Israël. Les femmes se heurtent à un mur
MARTINE GOZLAN
A Jérusalem, devant le Mur des lamentations, des femmes qui souhaitent prier sont victimes d'une police aux ordres des ultraorthodoxes. Le symbole de l'emprise croissante des religieux sur la société et des menaces sur l'égalité des sexes.
C'est à n'y pas croire. Pas plus en Dieu dont c'est, paraît-il, l'un des sanctuaires, qu'en les hommes. Devant le Mur des lamentations, lieu le plus saint du judaïsme, dernier vestige du second Temple de la Judée antique, la police arrête des femmes, les fouille brutalement et les emprisonne. Des terroristes présumées ? Pas un instant.
Des Israéliennes et des juives de la Diaspora venues simplement prier et chanter. Avec leur talith, le châle de prière traditionnel, et à voix haute. Attention, cela ne constitue pas un acte de piété, mais un crime ! Selon le peloton de barbus ultraorthodoxes qui dirige la Fondation pour le Mur occidental, chargée de maintenir l'ordre moral autour de la muraille bimillénaire, le port du talith est interdit aux femmes.
Quant à leur voix trop mélodieuse, elle ne peut résonner en public dans un lieu sacré sans déclencher des ondes d'impureté. Pourtant, comme les intégristes de tout poil et de toute religion, ces bricoleurs de «fatwa» ne s'appuient sur aucune source autorisée. Ils ont mitonné leurs interdits avec les ingrédients habituels : obsession de la souillure féminine, discrimination farouche des filles d'Eve.
«PROSTITUÉES ! PROVOCATRICES !»
La police de Jérusalem n'a rien de religieux. Elle comprend des femmes comme des hommes. Ces femmes et leurs collègues sont en théorie neutres et laïcs : on ne leur demande pas quel est leur rabbin ou s'ils ou elles sont athées. Néanmoins, cette police s'est mise aux ordres de la secte.
Les officiels ne peuvent rien refuser à la Fondation du Mur occidental, que chapeaute le rabbin Shmuel Rabinovitch, proche du Shas, le parti ultrareligieux des séfarades. Le Shas fait et défait les coalitions gouvernementales. Un nombre croissant d'Israéliens, à droite comme à gauche, ne peuvent plus supporter son archaïsme. Et l'affaire des femmes du Mur, après celle des rues et des bus séparés pour mâles et femelles dans certains quartiers, ajoute une nouvelle épine à la couronne de scandales qui barre le front obtus des ultraorthodoxes.
«Je portais mon châle. Je n'ai même pas eu le temps de réciter le «Chema Israël»[«Ecoute, Israël», la prière fondatrice du judaïsme]. On m'a arrêtée, menottée. J'avais les poignets et les chevilles entravés. Au commissariat, on m'a entièrement déshabillée pour me fouiller. Quelle bombe est-ce que je portais sur moi en dehors de ma volonté de pratiquer ma religion en femme juive digne près de notre lieu le plus saint ? Ensuite, j'ai été jetée dans une cellule et détenue pendant vingt-quatre heures avec deux prisonnières de droit commun...» Anat Hoffman, fondatrice du mouvement Femmes du Mur (Nashot HaKotel), raconte encore avec incrédulité le traitement qu'elle a subi le 16 octobre dernier.
Cette psychologue de 58 ans, née à Jérusalem d'une famille qui fonda en 1921 le kibboutz Ramat-Rachel, se bat depuis longtemps pour que les femmes cessent d'être des ombres aux lèvres chuchotantes dans une atmosphère qui ferait horreur aux pionniers et aux pionnières de l'Etat hébreu.
Dans le minuscule bureau de son organisation, à Jérusalem, enclave au cœur des locaux plutôt chic du Mouvement israélien pour le judaïsme réformé, Anat déploie le talith du scandale : une large étoffe en lin, tissée de couleurs solaires, ornée aux quatre coins des noms des quatre«Mères d'Israël» : Sarah, Léa, Rachel, Rebecca. Ce bel objet agit comme un chiffon rouge sur les bigots et bigotes du Mur.
Dès qu'Anat et ses compagnes, de plus en plus nombreuses, parviennent sur l'esplanade, drapées dans leur châle, les rouleaux de la Torah dans leurs bras, les insultes fusent :«Prostituées ! Provocatrices ! C'est vous qui retardez la venue du Messie ! C'est à cause de vous, impudiques, qu'il y a le terrorisme et le Hamas !» Un Israël en noir s'enfonce dans l'obscurantisme tandis qu'un Israël en blanc et en couleurs, féminin et fervent, refuse d'être expulsé de lui-même.
