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LA PORTE DU LION, par Pol Serge Kakon - 2

LA PORTE DU LION - 2, par Pol Serge Kakon

 

Dafina.net a le plaisir d'offrir à ses lecteurs un deuxieme chapitre de La Porte du Lion , le roman de Pol Serge Kakon et publiera la suite prochainement. Cliquez ici pour voir le chapitre precedent.

 

Les gens se regroupèrent à l’aube devant la porte principale du village où les mules, chargées de victuailles, d’ustensiles, de couvertures, attendaient le signal du départ pour « le Saint ».

L’autorité pontifiante d’Eliahou le désigna tout naturellement comme chef de cette expédition. Aussi, se montra-t-il agacé par le retard de la femme de Itzhak le boucher, qui à trois reprises était retournée chez elle pour y chercher des affaires oubliées.

Josef, encore pris dans les lianes du sommeil sautilla pour se dégourdir, rejeta en arrière le capuchon de son burnous puis exprima à Hannah son impatience.

Les pèlerins, tournés vers l’entrée d’Igli, guettant la venue de la retardataire, bavardaient en silence, lorsqu’un étalon, jeune, échappé d’une écurie, longeant les remparts au galop, surgit au milieu du convoi, semant la panique parmi les mules qui se mirent à ruer dans tous les sens, la croupe rentrée, indignées à l’idée seule d’une atteinte à leur chasteté éternelle. Promptes comme des chattes, les femmes enlevèrent les enfants. Les hommes, tout en retenant les montures, gesticulaient en direction de l’étalon indélicat qui alla s’acharner sur une mule attachée à un figuier. Deux hommes accoururent, l’un pour empêcher la mule de rompre les rênes ou de se blesser en ruant, l’autre

 

— armé d’un bâton — pour corriger et chasser le fauteur endiablé. Enfin, Eliahou s’approchant tranquillement, gratifia l’indécent d’une telle claque, qu’à l’instant même, il l’obligea à se ressaisir puis à battre en retraite, poursuivi par les chiens outrés. On entendit les femmes échanger quelques murmures d’admiration devant la force rassurante d’Eliahou. Quant à lui, il se dressa fièrement pour annoncer le départ d’un ton grave qui fit dire à Messager : « Il se prend pour Moïse. »

Tout autour d’Igli de nombreux petits sentiers se croisaient ou s’entrelaçaient pour se rejoindre près des vergers, à la rivière, dans les broussailles et les champs environnants, et même jusqu’au pied des montagnes, au loin, à l’Est. Mais de part et d’autre du village, deux routes seulement. On tournait le dos à la plus petite qui menait à travers des terres pauvres et rocailleuses jusqu’au cimetière, près d’une forêt d’oliviers, à l’orée du désert. L’autre route, à l’opposé, commençait à la porte des remparts et conduisait au vaste monde. Par elle, arrivaient ou repartaient les voyageurs, les marchandises et les nouvelles. Par elle, on pouvait rêver d’une vie différente. En s’y engageant, les mules se rangèrent les unes derrière les autres dans l’ordre tacite que leur dictait la hiérarchie mystérieuse du monde des bêtes.

Puis elles avancèrent, nonchalantes, pendant que chacun s’agitait sur sa selle pour s’assurer une position confortable. Hannah et Josef sur la même mule — elle en amazone, lui à califourchon — se tenaient silencieux.

Il fallut franchir précautionneusement un petit ruisseau presqu’à sec qui s’enfonçait dans une grande forêt d’arganiers, puis la route se mit à serpenter entre les collines.

La lumière pâle du début de cette douce journée de juin flottait sur les champs d’orge dont les épis encore alourdis par la rosée se tenaient la tête penchée, comme s’ils somnolaient.

« C’est ce jour-là que j’ai appris le voyage », dira Josef plus tard.

