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La saga des lycées français de là-bas

La saga des lycées français de là-bas

 

«Si je me souviens du collège D'Alembert? Images, sons, odeurs, je n'en ai rien oublié!» s'exclame l'écrivain algérien Salah Guemriche en retrouvant par hasard son ancien camarade de classe Gérard Tobelem. Trente ans plus tard, ce dernier, petit juif bônois, est devenu en France un professeur de médecine renommé. Ces retrouvailles symbolisent à elles seules toute la complexité de l'histoire des lycées français du Maghreb. 

«L'image que j'ai gardée: celle d'un collège avant tout laïque et républicain, dont la mission était d'apprendre à lire, à écrire et à compter en façonnant tous les enfants dans ce moule unique de leurs ancêtres gaulois et dans une quasi-extraterritorialité qui lui a permis de résister longtemps aux événements extérieurs. Une impression de grand bonheur l'emporte sur tout le reste. Le reste, c'est-à-dire la guerre d'Algérie», renchérit l'écrivain algérien, qui, comme tous les anciens élèves de ces lycées français, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, s'interroge: «Images heureuses d'un esprit d'enfant naïf en marge de la réalité ou manipulation de mémoire pour embellir une période que je n'accepte pas de noircir? Cette question, que je me suis posée tant de fois, reste sans réponse.» 

Dans ces pays, où existaient un enseignement coranique et talmudique et déjà des écoles chrétiennes, les autorités françaises créent, dès la fin du XIXe siècle, des établissements publics pour contrecarrer ces influences religieuses. Ils ont pour fonction première de scolariser les enfants des militaires, des fonctionnaires et des colons. Mais aussi de franciser les enfants des communautés européennes présentes sur ces terres d'Afrique: Espagnols, Italiens, Maltais... Boudés dans un premier temps par les «indigènes» musulmans et juifs, qui craignent d'y perdre leur identité, ces lycées laïques et gratuits sont d'abord fréquentés par une majorité d'Européens et une forte minorité israélite. Les élèves musulmans sont poussés vers les filières professionnelles. Mais peu à peu, sous la pression des notables locaux, qui voient là pour leurs enfants l'occasion d'acquérir un «passeport pour la modernité», et des élèves eux-mêmes, qui se battent pour le «droit au baccalauréat», seul accès à l'enseignement supérieur, le nombre d'élèves maghrébins ne cesse d'augmenter. Ils constitueront d'ailleurs, dans les années 1950-1960, une élite pionnière qui sera à la pointe du combat indépendantiste. Après les indépendances, devenus lycées «de la Mission», ces établissements accueillent un plus grand nombre d'élèves (on estime à plus de 80 000 les élèves nationaux passés par ces écoles françaises de 1960 à 2000, dont près d'une moitié de Marocains). 

Il s'agit toujours de lieux magnifiques; les établissements sont bâtis sur le modèle des grands lycées parisiens, mais adaptés au pays: murs blanchis à la chaux, architecture mauresque aux arcades multicolores, grandes cours plantées de palmiers et fleuries d'hibiscus ou de jasmins, ils comptent souvent parmi les tout premiers bâtiments de la ville européenne. A Alger, le lycée de jeunes filles Eugène-Fromentin (devenu Descartes) s'installe dans un ancien palais ottoman, avec une cour intérieure décorée de mosaïques anciennes qui surplombe toute la baie d'Alger. Puis, dans les années 1950, pour essayer de rattraper le retard de scolarisation (surtout en Algérie, où, en 1954 encore, seul 1 enfant algérien sur 6 va à l'école), se construisent des lycées ultramodernes, aux laboratoires de physique-chimie de pointe et aux équipements sportifs de haut niveau. Après les indépendances, de nombreux établissements seront nationalisés. 