UNE MILICE DE LA PUDEUR
Les Femmes du Mur ont porté plainte des centaines de fois, toutes les procédures dirigées contre elles étant illégales. La Cour suprême, embarrassée, est allée d'esquive en esquive. Une première décision, qui leur donnait l'autorisation de prier onze heures par an, soit chaque premier jour du mois hébraïque, a jeté dans la rue 250 000 ultraorthodoxes hystériques. La cour renvoya l'affaire devant neuf autres juges. Mais les recours se perdent dans les sables mouvants.
Selon la loi, les femmes ne peuvent être déclarées coupables. Et, cependant, elles sont pourchassées et brutalisées. Au terme de sa détention, après une nuit enveloppée dans son châle, sur le sol de sa cellule, on signifia à Anat Hoffman qu'elle n'était pas coupable. Alors ?
«Alors, explique-t-elle, sa haute silhouette réchauffée, dans le pluvieux hiver de Jérusalem, par le beau châle si mode mais si maudit, la police a reçu l'ordre des rabbins de la fondation de multiplier les intimidations physiques. C'est très grave. On a donné les clés du Mur des lamentations à une faction du peuple juif qui s'en sert contre nous, contre le reste d'Israël, contre les valeurs juives et contre la Diaspora. Notre histoire est le symbole de toute une série de nouvelles atteintes au droit et à la dignité des femmes. Désormais, une milice de la pudeur se précipite sur les petites filles de 6 ans dès qu'elles arrivent sur l'esplanade pour leur couvrir les épaules !»
Qui soutient les Femmes du Mur en Israël ? Peu de braves, tout le monde ayant peur de se mettre à dos les religieux de l'institution quasi intouchable qui administre le Kotel, le nom hébreu du Mur. Contester la gestion de ce lieu où viennent prêter serment soldats... et soldates ? Dangereux !
Au Parti travailliste, l'étoile montante, Merav Michaeli, ose pourtant les défendre. Et pour cause : cette animatrice de shows télévisés à succès avait lancé un groupe féministe :«L'affaire des Femmes du Mur va loin : elle touche un aspect négatif de notre société, l'exclusion des femmes. Tout cela a un rapport avec la dignité, les offenses, les humiliations, les viols. En 1996, j'ai voulu mener une action intitulée «Ezrat Nachim», «Aide aux femmes», qui est en fait le nom réservé à la section des femmes dans les synagogues. Je voulais transformer la discrimination en lobby !»
La campagne a eu un succès fou, largement dû à l'énergie de Merav Michaeli. De nouvelles lois ont été votées. L'ancien président israélien, Moshe Katsav, purge une peine de sept ans de prison pour viol. Mais, paradoxalement, la ségrégation des sexes s'aggrave dans les quartiers ultraorthodoxes : entrées et files d'attente séparées aux caisses des supermarchés, draps tendus dans les rues entre le trottoir des femmes et celui des hommes. La séparation des garçons et des filles dans des fêtes dites «municipales», comme récemment à Petah Tikva, près de Tel-Aviv, traduit l'influence croissante des milieux haredi, très pratiquants.
A l'armée même, la bigoterie grandissante des nouveaux conscrits commence à poser de sérieux problèmes. Les jeunes soldats religieux remettent en cause la participation des jeunes filles aux chorales, toujours au motif que leur voix déchaîne des désirs impurs ! Ils s'insurgent contre leur tenue. Les instructeurs protestent, réclament des excuses des pieux troufions à leurs trop jolies camarades. Peine perdue !
Les rabbins des séminaires militaires s'en mêlent, menaçant de retirer leurs troupes si on ne respecte pas les obligations religieuses d'une «armée juive». Qu'en sera-t-il si, demain, Benyamin Netanyahou remet en cause, comme il s'y était engagé, la loi Tal, qui permet aux jeunes ultraorthodoxes de ne pas faire leur service militaire ? «D'un côté, ce ne sera que justice, de l'autre, la vie des filles à l'armée deviendra encore plus intenable...» redoute Shulamit, une étudiante en philosophie, peu religieuse, mais qui se rend régulièrement au Kotel pour soutenir le mouvement d'Anat Hoffman.
La dernière arrestation de femmes au Mur des lamentations a eu lieu le 14 décembre, pendant la fête d'Hanoukka qui commémore l'insurrection juive contre les Séleucides en 148 av. J.-C. Une Américaine, Elyse Frishman, par ailleurs rabbin dans le New Jersey (le judaïsme réformé, plus libéral que celui d'Israël, est majoritaire dans les communautés d'outre-Atlantique), a été interpellée dès ses premiers pas avec son châle et soumise à un interrogatoire «illégal et sans aucun sens».
Le déni de la loi et la perte du sens : c'est, dans l'Israël d'aujourd'hui, toute l'histoire violente des filles du Mur.
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