Il suivait du regard la détente et la fuite d’un petit lièvre qui se précipita dans un terrier, lorsque fut annoncée la halte du petit déjeuner, à proximité d’une rivière, à l’ombre de grands caroubiers. Le soleil mordillait à peine. On déploya des nattes sur la mousse humide et les enfants, même les plus petits, s’éparpillèrent joyeusement à la recherche de bois mort. Les femmes s’organisèrent autour des foyers pendant que les adolescentes, pouffant de rires sots, disposaient des pots de beurre salé, de miel et d’huile d’olive. Les jeunes gens, affirmant déjà leurs prérogatives de futurs patriarches, évitèrent soigneusement de se mêler au branle-bas ménager. Ils se groupèrent autour des hommes, récoltant des miettes d’autorité et des mimiques dont ils sauraient faire usage le moment venu, plus tard. Hannah s’affairait dans son coin, activant le feu, complimentant Josef pour les quelques branches rapportées, réchauffant, sur les longues pierres qui portaient la bouilloire, les galettes de pain. En plus de Josef, elle devait prendre soin pendant le voyage d’Eliahou, célibataire plus que quadragénaire et tout récemment orphelin de mère. Chacun savait, par ailleurs, que Hannah convierait le plus souvent à sa table Messager — célibataire aussi — dont elle fut la fiancée, une semaine durant, il y avait bien dix ans. Jamais on ne sut pourquoi elle lui avait renvoyé la bague de fiançailles au bout de huit jours, un joli brillant que la famille avait qualifié de royal. Messager ne lui en tint pas rigueur. Il lui avait même déclaré : « Va, princesse, comment pourrais-je jamais t’en vouloir ? Tu es jalouse de toi-même. Quant à moi, il me suffit que tu existes. » Une complicité, mêlée de tendresse et de défi s’établit entre eux et elle devait durer jusqu’à la fin de leur vie. « Nous nous aimons comme deux hérissons », plaisantait Messager. Hannah retirait furtivement une galette du feu, lorsqu’elle entendit dans son dos la voix de Messager :

—         Prends garde, petite, tu vas brûler le feu.

—         Et toi, tu vas l’éteindre avec ta brusquerie, répondit-elle en sursautant.

—         Toujours accueillante, dit Messager. C’est pour ça que je n’ai pas pu m’empêcher de venir te dire bonjour.

—         Ni moi de prévoir les galettes en assez grand nombre, en me disant que nous aurons peut-être de la visite pour le petit déjeuner.

—         Voilà. Si vous voulez bien de moi, dit Messager.

Mais les gens vont encore dire qu’entre Eliahou, toi et

moi, nous formons un trio qui nargue les génies du mariage.

Et Hannah de répondre :

—         Ce qu’ils ne savent pas, c’est que peut-être le Saint va enfin exaucer les vœux de ta pauvre mère en te désignant la femme qu’il te faut épouser.

—         Elle viendra sûrement accompagnée de l’homme que l’on espère pour toi, dit Messager. Ainsi, le Saint fera d’une pierre deux coups, et il éclata de rire. D’une prière, deux couples.

—         Ah, ah, tu sais bien que je veux rester une éternelle fiancée.

—         Fiancée de qui ?

—         Du vent.

—         Le vent est le meilleur des messagers, ajouta-t-il encore en riant.

—         Et toi, tu es son second, répliqua-t-elle en éclatant de rire. Tiens, une question me tourmente depuis longtemps. J’oublie toujours de te demander pourquoi votre famille porte le surnom de « Messager » ? Puisque nous sommes entre nous, tu peux peut-être me le dire.

—         Ben, c’est une vieille histoire. Un arrière grand- père qui était le messager du roi de Marrakech.

—         Voilà une bonne réponse, répondit Hannah ironiquement. Tu te constitues une « ascendance ». Tu ne vas pas tarder à me dire que ta grand-mère était ambassadrice d’Angleterre.

—         Si tu ne peux pas rester sérieuse le temps d’une réponse, évite de poser des questions, dit-il contrarié.

—         Je croyais que tu plaisantais.

—         Tu parles d’une plaisanterie. Il s’en serait bien passé de cette carrière, le grand-père en question. Au cours d’une mission, il lui arriva d’être mis au courant d’une intrigue infamante pour le roi. Aussi, le roi, voulant préserver le secret, lui fit couper la langue et le gratifia d’une bourse pleine de pièces d’or. Tu vois, c’est grâce à ce célèbre bafouilleur que le surnom nous est resté.

—         Et le secret, vous l’avez su ? questionna Hannah enjouée.

—         Jamais, répondit-il. Comment veux-tu ?

—         Il ne savait pas écrire ?

—         Heureusement pour lui. Il se serait retrouvé manchot en plus. Tu vois, ce qu’il en coûte d’avoir la langue bien pendue ?

Elle rit encore et lui dit :

—         Va je te prie chercher Eliahou qui doit « sermonner » par là-bas. Le thé est prêt.

