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Islam, islamisme et politique occidentale

Islam, islamisme et politique occidentale

par Daniel Pipes

Autrefois religion au succès mondial, l'islam subit depuis deux siècles une série de traumatismes. Des solutions ont été envisagées comme la laïcité et le réformisme mais c'est une troisième option, l'islam fondamentaliste, qui représente une menace pour l'Occident.

Alors que le Moyen-Orient et nombre d'autres régions musulmanes demeurent enlisés dans la violence et l'instabilité, la question se pose parfois de savoir si l'islam est une menace, question à laquelle je répondrais : non. En revanche, à la question de savoir si l'islam fondamentaliste constitue une menace, ma réponse est : oui.

On peut expliquer cette distinction en analysant trois thématiques : l'islam – et l'islam seulement, sans l'islam fondamentaliste – et l'expérience historique musulmane ; ce qu'est réellement l'islam fondamentaliste (ou comme on l'appelle maintenant, l'islamisme) et la réponse que l'Occident devrait y apporter.

L'Islam est la religion d'environ un milliard de personnes, soit environ un sixième de l'humanité. C'est une foi en développement rapide, particulièrement en Afrique, mais aussi ailleurs dans le monde. Les adeptes de l'islam trouvent leur foi extrêmement attrayante. L'Islam possède une force intérieure tout à fait extraordinaire. Comme le dit un auteur, « Le monde des hommes et de leurs familles éprouve une attirance sans pareille pour l'Islam. » Les musulmans sont convaincus d'avoir la meilleure religion. Cette conviction vient en partie du fait que l'islam est le dernier des trois grands monothéismes du Moyen-Orient. Loin d'être gênés par le fait d'arriver après le judaïsme et le christianisme, les musulmans croient que leur foi a perfectionné les deux premiers. Ils voient le judaïsme et le christianisme comme des variantes imparfaites de l'islam considéré comme l'ultime version de la religion de Dieu.

La fidélité que les musulmans éprouvent envers leur religion n'a pas d'équivalent. C'est d'une part en raison de ce sentiment intérieur de confiance, et d'autre part à cause du fait que les apostats (ceux qui quittent l'islam pour une autre foi) sont sévèrement punis.

Toutefois, si l'on considère l'islam dans l'histoire et non l'islam comme théologie, le fait majeur de l'époque contemporaine, c'est-à-dire des deux derniers siècles, est le traumatisme auquel le monde musulman a été confronté. Les musulmans ont eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi les choses ont si mal tourné pour eux. Je m'explique :

Dès le début, l'islam a été une religion au succès mondial. Le prophète Mahomet a fui La Mecque en 622 de l'ère commune. Réfugié, il est revenu en 630 en tant que maître de La Mecque. En l'an 715, les musulmans avaient atteint l'Espagne à l'ouest, l'Inde à l'est. Durant la période médiévale, les musulmans étaient les peuples les plus prospères dans le sens où leur culture était la plus avancée, où ils avaient la plus longue espérance de vie, le plus haut taux d'alphabétisation, et où ils étaient à la pointe de l'innovation technique. Être musulman, c'était faire partie d'une civilisation gagnante. Les musulmans se sont alors mis à faire la corrélation entre réussite en ce monde et islam contribuant à répandre le sentiment d'être, en tant que musulman, favorisé par Dieu sur le plan évidemment spirituel mais aussi temporel.

Le traumatisme contemporain a symboliquement commencé il y a presque exactement 200 ans, en juillet 1798, lorsque Napoléon a débarqué en Égypte. Depuis lors, les musulmans ont pris douloureusement conscience qu'ils n'étaient plus les leaders. Bien entendu, ce changement ne s'est pas produit soudainement en 1798. Les prodromes de cette crise avaient commencé environ six siècles plus tôt. Au cours de cette longue période, cependant, les musulmans étaient pour la plupart inconscients de l'essor européen. Pourquoi les musulmans accusaient-ils désormais un tel retard en termes de prouesses militaires, de développement économique, de santé, de longévité et d'alphabétisation ?

Deux siècles plus tard, la même question continue de se poser. Quel que soit l'indice observé, on trouve les musulmans regroupés en bas de classement. Qu'il s'agisse de stabilité politique, des lauréats du prix Nobel, des médailles olympiques ou de toute autre critère facilement mesurable, les musulmans sont à la traîne. La recherche musulmane d'une solution a consisté principalement en trois réponses distinctes : la laïcité, le réformisme et l'islamisme.

Pour la laïcité, le moyen pour les musulmans d'avancer est de s'inspirer de l'Occident en déclarant notamment le caractère obsolète de la dimension publique de l'islam et en faisant de l'islam une religion à caractère privé. Quant à la loi sacrée de l'islam (appelée charia) – qui régit des domaines tels que le système judiciaire, la gestion étatique de la guerre et la nature des interactions sociales entre hommes et femmes – doit être intégralement écartée. Le pays laïc de référence [en 1999, NdT] est la Turquie, où durant la période 1923-1938, Kemal Atatürk a imposé au pays des changements extraordinaires. Toutefois, la laïcité demeure une position minoritaire parmi les musulmans et les exemples comparables à la Turquie restent rares.

