Insurrection (010312/18) [Analyse]
Par Amram Castellion © Metula News Agency
Samedi dernier 1er décembre, les rues de Paris et de nombreuses villes en France ont été l'objet de scènes qui, sans être encore des scènes de guerre, dépassaient de loin le niveau des débordements qui accompagnent souvent les larges manifestations. Des véhicules et des bâtiments publics en feu ; des policiers gravement blessés et leurs voitures ravagées ; des barricades bloquant les rues et les ronds-points ; des symboles nationaux, comme l'Arc de Triomphe à Paris, profanés et couverts de graffiti.
Le président de la République, absent pendant les événements mais rentré dimanche matin d'Argentine, et le gouvernement sont encore en train de décider des suites à donner aux revendications des "gilets jaunes", un mouvement de contestation fiscale, dont les manifestations ont été infiltrées par plusieurs événements violents. Mais, à moins qu'ils ne fassent soudain preuve d'un talent politique dont ils ont jusqu'à présent spectaculairement manqué, la probabilité que ce mouvement insurrectionnel se poursuive est aujourd'hui très élevée. Cela tient à au moins trois facteurs : les raisons qui ont poussé les manifestants à lancer leur mouvement ne vont pas disparaître ; personne ne contrôle les éléments violents qui profitent des manifestations ; la réaction du président et du gouvernement semble prouver qu'ils sont incapables de modifier la situation politique qui a causé la crise.
Le mouvement dit des "gilets jaunes" (un vêtement de sécurité qu'il est obligatoire, depuis 2008, d'avoir dans sa voiture pour être visible en cas de panne ou d'accident) est apparu en réaction à l'augmentation du prix de l'essence – une augmentation certes essentiellement due aux cours mondiaux, mais que le gouvernement a aggravée par une augmentation des taxes sur le combustible de 7 centimes d'euros par litre pour le diesel et 4 centimes pour l'essence, applicable à partir du 1er janvier prochain.
En prenant en compte cette augmentation, la France aura l'un des prix de l'essence les plus élevés d'Europe : équivalent aux pays nordiques et supérieur à l'Allemagne de 4 à 5 centimes le litre, à la Belgique de 15 à 17 centimes et à l'Espagne d'environ 25 centimes.
Pour la partie de la population française qui vit à la campagne ou dans de petits bourgs et a besoin de sa voiture pour aller travailler, cette augmentation ne peut pas être compensée en utilisant moins la voiture. Elle représentera une réduction nette de leur niveau de vie, qui viendra s'ajouter à une série d'augmentations récentes des prélèvements. Depuis le début de l'année 2018, ces ménages ont aussi vu augmenter leurs factures de gaz, le prix du tabac, les recettes des amendes de la circulation et, pour ceux qui sont à la retraite, le prélèvement total sur leur revenu au titre de la Contribution Sociale Généralisée ou CSG. Pour les actifs, la hausse de la CSG a eu lieu aussi mais a été compensée par une baisse des charges sociales.
Au-delà des augmentations récentes, la population qui se révolte – celle des petits revenus d'activité en zone rurale et périurbaine – est victime d'une augmentation régulière de la pression fiscale depuis le début du siècle, alors même que les services publics ne se sont pas améliorés et ont même tendance, dans la partie de la France où ils vivent, à se détériorer : fermetures de bureaux de poste, regroupements d'administrations dans des endroits plus lointains, fermetures de cliniques…
En 2017, les prélèvements obligatoires en France ont représenté 1 000 milliards d'euros, contre 632 milliards quinze ans plus tôt. Lorsque le poids des impôts augmente de manière régulière sans contrepartie visible, le moment vient inévitablement où les fins de mois deviennent de plus en plus difficiles à boucler et où le mécontentement accumulé est prêt à éclater.
Le Président Macron et le gouvernement Philippe, depuis 18 mois, ont contribué à allumer l'étincelle, non seulement parce qu'ils ont continué l'alourdissement fiscal des quinze dernières années, mais aussi parce qu'ils ont fait l'erreur politique de penser que cette population-là serait toujours muette.