Puis elle s’en fut, riant encore, à la recherche de Josef qui jouait avec ses camarades sous la garde d’une grande cousine pipelette et myope, qui portait le joli nom de Bethsabée.

Après le petit déjeuner, le voyage reprit son cours, entrecoupé de petites haltes à travers les campagnes fleuries de marguerites et de coquelicots, jusqu’à Taroudant que l’on contourna, pour aller directement sur le lieu du pèlerinage.

La tombe du Saint se trouvait dans une humble masure blanchie à la chaux, à une bonne distance de la ville, à près de trois heures de marche. De loin, déjà, on pouvait l’apercevoir sur le flanc d’une petite colline. Un ruisseau bordé de roseaux coulait à ses pieds, tout au long de petits vergers regorgeant de fruits.

A cet endroit même, il y a bien longtemps, le Saint Homme, sentant la mort le cerner, entrava sa mule, prit un bain dans le frais ruisseau pour se purifier avant de comparaître devant l’Éternel. Puis il rédigea un message qu’il noua autour de son cou, s’allongea sous un grenadier en fleurs et entonna avec une sérénité enviable, pour l’ultime fois, le « Chemaa Israël »*. Un berger, descendant ses moutons et ses chèvres pour les faire boire, le découvrit ainsi. Il crut à quelque assassinat de bandits ; aussi, sans plus s’approcher, il confia la garde de son troupeau à son petit frère, et, plus vif qu’un poulain, il apporta la nouvelle au Cheik,

homme d’autorité et d’ordre qui ne tolérait aucun trouble dans sa région. Dans une pochette en cuir, sous le caftan noir du mort, on trouva des papiers ficelés et sa bourse intacte. On apprit ainsi que l’homme s’appelait Chlomo Benzaquen, qu’il était âgé de soixante et onze ans. Ce vénérable représentant d’une confrérie de talmudistes de Tibériade parcourait les pays de la Méditerranée, de ville en ville, quêtant auprès des communautés juives pour le compte de son illustre Yeshivah. Pendant qu’il courait les routes, du matin au soir ses confrères priaient sans cesse, commentaient les écritures en se détachant chaque jour davantage des biens de ce monde et tentaient avec une infinie patience d’en percer les mystères.

Alors que le convoi se trouvait en vue du campement déployé autour de la tombe du Saint, le petit Josef, intrigué, interrogea Hannah :

—         Qu’est-ce que c’est là-bas ?

—         Mais c’est le Saint, mon trésor. Qu’il veille toujours sur toi. Les tentes que tu vois sont celles des gens qui, comme nous, sont venus des autres villages pour la Hiloula.

—         Où est-il ?

—         Qui ?

—         Le Saint.

—         Il est dans sa tombe, dans la petite maison blanche au milieu des tentes. D’ailleurs, les Saints sont toujours dans les tombes.

—         Ils ne sont pas vivants ?

—         Oui, avant de mourir, ils sont comme des rabbins ; ils étudient la Torah* pour accéder à la connaissance et au mérite par leur sagesse et leurs vertus.

—         C’est quoi, la connaissance ?

—         Oh, mon chéri, ne me demande pas trop de choses à la fois. Tout un chacun ne peut devenir un saint. C’est difficile et il faut être mort.

—         Tu crois que je pourrai le devenir ?

—         Dieu t’en préserve ! Je préférerais que tu deviennes propriétaire, riche, Chef ; les gens te respecteront tout autant et tu ne resteras pas enfermé tout le temps à lire et à prier.

—         Je préfère aussi dit Josef, tout à coup songeur, sur un ton grave, comme s’il venait de prendre un engagement.

Le Saint, lui, n’avait pas eu le temps d’admirer la beauté de ces collines ocres qui allaient l’entourer pour l’éternité. Aussitôt informée de sa mort, la population israélite de Taroudant l’enterra avec les honneurs dus à son rang. On veilla la tombe. Des équipes se relayèrent pour prier. On s’émerveilla devant le sacrifice de cet Homme mort loin des siens. C’est ainsi que le lieu même où Dieu était venu reprendre l’âme de son serviteur exemplaire, se trouva par ce fait sanctifié. Les musulmans prirent bonne note de l’événement, accordèrent à l’endroit l’immunité qui convient et l’entourèrent de respect. Par la suite, l’une et l’autre des communautés juive et musulmane, n’eurent qu’à se féliciter de leur attitude, puisque des miracles se produisirent qui confirmèrent le bien-fondé de la sainteté de cet homme et de ce lieu.