Le réformisme constitue la zone sombre intermédiaire. Alors que la laïcité cherche à s'inspirer de l'Occident, le réformisme s'approprie ce dernier. Le réformiste affirme quelque chose du genre : « Fondamentalement, l'islam et les méthodes occidentales sont compatibles. Nous avons perdu le fil de nos propres réalisations que l'Occident a exploitées. Nous devons adopter les méthodes de l'Occident et nous pouvons le faire sans effort puisque ces méthodes sont les nôtres. » Pour parvenir à cette conclusion, les réformateurs sont retournés aux écrits islamiques et les ont relus à la lumière du savoir occidental. La plupart des réformistes se sont engagés dans ce type de réinterprétation. Concernant la science, ils disent : « Aucun problème. En réalité, la science est musulmane. Le mot algèbre vient de l'arabe al-jabr. L'algèbre étant l'essence des mathématiques et les mathématiques étant l'essence de la science, toute la science et la technologie modernes viennent de nous. Il n'y a donc aucune raison de s'opposer à la science occidentale. Il s'agit simplement de réintégrer dans nos vies ce que l'Occident nous a d'abord pris. » En conséquence, le réformisme est très répandu dans le monde musulman.

La troisième réponse est l'islamisme – ce sur quoi je vais me concentrer. Selon cette approche, les musulmans sont à la traîne aujourd'hui parce qu'ils ne sont pas de bons musulmans et ils retrouveront leur ancienne gloire en vivant pleinement la charia. Ce faisant, les musulmans seront à nouveau à la tête du monde, comme il y a un millénaire. Cette tâche n'est pas facile car la loi sacrée consiste en un vaste ensemble de règles qui touchent tous les aspects de la vie et dont beaucoup sont contraires aux pratiques modernes. La charia ressemble un peu à la loi juive mais il n'y a rien de comparable dans le christianisme. Par exemple, la charia interdit l'usure ou toute prise d'intérêt, ce qui a de profondes implications sur la vie économique. Le voilement des femmes et plus largement la séparation des sexes a de profondes implications sur la vie sociale et familiale. Pour compliquer le tout, les islamistes rejettent l'influence occidentale – à l'exception majeure de la technologie, en particulier les avancées militaires et médicales. L'islamisme ne s'inspire pas ouvertement de l'Occident et ne prétend pas récupérer ce qui au départ était musulman. L'islamisme s'approprie subrepticement, tout en le niant, les connaissances occidentales. Les islamistes rejettent totalement les coutumes, la philosophie, les institutions politiques et les valeurs occidentales mais sont prêts à s'inspirer de techniques spécifiques issues de l'Occident. Par ailleurs, ils nourrissent un profond antagonisme envers les non-musulmans et particulièrement envers les juifs et les chrétiens. On le voit à maintes reprises dans la rhétorique et même les actions des islamistes.

Bref, les islamistes font de l'islam une idéologie. Le terme islamisme est très utile car il indique qu'il s'agit d'un « -isme » comparable aux autres « -ismes » du XXe siècle. Venu après le marxisme, le léninisme et le fascisme, l'islamisme incarne la version islamisante des idées utopiques radicales de notre temps. Il infuse dans la religion islamique toute une série d'idées politiques et économiques occidentales.

Quand les islamistes accèdent au pouvoir comme en Iran, au Soudan et en Afghanistan, les problèmes apparaissent et l'économie se contracte. L'Iran, où les islamistes règnent depuis vingt ans, est un pays beaucoup plus pauvre que par le passé. La répression des femmes est une caractéristique systématique, terriblement plus visible en Afghanistan mais omniprésente. Les droits individuels sont bafoués, les armes prolifèrent et s'ensuivent le terrorisme et d'autres formes de violence. Bref, ce sont des États voyous. L'islamisme est donc un réel danger tant pour les musulmans que pour les non-musulmans.

Il convient de noter ce que l'islamisme n'est pas. Ce n'est pas l'Islam traditionnel, mais quelque chose de très nouveau. En les reprenant point par point, les différences entre les deux sont énormes. L'islam traditionnel cherche à apprendre aux humains comment vivre selon la volonté de Dieu tandis que l'islamisme aspire à créer une société juste. Depuis plus d'un millénaire, la foi des musulmans traditionnels est jalonnée de débats entre érudits, juristes et autres. En revanche, les islamistes, qui sont autodidactes, se tournent directement vers le Coran et écartent presque tout le corpus du savoir islamique. Les musulmans traditionnels diffèrent des islamistes. Les traditionalistes ne connaissent pas bien le monde moderne, n'ont pas appris les langues européennes, n'ont pas étudié en Occident dont ils ignorent les arcanes. Les islamistes, par contre, sont tout à fait imprégnés de toutes ces questions. Internet compte des centaines de sites islamistes. Je doute qu'il y en ait un seul qui soit musulman traditionnel.

