LE COIN DE NOSTALGIE – LE HAMMAM DE MARRAKECH, par Thérèse Zrihen-Dvir
Jusqu’en 1950, et en dépit de notre grande maison et de son luxe, nous n’avions pas de salle de bain pour la simple cause que très peu d’entre les habitants du Mellah avaient pris connaissance de cet élément indispensable. Tous employaient de grandes bassines en aluminium qu’ils remplissaient d’eau chaude et plongeaient dedans. C’était en quelque sorte une baignoire sans tous ses accessoires luxueux. Pour se laver chaque matin ou chaque soir – selon les habitudes familiales, cette énorme bassine accomplissait infailliblement son devoir.
Mais pour nous tous, comme le disait feu ma mère, se laver dans une bassine est comme un nettoyage de chat… La meilleure façon de se laver réellement, c’était d’aller au Hammam. Et il y en avait quelques-uns dans notre quartier appelé « Mellah » de Marrakech.
Pour moi, cela représentait une épreuve terrible à laquelle je ne pouvais déroger. L’unique personne capable de m’y traîner était ma grand-mère pour laquelle j’avais un respect, confiance et admiration hors normes. Elle m’y emmenait généralement le jeudi soir ou le vendredi matin. C’était une véritable tradition avec ses règles invariables qu’il ne fallait en aucun cas transgresser. Grand-mère préparait la veille tous les accessoires nécessaires pour cet événement. Dans son grand sac, il y avait son linge propre et le mien, nos sous-vêtements, notre savon – du savon noir, qui servait aussi pour laver nos cheveux – les champoings étant inconnus au Mellah en ces temps-là. Au Hammam, on nous gâtait avec le fameux Ghassoul – Le rhassoul ou Ghassoul – argile minérale naturelle extraite du massif montagneux de l’Atlas au Maroc. Appliqué sur le corps – parfois sur les cheveux aussi, et laissé une dizaine de minutes, il servait en général de base avant d’entreprendre un décorticage à vous arracher la peau avec une espèce de pierre ponce couverte de mailles très fines de corde.
Il y avait évidemment un rituel : Pénétrer dans la salle d’accueil du Hammam, choisir ou nommer la laveuse et lui remettre nos accessoires, se dévêtir complètement… Nus comme à notre naissance. Nous pénétrions ensuite dans la première salle à chaleur tempérée, entre 28 à 30 degrés appelée « T’brida », pour recevoir nos premiers seaux d’eau chaude sur nos corps… avant de nous badigeonner au Ghassoul.
Dans les coins, on pouvait noter la présence de larges puits d’eau bouillante d’où les laveuses remplissaient leurs seaux en bois dotés de deux manches.
Jusque-là, je ne me plaignais pas. Le passage au massage du corps avec la fameuse pierre ponce couverte de mailles en corde fine, ne se faisant que dans la chambre suivante… celle-ci était tellement chaude et pleine de fumée qu’on avait un mal terrible à voir un peu plus loin que le bout de notre nez. Si ma grand-mère supportait ce traitement sans rechigner, moi j’étais au bord de l’asphyxie. Au contact avec la chaleur ambiante et la fumée, je fondais comme neige au soleil. Il faut croire que je donnais de sérieux signes de détresse qui contraignaient tant ma grand-mère que la laveuse à me demander de retourner à la T’brida. Et dire qu’il y avait une troisième chambre encore plus brûlante que la deuxième, là où je n’ai jamais osé poser un pied alors que la laveuse et ma grand-mère s’y promenaient avec une allégresse déroutante.
Nue comme un vers, la laveuse était aussi maigre qu’un squelette, avec une chevelure presque inexistante couverte d’un foulard et des seins avachis et pendants comme deux poches vides. Des fesses, elle n’en avait pas… son pubis se devinait derrière une mousse réduite et grisonnante sur une peau brune, plissée, couvrant ses jambes, ses bras décharnés et son abdomen. Contrairement à tout ce que je pouvais anticiper d’une personne si chétive, elle avait une surprenante force dans les doigts et les mains. Elle me tenait fermement dans ses bras et se mettait à m’astiquer comme un vulgaire ustensile de cuisine, m’arrachant la peau morte qui tombait en minuscules lambeaux et se répandaient autour de moi sur le sol nu du Hammam.
Propre, je l’étais sans doute avec une peau toute neuve… lisse et brillante. Inutile de vous dire qu’après un traitement pareil, Grand-mère et moi ressemblions à deux sous neufs. Le visage luisant, rose, les yeux pétillants, le corps étonnamment élastique et frais.
Retour dans la salle d’accueil, la laveuse nous attendait avec deux verres de jus d’oranges fraîchement pressées que nous avalions goulûment.
Et nous voilà reparties, heureuses, jacassant comme deux pies dans les ruelles exigües et poussiéreuses de notre Mellah…
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