Une présence dans plus de 150 pays

Les lycées français d'Afrique du Nord font partie d'une histoire beaucoup plus vaste, celle de la présence française, depuis un siècle et demi, dans plus de 150 pays. Le système éducatif étatique français cohabite souvent, avec des variations selon les époques, avec un réseau scolaire religieux, catholique surtout, et un réseau laïque dont les célèbres «grands lycées d'Orient» de la Mission laïque française (fondée en 1902), comme le lycée pionnier de Salonique, le collège de Beyrouth, les lycées du Caire et d'Alexandrie, de Damas, de Jérusalem ou encore ceux de Téhéran ou d'Addis-Abeba. Et enfin ceux de l'Alliance israélite universelle, créée dès 1860. Aujourd'hui, 410 établissements à l'étranger, avec plus de 250 000 élèves, sont homologués (c'est-à-dire qu'ils suivent les programmes de l'Education nationale française). Parmi ces lycées, 260 dépendent de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (Aefe), sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. 73 structures scolaires secondaires sont en gestion directe et 180 conventionnées (avec en tout 160 000 élèves, dont 70 000 Français). Quelques écoles emblématiques: Pierre-Loti à Istanbul, Charles-de-Gaulle à Londres, Jules-Supervielle à Montevideo, Montaigne à Cotonou, Condorcet à Sydney. 
Ces établissements assurent leur rôle premier: la continuité du service public français à l'étranger, permettant à tout élève français de poursuivre une scolarité classique dans n'importe quelle partie du monde. Mais, aujourd'hui, ils jouent de plus en plus un rôle d'interface entre la France et le pays d'accueil (apprentissage obligatoire de la langue, diplômes binationaux, activités culturelles). Ces établissements assurent ainsi une part non négligeable dans la formation des élites locales. Pourtant, la stratégie française actuelle se caractérise par une restriction des crédits, une augmentation des droits d'entrée (jusqu'à plus de 10 000 euros par année dans certains lycées) et une diminution des établissements dans les zones francophones au profit des pays d'Europe centrale et orientale. Les tensions géopolitiques en Algérie ou en Haïti, ou encore, dernièrement, le saccage des établissements scolaires français en Côte d'Ivoire ne sont pas étrangers à ce redéploiement. 

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Les noms qui leur sont donnés suivent les aléas de l'Histoire: aux lycées de garçons les noms de militaires conquérants (Lamoricière à Oran, d'Aumale à Constantine) ou de résidents généraux (Gouraud à Rabat, Stéphen Pichon à Bizerte); à ceux de filles les noms d'orientalistes (Delacroix à Alger ou Stéphane Gsell à Oran); à d'autres encore, le nom de présidents de la République française, tel Armand-Fallières à Tunis. 

Mais tout change avec l'avènement des indépendances. De façon souvent explicite, quand les lycées deviennent nationaux: ainsi le lycée Bugeaud d'Alger s'appelle désormais Abdel-Kader et, en 1983, le lycée Carnot, à Tunis, prend le nom de son élève le plus célèbre, Bourguiba. Quand les établissements restent français, ils adoptent des noms consensuels: Descartes à Rabat et à Alger, Pierre-et-Marie-Curie à Oujda (Maroc) et à Annaba (Algérie), ou encore Gustave-Flaubert à La Marsa, près de Tunis. Exception notable: le lycée Lyautey, à Casablanca, qui garde depuis sa création, en 1925, le même nom (celui d'une figure marquante de la colonisation au Maroc, pourtant) et ce, à la demande même des Marocains. 

Ces lycées ont vu passer des milliers d'élèves, de toutes les origines. Fouad Laraoui, fils d'un postier qui désirait envoyer ses enfants au lycée Lyautey de Casablanca, s'illumine à l'évocation de «ce lieu extraordinaire de brassage social et culturel». «Je n'idéalise rien, ajoute Fouad Laraoui, aujourd'hui écrivain. Ce mélange était très riche; cela m'a apporté bien plus qu'une éducation. L'école française nous apprenait l'ouverture, la curiosité, le questionnement.» Ou, comme le résume avec tendresse Chedly Hamayet, fondateur de l'association des Anciens du Lycée mixte de Fès: «Fès nous a permis de baigner dans un monde cosmopolite; nous vivions les uns à côté des autres, les uns au- dessus des autres, les uns au-dessous des autres. On ne savait plus d'où l'on venait. On était juste fassi.» 

