (p. 22). Le ghetto dont s’est extrait le héros de Zangwill n’est ainsi plus un ghetto matériel, économique, social, mais déjà un ghetto seulement intérieur, familial. La vie de ce Juif de père n’est plus à part mais … côte-à-côte. Ses interlocuteurs, clients, fournisseurs, associés, sont indifféremment juifs et non-juifs.
Ce qui reste du ghetto s’est déjà retranché à l’intérieur de soi : le père a quitté le ghetto géographique ; il remplit de son existence une place dans l’univers, et ce qui subsiste de son judaïsme n’est plus qu’une fidélité à sa propre enfance, à l’existence pleinement juive de son enfance, qui ne se manifeste aujourd’hui que dans des contingences temporelles : les fêtes, le Sédère de Pessa’h.
À la génération suivante, à la place du fils où se trouve le personnage torturé de Zangwill, que reste-t-il ? Une fidélité à une fidélité et non plus à une vie vivante ; un mode de vie laïque et non particulier qui s’épanouit, parce qu’il était déjà en germe chez son père.
Le fils se demande alors : à quoi s’attendait-il en me baignant dans le monde (non-juif) ? Il renvoie ainsi le reproche d’infidélité au père : ‘si je suis infidèle aux préceptes de nos ancêtres, c’est que tu ne me les as pas transmis’. Vieux procédé talmudique qui rendait inopérante la peine infligée au fils ingrat, auquel tente de s’accrocher le fils qui se sait coupable d’infidélité (Sanhédrine 68b).
Il n’y a d’ailleurs pas de reproche de la part de ce père, tout au plus un regard réprobateur, c’est le jeune Vénitien rongé de culpabilité qui s’accable lui-même, puis qui essaie, tant bien que mal, de se défaire de ce péché d’infidélité en renvoyant la faute au père et à la première génération d’émancipés.
André Spire établit le même constat : son judaïsme est « fait du souvenir de quelques grandes fêtes, de quelques prières, de quelques cérémonies de famille » (Revue de pensée juive). C’est un souvenir, un souvenir de famille, c’est-à-dire un souvenir de la famille à laquelle on appartient, comme fils, petit-fils, neveu, et non de la famille que l’on fonde, et c’est un souvenir de quelques évènements : le judaïsme surgit en quelques occasions limitées et se refoule le reste du temps. De même, pour évoquer les Juifs du ghetto, Spire parle de leur vie complète par elle-même » (Spire, p. 10, c’est moi qui souligne), il s’agit de leur vie et non plus de la nôtre, et complète parce qu’emplie de judaïsme et non d’intermittences de judaïsme. Le scrupule apparaît alors en « une heure de fièvre » (Spire, p. 15).
Quels sont ces scrupules ? L’impossibilité de concilier le besoin d’enracinement juif et l’universalisme de l’émancipation. En cristallisant tout ce que l’émancipation peut avoir de douloureux pour sa judéité, le narrateur de Chad Gadyah ! en vient presque à la regretter.
Il se demande avec une insigne mauvaise foi : « pourquoi avaient-ils jamais souhaité l’émancipation ? » (p. 18), quand, de tous les Juifs de Venise, il la chérit plus qu’aucun. Il peine seulement à se la voir reprochée par ceux-là mêmes qui l’ont introduit à ce mode d’existence laïque, moderne, universelle. Il feint de regretter les persécutions antisémites, qui le détourneraient des impasses internes de la judéité : « Peut-être eût-il échappé à ce sentiment qui le hantait, du vide et de la futilité de l’existence… »(p. 20).
« Un monde indéfendable », écrit Roger Martin du Gard à propos de la vie provinciale enracinée dans sa préface à Vieille France (1932). Le Vénitien émancipé porte le même jugement sur la vie juive du ghetto. Mais il sait ce jugement tragique. D’où les remords, la mélancolie, l’accusation d’infidélité dont il s’accable.