Les signaux politiques envoyés depuis son élection par le Président Macron ont été exclusivement adressés aux populations urbaines. Les riches des villes d'abord, séduits par la modernité et l'internationalisme du jeune président et sa bonne compréhension du monde des affaires, puis appâtés par des mesures fiscales en leur faveur : la quasi-suppression de l'impôt sur la fortune, le plafonnement de l'imposition des produits du capital. Mais aussi les populations urbaines plus modestes, qui verront disparaître la taxe d'habitation qui pèse particulièrement lourd sur elles. Et même les pauvres des villes, notamment les immigrés, que le pouvoir a courtisés tant par des mesures symboliques – on ne compte plus le nombre des immigrés présentés comme des amis du président et mis en avant à sa demande dans les media – que par des discours très favorables à l'arrivée de nouveaux migrants (les politiques effectivement mises en place sont bien moins tranchées).
Cette coalition politique urbaine est encore renforcée par la priorité que donne le gouvernement à la "transition énergétique", c'est-à-dire essentiellement à la lutte contre les énergies fossiles. Il est facile, quand on habite en ville, d'utiliser moins sa voiture si le prix des combustibles augmente, mais cela est impossible lorsqu'on habite dans des zones que les transports en commun ne desservent pas.
Or, toute cette population rurale et périurbaine a longtemps été tout simplement oubliée par les calculs politiques macronistes – comme si cette population devait éternellement se taire et souffrir. Le sentiment d'être méprisé, joint à des difficultés financières toujours croissantes, a d'abord fait monter sourdement la rage de ces Français oubliés. Maintenant qu'elle a explosé, cette rage ne cherche pas particulièrement à rester dans les bornes d'un discours politique courtois qui avait entièrement négligé leur existence.
Il ne fait pas de doute en effet que les "gilets jaunes", par leur comportement, emploient déjà une partie de la violence et des excès des révolutionnaires de 1789 dont ils sont les descendants. Blocage des routes pendant de longues heures ; passants contraints de signer une dénonciation de Macron ou de crier à sa démission pour être autorisés à passer ; agressions de policiers ; détérioration de bâtiments publics ; tous ces faits ont été constatés parmi les "gilets jaunes" eux-mêmes, et non seulement dans les mouvements extrémistes ou chez les casseurs qui ont profité du désordre.
Les grandes manifestations ont en effet attiré, comme c'est souvent le cas, de petits groupes violents dont les motivations n'ont rien à voir avec celles des manifestants.
Des groupuscules d'extrême-droite espèrent profiter de la sympathie de cette chose rare en France – un mouvement de masse à la fois populaire et ethniquement blanc – et y voient l'occasion de narguer le pouvoir. Cependant, si leur présence est avérée, je n'ai pas réussi à trouver de preuve solide de leur participation aux violences.
Il n'en est pas de même des mouvements violents d'extrême-gauche, tels que les "Black Blocks" ou le Comité Justice pour Adama, qui ont, eux, laissé de longues minutes de films témoignant de leur rôle essentiel dans les violences qui ont eu lieu samedi à Paris.
Enfin, comme dans toute zone urbaine désormais en France, les grandes manifestations attirent aussi des casseurs spécialisés, le plus souvent venus des banlieues musulmanes, qui profitent de la foule pour venir détruire et piller.
La difficulté est que la journée de samedi a montré que le gouvernement est mal armé contre cette convergence de groupes violents. La gestion de la manifestation parisienne, où les "gilets jaunes" ont été refusés sur les Champs Elysées et ont saccagé les rues parallèles sans pouvoir être confinés, a été remarquablement inefficace. La capacité de la police à intercepter à l'avance les éléments violents, pourtant fichés, afin de les empêcher de se rassembler, semble nulle. Pourtant, les technologies existent ; elles sont utilisées avec beaucoup d'efficacité en Chine, en Israël et ailleurs. Mais la police française, budgétairement exsangue comme la plupart des services publics, reste limitée aux technologies du vingtième siècle dans le contrôle des manifestations.
Incapable de faire face au déchaînement des violences, le gouvernement – et c'est encore plus grave – ne semble pas capable non plus de mettre fin à la situation politique qui a provoqué la crise.