On cite encore des cas de femmes longtemps stériles qui virent leur ventre s’arrondir, d’invalides que l’on vit courir, de fous qui retrouvèrent la raison, sans parler des articulations bloquées que l’on vit se détendre, ni des maladies inavouées dont personne ne vint vanter la guérison, sauf le cas d’un homme qui confia plus tard avoir retrouvé sa virilité qu’il avait cru à jamais perdue.

On comprend pourquoi, chaque année à la Hiloula, des familles, des couples, des esseulés, des riches, des pauvres, heureux et malheureux, se rendent encore sur les lieux du pèlerinage. Ils arrivent des villages voisins, de leur province et même de villes lointaines pour prier et demander au Saint de leur donner santé, bonheur, ou que sais-je encore ? De réparer les injustices du destin.

 

L’année où Josef passa sa bar-mitsvah, Igli fut attaquée par des pillards qui firent régner la terreur deux heures durant dans tout le village. Les gens se barricadèrent dans les maisons. Le mellah fut traversé par les bandits à cheval poursuivis, harcelés par les hommes d’Igli. Hélas, ils eurent le temps d’accomplir leurs crimes. Deux femmes furent violées et, s’ils emportèrent de l’or, de l’argent et des tapis dans leur fuite désordonnée, ils abandonnèrent deux membres de la bande sur lesquels la population se vengea en les lapidant jusqu’à la mort.

Josef fut profondément marqué par cette journée et au cours des nuits qui suivirent, il eut des cauchemars et se réveilla en sanglots. Aussi, désertant les classes, comme ses camarades, le reste de la semaine, il passa de longs jours derrière les remparts à commenter l’événement, écumant de rage, imaginant de terribles vengeances.

Son père se rendit compte de cet état d’esprit et bien que choqué par ces événements, il appela Josef un après-midi et lui dit :

— Mon fils, je sais que tu t’absentes des cours. Maintenant que tu as passé ta bar-mitsvah, tu es devenu homme parmi les hommes, alors ne néglige pas l’étude et chasse de ton esprit les ombres du malheur.

 

—       L’étude, à quoi ça sert ?

—       Ça sert... c’est grâce à elle qu’on apprend à

conserver son calme, à réfléchir. Ta façon de t’indigner mon petit, est cousine de l’impuissance, de la peur. Le courage vient de l’esprit ; et il en faut pour résister aux épreuves de la vie..., l’histoire de notre Peuple le démontre.

—         Je n’ai pas peur. Je pense qu’ils ne s’aviseraient pas de recommencer, ces fils de chiens, s’ils nous savaient armés et disposés à les dépecer.

—       Ce qui s’est produit est le résultat d’une   surprise,

car autrement, le Cheik dispose d’une garde importante et nos hommes sont courageux. Mais nous sommes surtout sous la protection de Dieu et la Torah est notre meilleur bouclier.

—         Il n’est pas écrit dans le Livre que nous devons nous résigner à supporter les coups et nous taire. Nous ne le lisons pas de la même manière. Ce n’est pas de talmudistes que nous avons besoin, mais d’hommes comme Jesuah Ben Noun, craint et respecté, comme nous l’avons commenté l’autre jour.

—         Tu vois bien que ça sert l’étude. Je me rends compte à quel point tu as mûri, mon Josef. Tellement que je ne me sens plus la capacité d’approfondir ces sujets avec toi. Mais nous reparlerons de tout cela. Ces jours-ci, les esprits sont irrités.

En quittant son père, Josef pensait se rendre derrière les remparts et y rencontrer quelque camarade. Aussi, pour passer par la porte du village, il s’avança vers le quartier musulman. En le traversant, il s’entendit appeler et reconnut la voix de Hannah :

—         Que fais-tu là, mon trésor ? Et la classe ?

—         Pas de classe aujourd’hui, répondit-il sur un ton frondeur.

Hannah — qui était couturière — se rendait chez Lala Batoune, l’épouse belle et fortunée de Ould Cheik Bachir qui vivait reclus, paralysé. Cette maîtresse femme régnait avec autorité sur son entourage, administrant les biens, dirigeant les hommes qui s’occupaient des cultures et du bétail, et représentait son mari à toutes les cérémonies.