Qui pourrait déplorer la fin des persécutions antisémites permanentes et étatiques garantie par une intégration des Juifs, désormais citoyens au sein des nations ? Nul ne saurait renoncer aux bienfaits de l’émancipation…
Mais comment, aussi, ne pas être tourmenté par les dommages irrémissibles qu’elle cause ? Désormais citoyens d’un Etat-Nation, le Juif vénitien comme l’israélite français se doivent d’être des nationaux, d’entrer dans le groupe majoritaire en même temps qu’ils accèdent à la citoyenneté. Leur existence comme nation minoritaire se dissout si l’exigence de cohérence de la majorité se matérialise, si l’ambition d’unité et d’indivisibilité ne souffre plus aucune réserve.
Il faut défendre le monde dont on s’est extrait, aussi étriqué soit-il, sinon il n’existera plus. Et en même temps, on ne peut retourner à l’intérieur des frontières du groupe, parce qu’il nous est devenu irrespirable.
La condition diasporique rend tout déracinement tragique. Les conséquences du déracinement sont collectives et existentielles pour le Juif, quand elles sont seulement individuelles pour tout autre dispersé émigré qui « [laisse] dans un coin de la terre une patrie qui prendra [sa] défense lorsqu’il ser[a] molesté » (Spire, p. 69) et qui, surtout, continuera d’exister sans lui. Charles Gutzkow, cité en épigraphe du cahier Zangwill d’André Spire, décrit ce même tiraillement : « Pourquoi, malgré l’horreur qu’il nous inspire, ce chaos de coutumes que nous traînons après nous de l’Orient nous relie-t-il encore comme si nous étions frères ? ».
Le choix de la comptine Chad Gadya, et donc du Sédère de Pessa’h qui est la cadre de la nouvelle est éloquent : c’est la fête où se forge la nation d’Israël, où se transmet une culture spécifique. La Pâque juive est la fête qui met le plus en évidence le tiraillement entre particularisme et universel. « Ces « rêveurs », qui se voulaient « fidèles dans l’infidélité » étaient déchirés entre un judaïsme étriqué, qui reniait sa vocation à l’universel, et la chaleur, voire les mystère que les Juifs de la tradition avaient en partage », écrit avec pertinence Freddy Raphaël (Dictionnaire Charles Péguy, p. 68).
« Les chants traditionnels le submergent, le contraignent à s’interroger sur l’échec de son aventure émancipatrice » ajoute-t-il. En aucun cas, il ne saurait renoncer à l’émancipation, mais il ne peut échapper au bilan amer de tout ce que l’émancipation emporte comme renoncements et impasses. Il faut souhaiter l’émancipation, l’ouverture au monde occidental, la sécularisation et l’étiolement de la pratique du judaïsme, mais admettre que tout « cela ne va pas de soi », selon la formule de Péguy (Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu).
Le héros malheureux ne peut, pour réconcilier sa judéité avec la modernité et l’universalisme dans lesquels il baigne, revenir en arrière, faire littéralement un mouvement de techouva, parce qu’il n’est plus croyant. Le héros de Zangwill fait le constat de l’absence de Dieu, « sa quête débouche sur du vide », note Freddy Raphaël.
« La vie sans dieu semblait intolérable » (p. 47). Cet agnostique a besoin de croire en dieu ! Napoléon, « archange du mal », lui a ouvert les yeux en le faisant citoyen émancipé hors du ghetto. Et par conséquent, cet athée s’invente une théologie qui le protègerait du « poids de l’univers » (p. 36). Une théologie escamotée, en quelque sorte…
Car on sent bien que cette construction théologique est bancale : elle fait de Dieu un pilier nécessaire et inexistant. Plus que la nécessité de Dieu, elle démontre le tragique de l’absence de Dieu. Il peut bien écrire sur son « âme orientale » en face de son « cerveau d’Occident », il ne croit pas plus en cette âme orientale qu’en Dieu. Tout au plus tient-il au sermon juif sur l’âme, à la théologie juive, mais sans Dieu.
Zangwill parvient ainsi, au prix d’un paradoxe un peu forcé, à re-judaïser la sortie de son personnage hors de la foi juive : « [Israël] le premier dans la foi, le premier dans le scepticisme. » (p. 27). Il ne pouvait être que Juif et versé dans le judaïsme pour devenir incroyant !
