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La discursivite de la cabale, par David Bensoussan

La discursivité de la cabale

David Bensoussan

L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec

 

Quand la philosophie rencontre ses limites, la voie de l’intuition mystique entrouvre des réponses. Comment la cabale cherche-t-elle à établir tout un système de réponses et de valeurs qui embrassent et l’individu et l’univers ?

La cabale est une doctrine complexe basée sur le livre du Zohar (livre de la Splendeur) rédigé en araméen et attribué à Moïse de Léon qui vécut au XIIe siècle bien que la tradition en attribue la composition à R. Shimon Bar YohaÑ— au IIe siècle. Ce texte intégrerait des parties d’un texte bien plus ancien, Sefer hayétsirah qui relate la formation du monde au moyen de lettres de l’alphabet hébraïque et qui semble s’inscrire dans la littérature sapientielle. Un autre texte du XIIIe siècle, Séfér habahir (le livre de l’Illumination) introduit le concept des attributs divins (les sefiroth) et commente les premiers versets de la Bible.

L’idée que l’homme a été créé à l’image du divin en disposant du libre arbitre amène à penser qu’il fait partie d’un bleu d’architecte qui le dépasse. Les premiers chapitres de la Genèse et la cabale proposent un schème de continuité entre l’humain et le divin. Ce schème serti dans le verbe serait une façon d’approcher et de perfectionner le monde. Selon la cabale, la probité morale et l’étude seraient le moyen de se rapprocher de l’harmonie de l’invisible qu’est le divin.

La compréhension de l’univers au travers du texte de la Bible

La cabale est une tradition ésotérique qui s’appuie sur les Écritures. Le verbe divin est action, car le Verbe enclencha le commencement préexistant avec lequel Élohim créa le ciel et la terre, car, selon la Genèse, la parole créatrice est à l’origine du monde[1] : « Par la parole de l’Éternel les cieux ont été formés et par le souffle de Sa bouche tous leurs astres (Psaumes 33-6). » L’édifice cabalistique fouille le texte, car l’arrangement de ses lettres cacherait des vérités insoupçonnées, car de prime abord, cet arrangement expliquerait le monde et sa Création.

La cabale couvre plusieurs dimensions. L’ouvrage du Zohar décrit une cosmogonie complète basée sur la combinaison de 10 chiffres et de 22 lettres. Citons le Zohar (I, 2014a) : « Quand le Saint Béni-Soit-Il créa le monde, Il le fit à l’aide du pouvoir mystérieux des lettres. Celles-ci se déroulèrent devant Lui et Il créa le monde en dessinant le Nom Saint. Elles se présentèrent devant Lui, en ordres divers et sous des figures variées, pour participer à cette création du monde, à sa manifestation et à sa mise en œuvre. » C’est ainsi que se présente l’architecture finie de l’infini bâtie grâce au verbe.

Selon la tradition rabbinique, l’exégèse de la bible hébraïque se fait à quatre niveaux désignés par l’acronyme hébraïque PARDES signifiant verger.

Le Pshat est l’explication littérale et le niveau de compréhension première. Ce n’est pas une lecture littérale du texte, mais une lecture qui tient compte de son contexte.

Le Drash est l’interprétation symbolique du texte au niveau de son sens parabolique et allégorique obtenu par divers recoupements dans les Écritures.

Le Réméz ou l’allusion consiste à analyser les sens possibles du texte en tenant compte des indices que sont les associations allusives du texte. Ce troisième niveau d’interprétation est philosophique en son essence. Il consiste à trouver des corrélations allégoriques avec des significations philosophiques[2].

Le Sod est le secret ou la dimension ésotérique des Écritures. C’est cette dernière dimension énigmatique qui fait l’objet d’étude de la cabale. Le texte est considéré comme un code qu’il y a lieu de déchiffrer. L’analyse, la réflexion et la méditation sur le texte permettraient d’accéder à un entendement nouveau.

Le cabaliste analyse les Écritures en tentant de corréler des termes et tout en associant une valeur numérique aux lettres hébraïques.  La gematria est l’évaluation numérique des lettres et des mots de la Bible. Cela reviendrait-il à s’évertuer à trouver un lien mathématique entre des données aléatoires ? À baigner dans une fantasmagorie pseudo rationaliste ? Il est tout à fait légitime de penser que dans la cabale, la pondération des lettres de l’alphabet puisse mener à des aberrations. Il reste que les recoupements faits au moyen de la gematria peuvent donner des résultats surprenants : ainsi, et à titre d’exemple, la valeur numérique des lettres des mots Un e-h-d, YHWH y-h-w-h, Av-hamon a-v h-m-w-n (Abraham), Isaac y-ts-h-k, Jacob y-‘-q-b, Israël y-s-r-e-l, Joseph y-w-s-f, MoÑ—se m-sh-h, Sinaï s-y-n-y, Torah t-w-r-h sont des multiples respectifs de 13 , soit 1, 1, 2, 4, 16, 14, 42, 12, 42, 27 10 et 47. Dans le verset 1-12 de Séphanie : « ahapéss et yéroushlatim banéroth : j'inspecterai Jérusalem avec des lampes », le terme banéroth (avec des lampes) a une valeur numérique de 658, qui correspond au nombre de fois que le vocable Jérusalem apparaît dans la Bible hébraïque.