—         Viens avec moi, dit Hannah à Josef. Je vais chez Lala Batoune pour terminer les robes de sa fille qui se marie bientôt. Tu vas voir, sa maison est un palais... avec des écuries où elle possède les chevaux les plus beaux.

—         Qu’est-ce qu’elle fait avec ? Si son mari...

—         Ça fait partie de ses biens. Elle le remplace en tout jusqu’à ce que son fils grandisse. C’est dix hommes, cette femme-là. Viens, elle va sûrement te gâter.

Josef se laissa conduire et une servante leur ouvrit la porte pour les introduire chez Lala Batoune qu’il n’avait aperçue qu’une fois, voilée, en partance pour un moussem, sur un magnifique alezan, accompagnée de sa suite. A présent, il la découvrait somptueuse, en caftan, maquillée, plus belle encore qu’il n’aurait pu l’imaginer.

—         Je vous amène mon petit homme, dit Hannah en riant.

—         C’est Josef ? s’étonna Lala Batoune. Mais c’est déjà un grand ! Qu’il est beau ! Dieu vous le garde.

Josef sursauta de s’entendre nommé par la bouche de Lala Batoune et sourit fièrement.

Hannah s’isolait déjà, dans un angle de la pièce entourée de matelas, de velours, avec la fille qui semblait mélancolique.

Lala Batoune intima l’ordre à deux servantes — qui se tenaient là, curieuses — d’aller préparer le thé. Mais à peine fut-il servi, qu’une des servantes réapparut alarmée, pour annoncer à sa maîtresse qu’un des garçons de ferme demandait à l’entretenir d’un problème urgent.

Lala Batoune se leva et revint au bout d’un bref instant pour leur dire que le feu s’était déclaré dans un champ qui bordait le verger mitoyen à la maison, qu’elle allait se rendre sur place pour donner des ordres et revenir sans tarder.

Josef se leva comme s’il était concerné et Lala Batoune le voyant ainsi, dit à Hannah et à sa fille :

—         Continuez tranquillement votre couture, vous deux. Viens avec moi, Josef. Laissons-les à leurs affaires de femmes.

Il traversa le salon, gêné, et interrogea Hannah du regard.

—         Va, mon chéri. Tu es sous bonne garde avec notre amie. Elle te montrera ses splendides chevaux à une autre occasion.

—         Peut-être dans un moment, dit Lala Batoune qui s’enveloppa de son haïk, ajusta un voile sur son visage et prit la main de Josef qui crut s’envoler de bonheur.

Le feu avançait très lentement en direction du verger. On l’entendait grésiller et on voyait les volutes de fumée noire figées dans la chaleur car, en l’absence de vent, le feu semblait se dévorer lui-même sur place. Des hommes accouraient, armés de longues branches aux extrémités touffues de feuillage, pour taper sur le sol, battant le feu qui mordillait l’herbe sèche, ou s’acharnait, ne pouvant avancer, sur de petits arbustes de jujubes acides. Un homme, une femme arrivèrent pour prendre des ordres et acquiescèrent en se pressant, sans jamais poser leurs yeux sur Lala Batoune dont le regard semblait intimider les flammes.

Le soleil, le feu, l’ombre lourde de Lala Batoune posée sur lui comme une caresse ; Josef crut qu’il rêvait et tressaillit lorsqu’elle le tira par la main pour lui dire :

—         Allons-nous-en ; c’est terminé. Ils font un monde de la moindre petite chose. S’ils s’y étaient mis tout de suite, au lieu de céder à la panique, le feu n’aurait pas pris quatre brassées de paille.

De retour, Lala Batoune demanda à nouveau du thé, quitta son haïk, se dévoila et s’affala sur les coussins.

—         Ouf, soupira-t-elle. Quelle journée de chaleur ! Ils ont fait une émeute pour presque rien. Hannah, qu’est- ce qui pourrait faire plaisir à ton neuveu ? C’est la première fois qu’il vient chez nous. Amina, va chercher des douceurs, dit-elle à la jeune servante qui dévorait Josef des yeux.

—         Offrez-lui une bagarre, une guerre, des bêtes sauvages. Voilà qui pourrait lui faire plaisir. Il passe son temps à se battre. Que Dieu continue de vous combler, chère Lala, il est suffisamment gâté par tous. Les chevaux : voilà ce qui l’intéresse. Quant aux sucreries, c’est plutôt à moi qu’elles profiteront.

