Le retour vers leurs racines des juifs de Majorque
C'est à travers la cuisine que Toni Pinya a renoué avec ses racines juives. Né catholique, il ne s'est jamais senti tout à fait comme les autres. Il fait partie des Chuetas, descendants de juifs de l'île espagnole de Majorque, forcés de se convertir.
Chef cuisinier de 60 ans reconnu sur cette île touristique des Baléares, Toni s'affaire désormais aussi dans la cuisine de la petite synagogue de Palma de Majorque, préparant inlassablement tartelettes et brioches casher pour toute la communauté juive.
Les Chuetas, comme tous les juifs qui vivaient en Espagne depuis le Moyen-Age, ont été persécutés et obligés à se convertir au catholicisme à partir du 14e siècle, puis sous l'Inquisition.
Mais contrairement aux autres, cette communauté a réussi à conserver ses coutumes, en continuant à pratiquer le judaïsme dans la clandestinité et en privilégiant pendant longtemps le mariage intracommunautaire.
La dimension strictement religieuse de ces pratiques a progressivement disparu, mais des habitudes se sont transmises de génération en génération, et perdurent encore aujourd'hui.
Toni se souvient par exemple d'avoir vu sa grand-mère systématiquement éliminer la graisse de porc dans ses recettes: "je lui demandais +Grand-mère, pourquoi tu fais ça?+, et elle me répondait: +parce que ma mère faisait comme ça+."
A la place, elle prenait de "la graisse de poulet ou de poule et la faisaient fondre".
Sa grand-mère nettoyait aussi de fond en comble sa maison le vendredi "pour qu'elle soit bien propre le samedi", une coutume datant du temps où leurs ancêtres célébraient le shabbat. Mais toute la famille, en bons catholiques, allait à la messe le dimanche.
Ni tout à fait catholique, ni tout à fait juif: Toni a longtemps eu l'impression de ne pas être à sa place. Le mot Chueta reste péjoratif dans la conscience collective de Majorque. Enfant, il raconte avoir été souvent la cible d'insultes.
- reconnaissance - Les Chuetas seraient actuellement 20.000 à Majorque, identifiés par 15 noms de familles. "Parmi eux, la plupart préfèreraient ne pas l'être", assure Miguel Segura, écrivain et journaliste Chueta.
"D'autres se sentent fiers de leurs origines, mais ne souhaitent pas que cela influence leur vie, ils considèrent que cela appartient au passé", ajoute-t-il.
D'autres encore, une minorité, ont choisi de se tourner vers le judaïsme.
En 2009, Miguel Segura, 67 ans, a été déclaré juif par un rabbin de New York.
Depuis des années, ce pionnier milite pour la reconnaissance des Chuetas. Il peut compter pour cela sur le soutien du rabbin espagnol d'origine Chueta Nisan Ben-Abraham, et sur Shavei Israël, un groupe israélien à la recherche des communautés juives "perdues".
Ce travail a été récompensé en juillet : un grand rabbin israélien a officiellement reconnu la communauté Chueta comme étant juive.
"Après tant d'années pendant lesquelles les juifs considéraient que nous n'étions pas des leurs, et que les goys, c'est-à-dire les non juifs, nous prenaient pour des juifs, cette décision a été une vraie reconnaissance. Une arrivée à bon port", souligne Miguel Segura.
La décision du grand rabin israélien ne donne toutefois pas automatiquement le statut juif à chaque membre de la communauté.
Toni, lui, n'est pas encore juif. Mais depuis deux ans, il s'y prépare. Il porte la kippa et suit des cours à la synagogue.
Une décision qui lui a valu de perdre plusieurs amis: "Ils me disaient +mais pourquoi donc vas-tu te mettre là dedans?+".
"Parfois, je me suis même demandé si tout cela en valait la peine... mais finalement la raison a pris le dessus: mes racines sont juives", affirme-t-il.
Sa famille aussi a dû s'habituer à ses nouvelles habitudes alimentaires. Dans ses recettes, il remplace les poissons sans écailles par des poissons à écailles, le saindoux par de la margarine. Le tout pour une parfaite cuisine majorquine-sefarade.
Commentaires
Publier un nouveau commentaire