Jérusalem, capitale des imaginaires
Par Jean-Christophe Attias, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) Sorbonne et Esther Benbassa, Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études, sénatrice verte (Paris)
Au cours de l’histoire, la ville sainte a connu plus d’un maître, et constitue un symbole pour plus d’un peuple. Tel un territoire, elle doit pouvoir se partager.
Jérusalem, capitale des imaginaires
Jérusalem, capitale éternelle du peuple juif ? Peut-être. Mais elle n’est pas que cela. Et elle ne l’est pas en un seul sens. Selon d’anciennes traditions rabbiniques, c’est par là que Dieu aurait commencé la création de notre monde et à partir de la poussière de ce lieu qu’il aurait façonné le premier homme. C’est là que Caïn et Abel auraient présenté leurs premières offrandes au Seigneur, qu’ils se seraient disputé et que Caïn aurait tué son frère. Là aussi qu’Abraham aurait conduit son fils Isaac pour l’immoler comme Dieu l’avait exigé de lui, et qu’un bélier aurait été substitué in extremis au rejeton promis au sacrifice. Là enfin que le Temple aurait finalement été édifié par le roi Salomon. Puis détruit, à deux reprises, par les Babyloniens et par les Romains.
Jérusalem, lieu géographique, précisément situable sur une carte. Jérusalem, lieu de l’histoire également. De l’histoire des Juifs, mais aussi, et aux yeux des Juifs eux-mêmes, de l’histoire du monde. Jérusalem, capitale des imaginaires enfin. Les Juifs n’ont jamais cessé d’en rêver, d’aspirer à sa reconstruction et à celle de son Temple, d’espérer s’y rassembler un jour. Certes. Mais Jérusalem est aussi le théâtre de la Passion et le lieu de la sépulture du Sauveur des chrétiens – et la troisième ville sainte de l’islam. Elle a été l’enjeu de maintes luttes à la fois impériales et religieuses. Cent fois conquise, cent fois perdue, après la ruine définitive de tout espoir d’autonomie politique juive, Jérusalem a connu plus d’un maître : Romains, Byzantins, Arabes, Croisés, Mamelouks, Ottomans, Britanniques…
Et les Juifs ont su se passer d’elle, pendant les longs siècles de leur exil, sans pour autant l’oublier, et sans cesser de prier tournés vers elle. Ils en ont fait l’horizon d’une attente. Ils en ont fait une métaphore, et ils lui ont trouvé partout de prestigieux substituts diasporiques : Kairouan, Jérusalem d’Afrique ; Tolède, Jérusalem d’Espagne ; Salonique, Jérusalem des Balkans ; Prague, Jérusalem de Bohême ; Vilna, Jérusalem de Lituanie… Là où les Juifs étaient nombreux et où leur culture s’épanouissait, là était «Jérusalem».
Lorsque le nationalisme juif prend forme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, il se nourrit bien sûr de l’énergie de cette antique nostalgie. En la sécularisant. Et non sans hésiter, au début au moins. Au point, pour Herzl lui-même, d’envisager un moment la possibilité d’une solution provisoire au problème juif en Afrique (le fameux projet «ougandais»). Ce n’est que peu à peu que la «terre d’Israël», comme option de vie concrète, a fini par s’imposer aux artisans du sionisme politique. Ils n’en ont pas moins longtemps tourné le dos aux territoires de l’Israël biblique, et à Jérusalem, ils ont préféré Tel-Aviv, ville créée de toutes pièces, profane, ouverte sur la mer, délestée du poids du Livre et de la Tradition. Et ce alors même que les centaines de milliers d’immigrants venus peupler le nouvel Etat d’Israël ont pu avoir le sentiment de réaliser le vœu antique répété chaque année, dans les familles, le soir de la Pâque : «L’an prochain à Jérusalem !»
La Guerre des Six Jours, en 1967, crée une césure. Elle assure la «réunification» de la Ville sainte et ouvre l’ère nouvelle de l’occupation de la Cisjordanie, que les colons appellent Judée-Samarie. La société israélienne est alors prise un temps d’une fièvre messianique, laïcs et religieux voient là un «miracle». Le symbole redevient un lieu. L’imaginaire se confond avec un espace.
Or Jérusalem et la Judée-Samarie sont aussi des terres arabes. Le nier, l’oublier ou faire mine de l’oublier, juger le fait secondaire, ou purement accidentel, est bien une façon de faire insulte à cette «histoire» dont le Président Trump a prétendu s’inspirer. Soixante-dix années de pouvoir israélien ne suffiront jamais à effacer deux ou trois millénaires d’une histoire complexe, stratifiée, contradictoire, juive certes, mais pas seulement.
Sacrifier les rêves des uns aux rêves des autres revient à condamner les acteurs présents de cette histoire à une indéfinie répétition des drames sanglants qui l’ont ponctuée jusqu’ici. Faire de Jérusalem la capitale éternelle d’Israël, d’Israël d’abord, et dans beaucoup d’esprits d’Israël seulement, c’est ajouter, pour les Palestiniens, une humiliation supplémentaire à la dépossession concrète. Jérusalem est aussi l’Al-Quds des Palestiniens. Les symboles ne se divisent pas, mais les territoires, eux, doivent pouvoir se partager.
La déclaration du président Trump n’est que le fruit d’une double ignorance : ignorance de l’histoire, d’abord, toute tissée qu’elle est d’imaginaires contraires et de trajectoires diverses, ignorance du terrain ensuite, de ses blessures et de ses tragédies. En prenant le contre-pied de ses prédécesseurs, en décidant le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, Donald Trump a probablement agi aussi sous l’emprise des puissants lobbys pro-israéliens américains et chrétiens millénaristes, de ces milieux évangéliques influents – sa clientèle – qui, depuis le XIXesiècle, voient dans le rassemblement des Juifs en Terre sainte un prélude nécessaire à la rédemption.
Dans un tel contexte, le Crif et le Consistoire demandent à Emmanuel Macron, qui a tout de suite marqué sa réticence, d’emboîter le pas à son homologue américain. Une telle intervention est-elle bien raisonnable, quand les protestations d’autres pays pleuvent depuis cette décision relevant plutôt du degré zéro de la diplomatie ? Alors que les pourparlers israélo-palestiniens sont au point mort, l’Union européenne ayant d’ailleurs une grande part de responsabilité dans cet état de fait, ce transfert d’ambassade peut être lourd de conséquences, sonnant le glas de toute avancée et susceptible de mettre la rue palestinienne en ébullition et de déstabiliser l’État d’Israël lui-même.
Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa sont les auteurs d’Israël, la terre et le sacré, Champs Flammarion, 2001.
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