La principale cause de cette situation est que la France a une population massive d'inactifs en âge de travailler : chômeurs, femmes au foyer, bénéficiaires de minima sociaux, migrants récemment arrivés et placés à la charge de la communauté. Pour une population en âge de travailler de 40,1 millions d'habitants, la France n'a que 26,6 millions d'emplois, soit un taux d'emploi de 65,4%. Par comparaison, le taux d'emploi en Allemagne est de 75,6%. Si la France avait le taux d'emploi de l'Allemagne, elle aurait plus de 4 millions d'emplois supplémentaires.
C'est le coût de cette inactivité française – au moins 140 milliards d'euros par an, chiffre qui ne prend pas en compte le surcoût médical des inactifs – qui fait que les services publics français s'appauvrissent pendant que les impôts montent. Pour changer structurellement la situation française et mettre fin à l'étranglement qui a provoqué le mouvement des gilets jaunes, il faudrait pouvoir augmenter massivement le taux d'emploi. Or, les mesures qui le permettraient sont inconcevables pour le gouvernement actuel. Il faudrait en effet :
- Soit faire baisser le niveau de l'euro d'environ 15% pour permettre aux entreprises françaises de regagner des parts de marché à l'export et créer de l'emploi. Ce serait possible en modifiant les modes d'intervention de la Banque Centrale Européenne. Mais l'Allemagne s'y opposerait de toutes ses forces et devrait y être contrainte par un front de tous les autres pays européens. Or, la France de Macron a choisi au contraire l'alliance allemande contre les autres pays d'Europe, qu'il accuse de "populisme". Il ne prendra donc aucune action en ce sens ;
- Soit simplifier radicalement le droit du travail tout en réduisant le SMIC et les minima sociaux, pour susciter la création de nombreux emplois précaires et mal payés. Cette réforme devrait être beaucoup plus radicale que la réforme du droit du travail lancée en 2017 par le gouvernement Philippe. Elle aurait pu, éventuellement, être engagée en tout début de quinquennat, mais est désormais politiquement impossible.
Ajoutons que le gouvernement ne semble pas aller non plus dans le sens de réformes de plus long terme qui pourraient contribuer à augmenter le taux d'emploi, comme une meilleure adéquation entre les formations professionnelles et les besoins des entreprises.
Dans l'impasse en matière de politique économique, le gouvernement ne semble pas capable non plus d'élargir une offre politique qui fait reposer son soutien sur moins de 20% des Français. Le macronisme combine en effet de quoi rebuter à la fois la plus grande partie de la droite et la plus grande partie de la gauche. Il est ouvert à l'immigration, au multiculturalisme et à la liberté des mœurs, n'a pas de sympathie particulière pour la famille et cache à peine qu'il préfère l'Europe à la Nation. Mais il est aussi à l'écoute des entreprises, assez indifférent aux inégalités de revenus et partisan de laisser les riches s'enrichir sans leur demander de comptes. Dans le paysage politique traditionnel français, voilà de quoi se faire bien des ennemis dans les deux camps.
Le président Macron a encore restreint sa base politique en faisant de la "transition énergétique" une obligation absolue de son action. Le gouvernement est prêt à engager des centaines de milliards d'euros pour réduire la quantité d'énergie disponible (en renchérissant les énergies fossiles), réduire la part du nucléaire (qui émet pourtant encore moins de gaz à effet de serre que les énergies dites renouvelables) et développer massivement des énergies renouvelables qui ne fonctionnent que de manière intermittente, lorsque le soleil brille ou que le vent souffle.
Autrement dit : au poids déjà insupportable du financement de l'inactivité, Macron tient à ajouter un autre poste de dépenses du même ordre de grandeur, dont le financement ne peut conduire qu'à alourdir encore les impôts et détériorer encore les services publics. Et tout cela pour un effet nul sur le climat futur, que la France, avec moins de 4% de la création mondiale de richesse, ne peut pas sérieusement influencer.
Tout indique, dans le comportement du président, qu'il ne souhaite pas ou n'est pas capable de changer les termes essentiels de cette équation politique suicidaire. Si c'est bien le cas, il n'est pas difficile de prévoir que la charge fiscale deviendra de plus en plus insupportable, les services publics de plus en plus déplorables et le mécontentement du peuple de plus en plus irrésistible. Et que le macronisme, commencé dans l'optimisme il y a 18 mois à peine, ne pourra finir que dans la douleur et dans les larmes.
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