Quand le héros de Zangwill est saisi de « soudaines et étranges intuitions de Dieu », il s’agit pour lui d’un Dieu, « à lui », pense-t-il, « distant et douteux » (p. 30). Du reste, le Dieu impénétrable du livre des Prophètes, le Dieu du Talmud dans la controverse de Baba Metsia 59b, qui a confié la Torah aux hommes puis s’est retiré, est lui aussi distant et douteux. André Spire écrit peu ou prou la même chose quand il cite son ami Sittenheim : « je me souvins que nous pouffions de rire [pendant la prière] car son père nous avait appris l’irrespect » (Spire, p. 9). La religion juive serait ainsi, au contact de la modernité, la religion la plus à même de catalyser la sortie de la religion, puisqu’elle instruit le questionnement, transmet la transgression et permet une théologie sans dieu.
Le rejet de la pratique se compense ainsi pour le héros de Zangwill par un retour aux textes juifs, qui trouve « réconfort dans les Psaumes » (p. 15) ou dans l’Ecclésiaste, textes tellement omniprésents et récités que l’on ne les lisait pas lorsqu’ils étaient encore des lectures rituelles.
Le Chad Gadya ! de Zangwill est rythmé par la comptine du Sédère de Pessa’h : un air lancinant, inoubliable. Un air qu’aucune poésie occidentale n’effacera. Aucune philosophie occidentale ne sera plus percutante que la philosophie de l’Histoire de cette petite chanson en araméen, que le Vénitien connaît par cœur malgré lui. Il en interroge, au reste, le sens une fois seulement qu’il a quitté la pratique religieuse. Comme si jusque-là, il se contentait de la réciter. Le chevreau, le chat, le chien, l’absurdité des empires séculiers vue depuis la judaïcité éternelle, éternellement tenue à l’écart de l’Histoire. Il n’avait du reste pas besoin de s’éloigner du judaïsme pour percevoir cette lucide et percutante leçon de Chad Gadya : son interprétation de Chad Gadya est celle, traditionnelle, des commentateurs qu’il retrouve.
L’impasse est alors absolue.
Le personnage inventé par Zangwill dessine cependant une voie de sortie. Il inscrit au bilan du judaïsme une vertu qui pourrait paraître bancale et qui est, peut-être, la seule voie de salut pour « Juif-errant du monde de l’âme » (p. 14). Dans une réflexion quelque peu spécieuse, il affirme que le judaïsme comporterait un caractère concret, qui manquerait aux autres religions et doctrines. Il préférerait toujours « les sourires, les rires, les images aux murs gris des idées générales » (Spire, p. 37), voire les « paraboles », terme que l’on associe davantage au Nouveau Testament. Sans y voir de contradiction, il célèbre aussi les princes de l’abstraction que sont les élèves et étudiants des écoles traditionnelles du monde juif (au ‘hédère et au Talmud Torah), ou encore la judaïcité qui se tient à côté des nations charnelles et terrestres.
Quelle serait alors l’issue de ce tiraillement ? Une première hypothèse, pour l’auteur est le sionisme. Quand Zangwill écrit Chad Gadya !, il est encore membre du Congrès Sioniste et ne quittera l’organisation que sur une question secondaire, celle du territorialisme. Dans Chad Gadya !, son personnage établit la nécessité du sionisme pour rédimer les Juifs sortis du ghetto :
« Race étrange, qui savait bâtir des villes pour les autres, jamais pour elle-même, qui professait d’être à la fois une religion et une nationalité, et n’était souvent ni l’une ni l’autre» (p. 38).
Mais immédiatement, il trace les limites d’un tel projet pour le salut de l’âme juive. Il fait alors endosser à son personnage un scepticisme qui n’est pas le sien comme en témoignent ses Rêveurs en congrès, discours enthousiasme prononcé au premier congrès sioniste de 1897, ou son engagement auprès de Herzl ou encore l’initiative qu’il prit en jetant les bases de la Jewish Territorial Organization (en 1905). Ainsi, pour le jeune Vénitien, le devenir inévitable de tout État juif est ainsi d’être « épais de corps et d’âme étroite » (p. 38). La condition juive est tragique et absurde, il ne cesse de s’en persuader ; perpétuer le nom juif sans revenir au ghetto « étroit » et en préservant l’émancipation ne peut se faire, suggère-t-il, qu’à travers l’État juif.