« Cinq sur lui », pensa Hannah, comme elles se tournaient toutes vers Josef en riant.

—         C’est vrai, ce qu’elle dit ? interrogea Lala Batoune faussement intéressée, souriante, qui le dévorait déjà des yeux.

—         Elle veut continuer à me traiter comme un bébé, alors que je n’en suis plus un, répondit Josef. Elle devient gâteuse.

—         Il me semble, en effet, que tu es un homme, dit Lala Batoune. Que veux-tu, l’affection, parfois, peut desservir le jugement. Ne sois donc pas trop dur avec notre merveilleuse Hannah.

—         Dieu me le bénisse, dit Hannah sur un ton d’ironie. A force de me dire gâteuse, un jour, il finira par dire vrai. Le temps travaille pour lui.

Elles s’amusèrent de la réflexion de Hannah et Lala Batoune enchaîna, en s’adressant à Josef :

—         Les hommes sont tous aux champs ou au verger. Mais je vais te conduire moi-même aux écuries. Tu verras les chevaux, et j’en profiterai pour jeter un coup d’œil moi aussi. Dans quelques minutes, ajouta-t-elle avec un sourire qui émerveilla Josef.

Hannah cousait ; la future mariée, tout en surfilant une pièce d’étoffe semblait perdue dans un rêve. La plus âgée des servantes racontait à Hannah les déboires conjugaux de sa sœur. Amina se faisait toute petite dans un coin, silencieuse comme une chatte, pour continuer à observer Josef, sans être expédiée à quelque tâche domestique. Quant à lui, il ne lâchait plus des yeux Lala Batoune, assise sur l’un des matelas, adossée à un amas de coussins aux couleurs chatoyantes, les jambes écartées dans son pantalon bouffant, serré aux mollets, savourant le thé. Prudente, elle avait le visage tourné vers les autres femmes, mais par instant elle posait sur Josef un regard qui le troublait profondé­ment. Dans son émotion, il l’imagina s’engloutissant dans les coussins, l’entraînant avec elle, le retenant entre ses cuisses de géante. Mais voilà qu’elle se dressa et lui dit :

—         Allons, Josef... les chevaux nous attendent.

Son cœur bondit. Il se leva, balbutia des remerciements et regarda, souriant, en direction de Hannah, la prenant à témoin de l’importance dont il venait d’être l’objet.

Ils traversèrent le grand patio pour arriver dans une courette ; une autre porte conduisait à la cour de l’écurie. Lala Batoune abaissa le grand loquet qui la refermait en disant :

—         Je ne veux pas que les enfants traînent par ici. S’ils sont dérangés, les chevaux — comme les mules — peuvent avoir des réactions dangereuses.

Elle le prit par la main et l’entraîna vers le fond de l’écurie, dans une quasi-obscurité où un hennissement les fit sursauter. A cause du changement de lumière, Josef mit quelques secondes à discerner les chevaux, côte à côte, dans la pénombre. Un peu à l’écart, près du mur du fond, il remarqua un étalon noir, luisant, frémissant. Il manifesta quelque agitation comme si leur visite réveillait son désir de cabrades, de galops triomphants. Lala Batoune s’approcha à petits pas en chuchotant des flatteries pour l’inviter au calme et, se pressant contre lui, elle se mit à lui caresser l’encolure, puis l’enlaça.

—         C’est le plus beau, dit-elle.

—         C’est le plus beau, s’entendit articuler Josef, hébété.

—         Viens près de moi. A présent il est calme. Tu peux le toucher. Viens.

Josef hésitant, osa quelques pas et avança le bras.

—         N’aie pas peur. Viens vers moi, l’encouragea- t-elle.

—         Je n’ai pas peur, souffla-t-il.

Alors, en se retournant, elle l’attira par le bras et le plaça de telle sorte qu’il se trouva pris, puis peu à peu serré entre elle et le cheval. Son cœur se mit à battre très fort. Que faire pour ne pas se montrer ridicule ? Il ne comprenait plus, Josef. Mais, qu’y avait-il à comprendre, puisque son corps baigné de sueur semblait ne plus lui appartenir, livré tout entier à un baiser gigantesque.

—         Alors, lui chuchota-t-elle dans le cou, n’est-il pas beau mon coursier ? On est bien avec lui.