Ce climat de fraternité, palpable au Maroc et en Tunisie, anciens protectorats, est parfois mis à mal dans certains établissements d'Algérie, alors département français. En témoigne Aïssa Kadri, directeur de l'Institut Maghreb-Europe: «Le lycée de garçons Duveyrier, à Blida, que j'ai fréquenté de 1956 à 1960, se trouvait en pleine Mitidja, la citadelle coloniale. En entrant au lycée, j'ai eu l'impression de passer une frontière. J'étais le petit guebli qui arrivait dans un lycée qui n'était pas fait pour lui. Et pourtant, au quotidien, il n'y avait pas de véritable séparation. On travaillait ensemble, on faisait du sport ensemble, mais il était très rare de voir sur le même banc un pied-noir et un musulman. A la cantine, il y avait une table à part pour les musulmans, au fond de la salle. C'est seulement au foyer qu'on se retrouvait, entre demi-pensionnaires et internes, unis par la musique américaine comme Elvis Presley ou les Platters. Dans ces moments fugaces, nous devenions égaux par la magie de la musique.» 

Cette diversité culturelle s'accompagnait d'une autre avancée. Les lycées du Maghreb ont souvent été mixtes bien avant ceux de France. Dès 1931, comme le bien-nommé Lycée mixte de Fès ou dans les classes de khâgne ou de maths sup pour d'autres. «A Marrakech, dans les années 1960, raconte Elisabeth Guigou, les jeunes Marocaines qui venaient au lycée français s'asseyaient sur les mêmes bancs que les garçons et cela ne posait aucun problème.» 

L'histoire de ces lycées, c'est leur histoire à eux, les «anciens» élèves. Ils y reviennent sans cesse. Souvent la larme au coin de l'?il, mêlée d'un rire qui éclate à l'évocation des farces faites aux professeurs, du goût du beignet pris à la récréation, les poches encore pleines de noyaux d'abricot pour jouer. Ils sont restés les adolescents de cette époque, ceux qui sont devenus, aujourd'hui, pour nombre d'entre eux, des hommes et des femmes éminents. Que ce soit dans les sphères politico-économique (ministres, maires de grandes villes, préfets ou walis, grands médecins, directeurs de banques, de grandes entreprises, diplomates ou responsables d'institutions internationales?) ou intellectuelle, artistique (dissidents, avocats, écrivains, artistes, grands couturiers, journalistes, hommes de spectacle?). Mais, particularité quasi unique au monde, qu'ils soient aujourd'hui citoyens marocains, algériens, tunisiens, français, israéliens, italiens, canadiens ou de bien d'autres nationalités, tous ont usé leurs fonds de culotte sur les mêmes bancs. A chaque Maghrébin répond en écho un «condisciple occidental»: au président Bourguiba (lycée Carnot de Tunis), la présidente de la Lettonie, Vaira Vike-Freiberga (collège Mers-Sultan de Casablanca); aux ministres français Elisabeth Guigou (lycées Mangin puis Victor-Hugo de Marrakech) ou Michel Jobert (lycée Poeymirau de Meknès), les ex-Premiers ministres algériens Sid Ahmed Ghozali (lycée Lamoricière d'Oran) ou Redha Malek (lycée D'Aumale de Constantine); au maire actuel de Tunis, Abbès Mohsen (lycée Mutuelleville de Tunis), ou, celui d'Agadir, Tarik Kabbaj (lycée Lyautey de Casablanca), le maire de Paris, Bertrand Delanoë (lycée Stéphen-Pichon de Bizerte); à l'historien algérien Mohammed Harbi (lycée D'Aumale de Constantine), l'essayiste Jacques Attali (lycée Gautier d'Alger); aux innombrables journalistes de la presse du Maghreb issus de tous les lycées français, quelques-uns de leurs confrères les plus connus en France - Edwy Plenel, du Monde (lycée Victor-Hugo d'Alger), Jean-Pierre Elkabbach, président de La Chaîne parlementaire (lycée Lamoricière d'Oran), Bernard Guetta, de France Inter, chroniqueur à L'Express (lycée Lyautey de Casablanca). La liste des écrivains et des artistes des deux rives de la Méditerranée est encore plus longue et celle des anciens élèves moins célèbres, infinie. Un seul exemple: il est significatif que presque tous les meilleurs humoristes de la société française d'aujourd'hui aient fait leurs classes dans un pays du Maghreb: Fellag ou Guy Bedos en Algérie, Michel Boujenah ou Georges Wolinski en Tunisie, Gad Elmaleh au Maroc. Dans un autre registre, avant de se retrouver à Hollywood, Claudia Cardinale planchait au collège Paul-Cambon de Tunis. 