Cette approche s’inscrit dans une tradition séculaire qui voit en la Bible la révélation divine, une contraction du divin, et qui vise non pas à lire la Bible, mais à la questionner en y cherchant tous les sens d’interprétations possibles sans en omettre aucun. Le texte biblique se prête fort bien à cette lecture plurielle et infinie. Ainsi, la tradition du Midrash consiste à faire une lecture multidimensionnelle du texte biblique par plusieurs moyens : analyse syntaxique, décompositions multiples du verset qui ne comprend aucune ponctuation ou encore variations de l’articulation des voyelles, l’alphabet hébraïque ne comportant que des consonnes. C’est peut-être cette richesse d’interprétations du texte biblique qui a incité les exégètes à trouver un sens ésotérique. La cabale étudie avec soin la pondération de chaque lettre du vocable biblique pour dévoiler un sens profond et celé, ainsi que le psalmiste le souhaite : « Dessille-moi les yeux, pour que je puisse contempler les merveilles issues de Ta Thora (Psaumes 119-18). »

Il existe des écoles de pensée qui ont rationalisé l’étude de la cabale. D’autres qui les ont vulgarisées. Traditionnellement, l’univers de la cabale a été considéré comme étant hautement complexe et il n’a pas été conseillé à tout venant. On ne pouvait y accéder qu’après l’âge de 40 ans.

La contraction ou tsimtsum

Selon la cabale lourianique, la Création aurait exigé un retrait ou tsimtsoum de la lumière divine dont les éclats diaphanes sont les expressions des émanations divines au nombre de 10, au travers desquels le libre choix humain peut être canalisé. La cabale approche l’infinitude en étudiant ses reflets dans les êtres et les choses d’ici-bas. Cette infinitude se manifesterait dans la finitude de différentes façons, tout comme la lumière passant par un prisme est diffractée en différentes couleurs.

Pour la cabale, l’être humain doté du libre choix est assimilé à une étincelle divine (Proverbes 20-27). Il a été créé à l’image du divin : « Pourtant tu l’as fait (l’être humain) presque l’égal des êtres divins (Psaumes 8-6). » Il peut modifier les réalités et en générer de nouvelles. La cabale assume qu’il est en son pouvoir d’orienter ces réalités vers une harmonie universelle.

L’étincelle divine qu’est l’âme est une lumière qui capte l’infinitude. L’âme est la trame subconsciente du tissu de la conscience agissante. La conscience fait dévier les agissements avec autant de force qu’elle est sise dans le sacré, ce qui fait donc intéragir conscience et matière.

Le sacré est le point de couture qui noue les catalyseurs qui sont les ersatz de volonté qui poussent à la discipline personnelle avec les inhibiteurs qui sont les instincts : c’est une limite auto imposée. L’origine latine du terme sacer signifie séparer au seuil du temple et par extension rendre inviolable ou interdire. Ce terme s’oppose à celui de profane (pro fanum) désignant l’avant du temple et est donc accessible et permis.

Par le sacré, la conscience s’impose des limites et se structure en système cohérent.Il devient possible alors de renouer avec l’objectif premier de la cabale, qui étymologiquement, signifie réception. La cabale baigne dans l’expérience de la prière mystique.

L’homme pieux, droit et moral imprégné de la conviction que la vie n’est pas un accident de la nature, mais qu’elle a un sens est donc mieux préparé pour s’imprégner de spiritualité[3].

La recherche de l’unité au travers de la cabale

La cabale va plus loin, considérant le cosmos et l’ensemble du monde sidéral comme hominoïde. Les astres eux-mêmes porteraient en soi la macroforme de l’humaine condition et Adam n’en serait qu’une version miniaturisée. L’édifice cabalistique repose sur des versets bibliques. Les attributs divins ou sefirot sont dérivés de versets bibliques. Ainsi,  deux des trois attributs supérieurs keter (couronne), hokhmah (sagesse) et binah (discernement ou formation) dérivent du verset 3-19 du livre des Proverbes : « Dieu, par la sagesse a créé la terre, par le discernement a affermi les cieux. »

Les autres sefirot - toujours basées sur des versets bibliques - esquissent une conscience de la spiritualité dans l’immanence. Malkhout (royaume ou réalité tangible) reçoit le flux de la présence divine des autres sefirot allant de Yessod (fondement ou interface entre l’idéel et le réel), Tiféréth (beauté ou harmonie) et kéter (couronne), cette dernière étant la projection de la transcendance ensof (infini) qui est en dehors de l’arbre sefirotique, là où le néant et l’infini se rejoignent. S’y ajoutent les sefirot Hod (majesté), Netsah (éternité ou victoire) qui sont les clefs respectives de la liaison logique et de la motivation ainsi que Din (jugement ou rigueur) également appelé gévoura(force de maintien) et Hesséd (grâce ou compassion). L’interaction entre ces dimensions sert de grille d’analyse pour la compréhensibilité de l’essence des êtres et des choses en relation avec la divinité une.