—         Oh oui ! murmura Josef sans bouger.

—         Toi aussi, tu es beau. Plus tard, tu auras toi aussi un splendide cheval et toutes les femmes seront folles de toi.

—         Vous croyez ? osa-t-il, enhardi par le compliment, mais pensant surtout à la perspective d’être un jour le maître d’un étalon pareil à celui-là.

—         J’en suis sûre.

Et sans plus attendre, elle glissa son bras sous la djellabah de Josef et se mit à le caresser. Muet de stupéfaction, il s’abandonna haletant comme un jeune chien, aux caresses ahurissantes de Lala Batoune, pendant que l’écurie vacillait comme pour se détacher de la terre, emportée par mille chevaux. Lala Batoune lui prit la main, l’orienta sous son caftan, la maintint entre ses cuisses en murmurant des mots incohérents, dans un souffle brûlant comme si le feu — dont ils furent les témoins — s’exhalait de sa bouche. Enfin, elle l’entraîna sur la paille dans l’angle le plus sombre de l’écurie et le coucha sur elle. Cette nouvelle situation loin de l’étalon, permit à Josef de se ressaisir. Mais encore ébloui, alors que se confondaient la vie et le rêve, il accomplit ce qu’il eut l’impression de savoir faire depuis toujours.

Lorsqu’ils se relevèrent, elle mit de l’ordre dans ses vêtements et dans les siens, en secouant la paille, sans regarder Josef qui, encore abasourdi, ne savait s’il lui fallait se sauver ou attendre.

—         J’espère que tu reviendras voir les chevaux, dit-elle.

—         Je veux bien, répondit-il avec une expression de reconnaissance.

—         Allons, viens, nous avons assez tardé. Nous

dirons que tu as fait un tour dans la cour de l’écurie.

De toute façon, tu sauras garder ton calme. Tu es un homme. Nous avons un secret entre nous maintenant. Je t’enverrai chercher pour monter avec Abdallah, mon fils. Je vous ferai accompagner. Mais, je t’en prie, pas d’imprudences. Il faut d’abord apprendre à connaître les chevaux.

—         Je sais. Je suis déjà monté plusieurs fois.

—         Tu en sais des choses, beau Josef. Allons, viens.

Ils retrouvèrent Hannah cousant, entourée de la fille

de Lala Batoune et des servantes qui se tordaient de rire en l’écoutant leur raconter les malheurs d’un marchand de tissu juif, un peu charlatan et mythomane, qui grossissait à vue d’œil. Il épousa une seconde femme, étant sans enfant de la première. Sans être jalouses l’une de l’autre, elles rivalisaient à coups de petits plats succulents qu’elles confectionnaient pour lui plaire. Sans pour autant lui donner d’enfant... « C’est lui qui est engrossé », conclut Hannah, « un jour il va accoucher d’un ballot de mensonges ».

—         Elles ne t’aident pas beaucoup, ces paresseuses, dit Lala Batoune en entrant.

—         Elle nous fait trop rire, lui répondit sa fille.

—         Notre Josef ne voulait plus quitter les chevaux, poursuivit Lala Batoune. Il serait resté des heures encore. Je lui ai promis de l’autoriser à monter une autre fois. Mais pas sans ta permission, Hannah.

—         Si c’est sans danger et qu’il promet d’être prudent, alors d’accord, dit Hannah. Si, bien sûr, son père ne s’y oppose pas.

—         Alors, préparez au moins le thé pour vous rendre utiles à quelque chose, dit Lala Batoune aux servantes.

—         Et dépêchez-vous, fainéantes, ajouta Hannah pour les taquiner. Je ne vais pas tarder à m’en aller.

Puis, s’adressant à Josef :

—         Si tu veux avancer, va mon Prince. Nous n’allons pas te retenir au milieu de toutes ces bonnes femmes.

Josef sortit de son bonheur léthargique, se redressa et dit sur un ton de gravité toute virile :

—         Dieu vous garde.

Puis il sortit bombant le torse, précédé par Amina qui lui fit traverser la grande cour.

—         Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il, en franchissant le portail, sur le ton du séducteur avisé.

—         Amina, répondit-elle rougissante, dans un sourire qui annonçait déjà tous les consentements.

—         Amina jolie, ajouta-t-il employant une formule déjà éprouvée. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir très prochainement.

 

polserge@gmail.com

 

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