Philippe Séguin, premier président de la Cour des comptes, ancien élève du lycée Carnot de Tunis, explique cette communauté d'esprit: «Regardez les noms derrière n'importe quelle photo de classe du lycée: vous avez des Français, des Siciliens, des juifs, des Arabes, des Maltais... Aujourd'hui, cette relation entre gens issus de ces lycées va au-delà de tous les clivages nationaux, religieux, politiques; nous partageons des souvenirs et des références qui peuvent être qualifiés de ?mêmes valeurs''.» 

Valeurs enseignées par des «maîtres» qui les ont marqués durablement. «Justement parce que nous n'étions pas en France, les professeurs avaient à c?ur que l'on soit les meilleurs du monde. Ils étaient là non seulement pour faire de nous de bons élèves, mais aussi pour nous former en tant qu'êtres humains avec des valeurs humanistes», reconnaît un ancien élève. Leur enseignement des valeurs de la République a donné des armes aux jeunes indépendantistes pour conquérir leur «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes»; la passion de la littérature qu'ils ont transmise à leurs élèves a engendré la foisonnante littérature maghrébine d'expression française, et c'est le cartésien M. Splenlehauer, figure de l'emblématique maths sup du lycée Lyautey de Casablanca, qui a formé, quarante ans durant, des centaines d'ingénieurs marocains, souvent issus de milieu modeste. 

Ecoles françaises du Maghreb aujourd'hui

Maroc
Groupe scolaire Paul-Gauguin et lycée français à Agadir; lycée Victor-Hugo à Marrakech; lycée Paul-Valéry à Meknès; groupe scolaire André-Malraux, collège Saint-Exupéry et lycée Descartes à Rabat; collège Anatole-France, groupe scolaire Louis-Massignon, lycée Lyautey, lycée Maimonide à Casablanca; groupe scolaire Jean-de-La Fontaine à Fès; lycée Regnault à Tanger; groupe scolaire Claude-Monet à Mohammedia; groupe scolaire Honoré-de-Balzac à Kenitra; groupe scolaire Jean-Charcot à El-Jadida. (Au total: environ 11 000 élèves.) 
Algérie 
Lycée international Alexandre-Dumas à Alger (environ 550 élèves). 
Tunisie 
Collège Charles-Nicolle à Sousse; lycée Gustave-Flaubert à La Marsa; lycée Pierre-Mendès-France à Tunis (environ 2 900 élèves). 

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Ces jeunes professeurs entretenaient souvent des relations amicales avec leurs élèves, qui se souviennent avec bonheur des séances de ciné-club, des représentations théâtrales, des soirées guitare ou des escapades à la plage en leur compagnie. La liste est longue de ces profs «coloniaux» ou «coopérants» de l'après-indépendance, agrégés pour la plupart: de Fernand Braudel à François Châtelet, en passant par Marc Ferro ou André Mandouze, sans oublier les «locaux», comme Mehdi Ben Barka, Jean Amrouche et Albert Memmi. Pour quelques professeurs racistes ou simplement «oiseaux de passage» - ceux qui ne faisaient que profiter de la douceur de ces contrées «exotiques» - combien d'autres se sont investis dans leur mission! 

Pour Dalil Boubakeur, ancien élève du lycée Bugeaud, à Alger, l'apprentissage de la valeur «laïcité» a été déterminante. «Cela peut paraître paradoxal que quelqu'un issu de l'enseignement laïque français soit recteur de la Mosquée de Paris. Ce n'est peut-être pas un hasard. Détail amusant: un jour, lors d'une grande cérémonie religieuse ?cuménique à Paris, nous nous sommes retrouvés, le cardinal Lustiger, le grand rabbin Sitruk et moi-même. Nous nous sommes rendu compte que nous étions tous les trois issus de ?la Laïque?, et non pas sortis de nos écoles religieuses respectives. Nous en avons parlé, nous nous sommes dit que peut-être cette formation laïque était un atout pour l'évaluation du rapport au religieux, quel qu'il soit. Pour moi, la laïcité est née des textes de Voltaire. En faisant sourire sur les abus des pouvoirs religieux, il nous a rendus encore plus authentiquement spirituels. Sans la dimension universelle de cette formation, la fonction que j'occupe aurait pu dévier vers une forme plus sectaire, une vision plus réduite des êtres humains, qui n'aurait pris en considération que les croyants et les fidèles de ma seule tradition.» 