Le souffle divin a été insufflé dans Adam. Dans un sens, l’Un a donné de son unité à l’être humain. La cabale conçoit la Présence divine ou Shékhinâ comme la dimension féminine du divin lequel aspire à retrouver son unité première avec elle.

Il y aurait donc un lien quasi organique entre l’être humain, le cosmos et la divinité suprême. C’est à l’homme spirituel que revient la tâche de réaliser cette union pour retrouver la plénitude originelle.

Il revient à l’humain d’aspirer à l’unité en intégrant ses dimensions en propre.

L’unité recherchée est spirituelle et aspire à s’intégrer à plusieurs niveaux de spiritualité : dépasser le monde de l’Action (Assiya) qui est celui de l’existence physique ; celui de la Formation (Yetsirah) à partir de l’existant ; celui de la Création ex nihilo (Beriah) qui est celui des âmes purement spirituelles et individuelles et celui de l’émanation céleste (Atsilouth) qui est purement spirituel.

Ainsi, les traces du divin se retrouvent dans le temps, la cosmogonie, la spiritualité, les attributs humains et le verbe. La spiritualité consiste à se rapprocher de l’Éternel en assumant toutes les sefirot pour connaître Dieu. Or, connaître Dieu, c’est faire preuve de bonté, d’humilité et de justice (Michée 6-8 et Jérémie 22-16). Son désir est que nous fassions l’effort de Le comprendre et de Le connaître ; qu’Il est droiture, compassion et justice (Jérémie 9-23). Ainsi, pour accéder à la lumière divine, il faut pratiquer la bonté, la droiture et la justice. Il y a comme une transmutation à opérer, qui permet de passer des interrelations morales entre les humains avant d’accéder à la lumière infinie.

Les attributs divins sont les tessons d’une cruche brisée. Ils portent en eux les multiples facettes d’Élohim qui s’exprime et agit au singulier : car il est Un. Les bonnes actions restaurent le vase brisé et la plénitude de l’Un unitaire. Et comment sait-on que l’Un est fractionné ? À la fin des temps « l’Un sera un et son nom sera un (Zacharie 14-9). »

L’émanation divine, c’est le Un. Cet Un qui est la source des causalités omnidirectionnelles et qui cristallise l’ontologie en ontogonie. Il fait confluer émanatisme et immanatisme, immuabilité et devenir, dualisme et monisme et intègre émanation, création et formation, âme, esprit et psyché. C’est le tout, l’océan, la mère et la matrice. C’est un chaos différencié éclaté. La transcendance serait donc projetée dans l’immanence qui est dans tout. Elle essaie de réintégrer l’unité première. Les prières et les bonnes actions contribueraient à la communication sinon l’intervention des forces divines. La génération de ceux qui L’interpellent (L’interprètent) est celle qui a les mains propres et le cœur pur : (Psaumes 24-3 à 24-6).

La cabale tente le difficile exercice d’harmonisation de l’approche intellectuelle et philosophique et de l’approche mystique, antinomiques en apparence, dans un contexte de fidélité au texte biblique. Ces deux approches se rejoignent et se nuancent dans la ferveur de la prière. L’approche intellectuelle (maÑ—monidienne) cherche à atteindre la perfection morale dans l’osmose de l’intention profonde du cœur et des pensées profondes de l’intellect. L’approche mystique avance que la volonté du cœur s’infuse dans l’ensemble du corps qui devient le réceptacle de la sainteté propice à l’élévation de l’âme et à l’influence sur le devenir.

[1] C’est d’ailleurs le sens à donner au mot abracadabra (araméen : je crée quand je parle).

[2] Le théologien chrétien Origène proposait également une lecture à plusieurs niveaux : le sens littéral, le sens moral et le sens spirituel correspondant respectivement à l’homme, le corps et l’Esprit.  Les pères de l’Église ont instauré une prière dite Lectio divina comprend la réflexion sur le texte (meditatio), le dialogue avec Dieu (oratio) puis une écoute silencieuse de Dieu (contemplatio).

 

[3] Le sacré peut mener à la superstition et au fétichisme. L’injonction biblique du Deutéronome 4-23 souligne ce danger : « Prenez garde d'oublier l'alliance que l'Éternel, votre Dieu, a contractée avec vous, de vous faire une idole, une image quelconque, de ce que l'Éternel, ton Dieu, t'a ordonnée. »

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