L'islamisme n'est pas un retour en arrière mais une marche en avant. Il traite des problèmes de la vie moderne. À quelques exceptions près, les islamistes ne sont pas des ruraux mais des citadins qui doivent faire face aux problèmes de la vie urbaine moderne. Par exemple, les défis propres aux femmes qui font carrière figurent en bonne place dans les discussions islamistes : que peut faire une femme qui doit voyager dans des transports en commun bondés pour se prémunir contre les contacts physiques ? Les islamistes ont une réponse toute faite : couvrez-vous, corps et visage, et signalez par le port de vêtements islamiques que vous n'êtes pas approchable.

Toujours au sujet de ce que l'islamisme n'est pas, je dirais – à rebours des thèses dominantes – qu'il n'est pas une réponse à la pauvreté. Si l'islamisme était la conséquence de la misère, le Bangladesh serait un foyer d'islamisme. Or, ce n'est pas le cas. S'il s'agissait d'une réponse à l'appauvrissement, alors l'Irak, dont l'économie représente aujourd'hui environ 10 % de ce qu'elle était il y a 20 ans, serait un foyer d'intégrisme. Or, ce n'est pas le cas non plus.

Comment dès lors traiter l'islamisme ? D'abord, il faut savoir qu'un affrontement majeur est effectivement en cours mais qu'il n'oppose pas l'Occident et l'Islam comme le voudrait, disons, Samuel Huntington. Au contraire, cet affrontement se déroule au cœur de l'Islam et met en concurrence deux types de musulmans : les islamistes face à ceux qui rejettent leur programme radical totalitaire. C'est finalement un combat entre laïcs et islamistes, entre le Turc Atatürk et l'Iranien Khomeiny. Nous qui ne sommes pas musulmans, assistons pour la plupart en spectateurs à cette bataille dont l'issue nous concerne et dans laquelle nous avons un rôle à jouer pour aider l'un ou l'autre camp mais, au final, notre rôle demeure secondaire.

Deuxièmement, il faut distinguer la religion qu'est l'islam de l'idéologie politique qu'est l'islamisme et donc, c'est l'islamisme qu'il faut condamner, jamais l'islam.

Troisièmement, puisque les islamistes nous considèrent comme moralement corrompus et politiquement mous, nous devons, en Occident, montrer que nous avons bien des principes et une volonté et que nous ne sommes pas tels qu'ils le pensent. Par conséquent, nous devons prendre des positions fermes, poser des actes sans équivoque et dire clairement que les islamistes ne peuvent pas nous attaquer et nous nuire en toute impunité.

En d'autres termes, l'Occident devrait :

    Soutenir les États, musulmans ou non, qui résistent à la menace islamiste, car (selon les mots lapidaires d'un général turc), l'islamisme est « l'ennemi public numéro un ». C'est relativement facile quand les États en question sont des modèles de rectitude, mais c'est beaucoup moins agréable quand ils ne le sont pas, comme l'Algérie. Devant ce choix désagréable, je dis qu'il faut opter pour le gouvernement même si, dans le même temps, nous devons signifier à ce gouvernement ce qu'on n'apprécie pas et le pousser à s'améliorer.
    Faire pression sur les États islamistes pour qu'ils réduisent leur agressivité à notre égard. Mettre à l'honneur et soutenir ceux qui, dans le monde musulman, s'opposent aux islamistes. Ce sont des gens isolés qui se tournent vers l'Occident pour obtenir soutien et secours.
    Considérer les groupes islamistes qui se livrent à la violence pour ce qu'ils sont, à savoir des organisations terroristes, et les combattre en conséquence.
    Traiter ces groupes pour ce qu'ils sont : des organisations extrémistes qui nous ont déclaré la guerre. Ne pas coopérer, ne pas encourager et ne pas dialoguer avec eux, pour ne pas entrer dans leur jeu consistant à gagner en légitimité.
    Promouvoir la société civile et non les élections. L'expérience montre, comme c'est le cas terrible en Algérie, que si un gouvernement organise des élections précipitamment, ce sont les islamistes qui obtiendront les meilleurs résultats car eux seuls disposent déjà d'une organisation en place. Par conséquent, nous devons considérer les élections non pas comme le début d'un processus mais comme son aboutissement. Vient d'abord le long processus de construction de la société civile, avec ses institutions non gouvernementales, l'État de droit, les droits des minorités, les droits de propriété, etc. Ce n'est qu'après le développement progressif de la société civile qu'une base électorale digne de ce nom pourra exister.

Pour terminer, l'islam fondamentaliste est-il une menace ? Oui, bien que l'islam en tant que tel ne le soit pas. L'islamisme est un phénomène important et actuel qui a le pouvoir de semer la confusion non seulement dans les vallées lointaines de l'Afghanistan mais aussi ici même au Canada.

    Daniel Pipes est directeur du Middle East Forum et auteur de Conspiracy: How the Paranoid Style Flourishes, and Where It Comes From.

 

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