Montaigne, Voltaire, Baudelaire, un éblouissement que reconnaissent tous les anciens: la découverte de la langue française et de sa littérature. «En mettant la plus belle langue du monde à votre disposition, j'ai voulu faire de vous les citoyens d'un monde régi et éclairé par la langue française. Les frontières de ce monde s'appellent la culture et l'intelligence. Je vous ai raconté un pays qui maintenant est devenu le vôtre, car vous êtes nourris de ses livres et de ses traditions. Je vous ai lu des textes de nos plus grands écrivains et je vous ai montré l'usage qu'ils ont fait des mots, j'ai attiré votre attention sur la hardiesse de leurs trouvailles. Le moment est venu d'écrire à votre tour.» C'est l'héritage qu'un professeur du lycée Carnot de Tunis léguait à ses jeunes élèves de 10-12 ans (1). Alors ils ont écrit, écrit, écrit. «Je ris en algérien, s'exclame l'écrivain et caricaturiste Chawki Amari. Je parle, je crie, je gueule, je pleure en algérien, c'est en algérien que je fais l'amour. Mais j'écris en français, parce que c'est le français qu'on apprenait dans mon école.» Les écrivains et les journalistes maghrébins de langue française sont légion qui revendiquent cette identité multiple, tel Kateb Yacine dans Le Poète comme un boxeur (Seuil): «Pour un écrivain algérien, dépasser son complexe d'infériorité, dépasser le fait de vouloir imiter les classiques français, résoudre la contradiction nationaliste et écrire le français en tant qu'Algérien, sans que cela pose aucun faux problème - au contraire - c'est l'accomplissement de son destin! C'est comme ça qu'on surmonte un conflit: Tu m'as apporté ton monde? Bon! Maintenant, je le connais et c'est à moi de te l'apprendre!» 

Cette puissance de feu de la culture française a eu, pourtant, pour conséquence de faire peu de place à la langue et à la culture de ces pays. «Ce que je regrette le plus, reconnaît Elisabeth Guigou, comme tant d'autres anciens élèves, c'est de n'avoir pas appris l'arabe. Mes grands-parents, mon père, eux, le parlaient couramment. Vers 17 ans, lorsque je me suis rendu compte de ce manque, je me suis dit: Quelle bêtise! J'ai reproché à mes parents de ne pas nous avoir mis en situation d'apprendre la langue locale. A leur décharge, il est vrai qu'on vivait dans un univers où tout le monde parlait français, où nous, les enfants allions à l'école française. Au lycée, il y avait bien un enseignement de l'arabe, mais c'était un cours considéré comme secondaire. Je le regrette profondément, car aujourd'hui j'aimerais parler l'arabe.» Le linguiste Claude Hagège, ancien élève, pion et professeur au lycée Carnot de Tunis, qui jongle avec le français, l'arabe, l'hébreu, et 40 autres langues, s'interroge sur cette occasion ratée de bilinguisme et de véritable société multiculturelle: «Quelle étrange histoire que celle de ce pays qui a conquis militairement des territoires étrangers et qui, une fois installé, les exploita tout en y construisant des écoles pour enseigner sa langue avec un mélange de profit et de philanthropie très étonnant. Pourtant, sans vouloir faire un plaidoyer en faveur de la colonisation - parce qu'il est indéniable que la France mena au Maghreb, avant tout, une politique d'intérêt commercial, et non une mission civilisatrice - elle a quand même laissé un héritage et des valeurs dont les Etats du Maghreb ont pu profiter. Tous les anciens élèves des lycées français sont représentatifs de ce paradoxe. J'en suis un peu le produit moi-même.» 