Mais alors il serait destiné au même sort étroit des nations terrestres. Qui est épais de corps et d’âme étroite ? C’est l’image du non-juif, du goy au prisme du ghetto. Que propose alors l’État juif ? De ne plus être un peuple disséminé parmi les peuples, mais d’être un peuple comme les autres peuples, épais de corps et d’âme étroite.
« Et après ? » ajoute-t-il. Une fois que l’on a goûté et au particularisme et à la dispersion, on ne veut plus se contenter que de l’un ou que de l’autre, aussi difficile et tragique que cet équilibre puisse être. Le judaïsme comme religion, étriqué et poisseux en diaspora selon le jeune Vénitien, cette conscience malheureuse, deviendrait étriqué et nocif dans un État juif, « la synagogue persécuterait tout ce qui la dépasse » (p. 39) parce qu’elle en aurait alors le pouvoir, anticipe-t-il.
Quelle autre issue, si le sionisme aussi se révèle insatisfaisant ? Il semble qu’il n’y en ait aucune.
« Cosmique et comique sont synonymes » (p. 44). L’émancipation le relègue à l’universel, l’incroyance au vide sidéral — malgré ses efforts purement intellectuels pour réintroduire Dieu dans le monde — et de là, aidé de sa modeste philosophie juive, il contemple l’Histoire et la succession des empires, et les juge absurdes et finit par tout juger absurde. Il ne peut trouver aucune issue à sa condition absurde de Juif émancipé, et n’envisage que le suicide. Pourquoi cette seule possibilité ? Pour le jeune homme désespéré, le tiraillement de ses deux pôles, juif et occidental, la frustration de ne pouvoir concilier sans altération le conduisent à la conclusion que l’acceptation de sa condition et le bonheur, cet « état où aucun désir ne s’accompagne de souffrance » (Albert Memmi, Le Désert), sont introuvables. « L’incapacité d’être satisfaits, voilà les caractéristiques de la plupart des héros de Zangwill » résume André Spire (Spire, p. 52).
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Pourtant, tous les héros de Zangwill, le roi des Schnorrers Manasseh da Costa et son gendre Yankélé ne sont pas si malheureux que cela. Ils trouvent leur bonheur dans l’acceptation de leur condition : « un sens aigu de l’ironie des choses, que tout est vain et cependant nécessaire » (c’est moi qui souligne, Spire, p. 44). Voilà l’issue ! Le souvenir sans mélancolie des moments heureux de la vie pleinement juive, de l’humour juif, qui se moque « de nos corps frêles et de nos coeurs sans chevaleresque » (Spire, p. 39).
C’est ainsi que Spire, en 1951 reprend dans la Revue de pensée juive les passages les moins douloureux, les moins tiraillés, de son cahier Zangwill de 1909 et célèbre l’humour et les joies simples qui animent l’univers du romancier anglais.
Au fond, l’impossibilité de revenir au ghetto après l’émancipation par la culture occidentale et l’impossibilité d’y renoncer peuvent être réconciliées : en acceptant cette condition tiraillée, en ne renonçant jamais au souvenir du ghetto, en imaginant un Juif heureux.
Charles Péguy
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Salomon Malka (sous la direction de), Dictionnaire Charles Péguy, Paris, Albin Michel, 2018. Articles de :
Freddy Raphaël, Chad Gadya, p. 66-69.
Denis Charbit, Judaïsme, p. 220-231.
Quentin Le Gurun, Zangwill, p. 403-410
André Spire
Israël Zangwill, Cahiers de la Quinzaine XI-5, Paris, 1909, consultable ici https://archive.org/stream/s11cahiersdelaqui04pg#page/n238/mode/1up
Les références à ce cahier sont indiquées « (Spire, p. 22) ».
L’humour dans l’oeuvre de d’Israël Zangwill, Revue de la pensée juive, nº6, janvier 1951, consultable ici http://judaisme.sdv.fr/perso/spire/textes/humour.htm
Israël Zangwill
Le roi des Schnorrers, Traduit de l’anglais par Georges Dreyfus, Paris, éditions Sillages, 2015.
Rêveurs en congrès, in D. Benichou et D. Bourel, (sous la direction de), Le sionisme dans les textes, Paris, CNRS Éditions, 2008, p.205-217.
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