De tous ces établissements français, l'Algérie ne conserve que le lycée international Alexandre-Dumas, à Alger. Les autres ont été fermés dans les années 1990 pour des raisons de sécurité. Au Maroc et en Tunisie, les établissements français sont gérés par l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (Aefe), qui dépend du ministère des Affaires étrangères. Devenus payants, ils accueillent surtout les binationaux et les enfants des classes aisées. La langue arabe (soit classique, soit dialectale) est devenue obligatoire pour tous les élèves. Mais ces lycées doivent faire face à une demande croissante, car de nombreux parents ayant suivi une scolarité en français veulent que leurs enfants bénéficient du même enseignement, malgré les embûches. Au Maroc, la sélection se fait, dès la maternelle, par un «examen d'entrée»! Les établissements privés, qui promettent un apprentissage intensif du français pour attirer une partie de la clientèle, ont pris le relais. En Algérie, le phénomène est massif: on recense plus de 2 000 écoles, jusque dans les coins les plus reculés. A tel point que le gouvernement s'apprête à légiférer dans ce domaine, sans remettre en question, du moins officiellement, la politique d'arabisation entreprise après l'indépendance. Cet appétit de français est dû aux liens qui unissent la France et les pays du Maghreb (familles installées des deux côtés de la Méditerranée, chaînes de télévision françaises captées grâce aux paraboles, nombreux quotidiens francophones). Mais, surtout, les parents savent que ce passage dans le circuit français est le sésame pour des études à l'étranger ou une carrière internationale. Les Maghrébins, qui emploient systématiquement le français dans les instances internationales, sont souvent d'ardents défenseurs de la francophonie. Autre signe de la décrispation par rapport au passé, cette «circulation des mémoires» dont parle Benjamin Stora, lui aussi ancien élève d'un de ces lycées d'Algérie. Des deux côtés de la Méditerranée fleurissent des associations d'anciens élèves qui, aidées par la magie d'Internet, renouent des liens, organisent des débats, des rencontres, des voyages. Dans les trois pays, même, on ne cesse de commémorer la création de ces établissements, comme en janvier dernier, le centenaire du lycée Regnault de Tanger ou, l'an passé, le cinquantenaire du lycée de Sousse. Au mois de mai prochain, ce sera le tour du collège et lycée de Slane de Tlemcen, en Algérie. Noureddine Ben Omar, premier maire de Rabat, fondateur de l'association des anciens élèves Gouraud-Descartes, revendique cette filiation. L'actuel lycée Hassan II recèle dans ses murs un musée riche en livres, objets de classe et autres microscopes, qui rappellent les époques où il s'est appelé Gouraud. Il accueille à bras ouverts, comme tant d'autres lycées, les anciens de France et d'ailleurs venus en pèlerinage faire découvrir leurs «beaux lycées» à leurs enfants et petits-enfants. Cette continuité, cette pérennité de l'institution scolaire est revendiquée, au-delà de l'Histoire et de ses soubresauts. 

Même en Algérie, où depuis que le français a retrouvé une place dans le discours officiel, des livres de souvenirs d'anciens élèves devenus des personnalités publiques ne cessent de paraître. Cette effervescence dépasse l'effet nostalgie. Des collaborations entre l'Europe et le Maghreb naissent dans tous les domaines, encouragées par cette proximité des «anciens»: recherches universitaires communes entre les universités, sociétés commerciales et entreprises mixtes, créations culturelles conjointes, coproductions cinématographiques et coopération politique. Et ne dit-on pas que les négociations sur le Proche-Orient sont facilitées chaque fois que les négociateurs arabes et juifs «tchatchent» dans la langue commune de leur adolescence? 

Laissons la conclusion (provisoire) de cette histoire des lycées français au Maghreb au cinéaste tunisien Ferid Boughedir: «Dès le lycée, je me suis retrouvé dans l'univers mondial du savoir. J'étais seulement plus riche que d'autres, puisque j'avais plusieurs univers, plusieurs cultures, et que j'étais à l'aise partout. C'est Carnot qui m'a donné cette aisance: avec les Italiens quand je suis en Italie, avec les Américains quand je suis aux Etats-Unis. J'étais déjà citoyen du monde, tout en sachant que j'étais profondément tunisien, comme mon film Halfaouine, l'enfant des terrasses le prouve. Je continue à me sentir universel, tout en sachant que je suis issu du tiers-monde et d'un pays anciennement colonisé. Je n'ai jamais eu une quelconque idée de revanche. Faisant partie d'une génération formée à la française, j'aurais pu partir pour la France. Mais il ne m'est jamais venu à l'esprit de m'exiler. Ce qui m'a semblé intéressant au contraire, c'est de rester en Tunisie, d'être pleinement tunisien et de profiter de toutes les valeurs universalistes que j'ai apprises à Carnot. Pour continuer à être un Tunisien ouvert sur le monde, et non pas un Tunisien enfermé sur une identité étroite, une de ces identités meurtrières, comme le dit Amin Maalouf.» 

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