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Les Russes s’en vont

Les Russes s’en vont (info # 011703/16)[Analyse]

Par Jean Tsadik © MetulaNewsAgency

 

avec Michaël Béhé à Beyrouth

 

C’est le contraire du titre du film de Norman Jewison de 1966, "Les Russes arrivent". Ce qui est sûr est que ce départ inattendu, dont ni les Américains ni les Israéliens n’avaient été informés, a pris tout le monde par surprise. Le Kremlin l’a annoncé avant-hier soir ; nous en avions été informés par nos contacts dans la région six heures plus tôt, mais nous avions de la peine à les croire.

 

Vladimir Poutine a ainsi su terminer une guerre, ou, plus précisément, l’implication de son pays dans un conflit majeur. Ne serait-ce que pour cela, il mérite des compliments, car, lorsque l’on n’est pas attaqué sur ses propres frontières, il est toujours beaucoup plus aisé de mêler son armée à un affrontement que de l’en extraire proprement.

 

Parlez-en aux Israéliens, qui tergiversent chaque fois qu’ils doivent décider du moment propice pour cesser les hostilités ! Ou demandez à l’Amérique et à ses alliés européens à quelle occurrence, après avoir atteint quels objectifs, ils comptent mettre un terme à leur présence en Syrie et en Irak !

 

Vous apprendrez bientôt également que la même coalition intervient quotidiennement par les airs afin de bombarder les positions islamistes en Libye. Pour l’instant, vu la faible exposition médiatique de cette autre guerre civile que les Occidentaux avaient engendrée, ils ne sont pas obligés de communiquer sur leurs opérations, mais dans quelques semaines, ils vont être contraints d’en parler. S’ils n’intervenaient pas en Tripolitaine, le chaos intégral s’y poursuivrait indéfiniment, l’intégrité de la Tunisie serait sérieusement menacée par les djihadistes, de même que le reste du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne, où les combats ne se sont jamais interrompus.

 

Poutine, pour sa part, a envoyé son armada à Lattaquié il y a six mois, il s’y est rendu opérationnel en quelques jours, il a sauvé Bachar al Assad et son régime qui étaient sur le point de perdre Damas, il a remis les troupes du tyran alaouite et de ses alliés iraniens et libanais à l’offensive, et puis il est reparti. Avec la même célérité et la même détermination.

 

Ses avions de transport Iliouchine 76 et Tupolev-154, en 62 heures, ont déjà rapatrié un grand nombre de soldats et de matériel de la base de Hmeimim en Syrie. Ses bombardiers Soukhoï-34, qui ont équarri des milliers d’opposants à Assad, se sont déjà redéployés à Boutourlinovka pour la plupart. Or cette petite cité se situe à 140 km à l’est de la frontière avec l’Ukraine, plus précisément, de la partie occupée par les séparatistes prorusses, soutenus, armés et renforcés par l’armée de Poutine.

 

140km, à l’échelle de la Russie, c’est vraiment la porte à côté ; jusqu’en août dernier, une concentration d’avions de guerre à cet endroit aurait fait beaucoup jaser, elle aurait encouragé les Européens à renforcer leurs sanctions économiques contre Moscou. Hier, cependant, le choix de Boutourlinovka, est passé inaperçu, et c’est le signe d’une victoire politique majeure du Tsarévitch.

 

L’aventure syrienne aura fait passer le régime de Poutine de la défensive – pointé du doigt par tous les Etats industrialisés pour les menaces qu’il impose à l’Ukraine -, à l’offensive. "Avant", on avait tendance à considérer la Russie et son patron comme un pays presque comme les autres, auquel il était facile d’administrer des leçons. Avant, tout le monde doutait des capacités militaires réelles de son armée, que les observateurs jugeaient mal en point.

 

"Après", ladite armée a repris son rang de deuxième grande puissance planétaire, ce, même si le premier contingent d’avions envoyés à Lattaquié était incapable de voler la nuit ou dans le mauvais temps, et même si les pilotes éprouvaient les plus grandes difficultés à s’orienter et se perdaient souvent.

 

Après, il n’est plus imaginable de négocier la fin de la Guerre Civile Syrienne, ni d’aucun autre conflit régional d’ailleurs, sans la participation de la Russie aux négociations, au même niveau que les Etats-Unis, un bon cran au-dessus du statut des Européens. 

 

Les Russes s’en vont sans se retourner, mais ils laissent, de plus, les autres Etats intervenants ainsi que les autres belligérants dans une purée de pois comme on croyait qu’il n’en existait que sur les bords de la Tamise. On reconnaît bien là la doctrine Poutine : lorsqu’il n’a pas la capacité de nommer un chef d’Etat à sa botte à la tête d’un pays qui l’intéresse d’un point de vue stratégique, comme en Géorgie, en Ukraine, en Moldavie, etc., il crée le bordel et la division afin d’empêcher que Washington ne s’y installe confortablement.

 

Avec, face à lui, des soixante-huitards attardés comme Obama et Kerry, cela devient un jeu d’enfants. Sous la présidence de Barack Obama, l’Amérique a reculé partout. Il est révélateur à ce propos que Moscou ait ouvert un dialogue stratégique direct avec Jérusalem – le président Rivlin se trouve dans la capitale russe -, Poutine s’entretenant régulièrement de tout avec Netanyahu, et ils se mettent d’accord sur un grand nombre de sujets. Jérusalem ne coordonne pas ses décisions avec Washington, mais se contente de l’informer de manière lapidaire sur l’évolution des relations avec les Russes. Israël rend ainsi la monnaie de sa pièce à l’Administration Obama pour la manière dont elle lui a intentionnellement dissimulé des éléments cruciaux lors des discussions avec l’Iran sur l’accord nucléaire. Nul doute que même l’Etat hébreu a pris certaines distances avec les USA pendant l’ère Obama, à l’instar de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite, pour ne citer que ces pays.

 

Les conjectures vont bon train dans la presse mondiale quant aux raisons qui ont amené le Tsarévitch à se retirer de Syrie. En plus des considérations politiques et des astreintes économiques, je n’en vois qu’une seule : l’Armée russe n’a jamais eu pour vocation de s’enliser à Lattaquié. Plus que des raisons de partir, elle n’en avait plus de rester.

 

Poutine a envoyé ses troupes afin de sauver la famille al Assad, ses alliés traditionnels, d’une débâcle militaire inévitable ; n’annoncions-nous pas, l’été dernier, qu’à Damas, les alaouites tiraient leurs dernières cartouches ?

 

A force d’une dizaine de milliers de bombardements massifs, dirigés indistinctement et sans retenue contre tous les ennemis de Bachar, les Soukhoï les ont obligé à reculer. Alors qu’en août, avant l’arrivée des Russes, l’unique route menant vers les trois grandes villes du Nord-Ouest était coupée dès la banlieue de Damas, aujourd’hui, les forces gouvernementales et leurs alliés Pasdaran et Hezbollani ont totalement récupéré la province alaouite de Lattaquié ainsi que les accès menant à Homs, Hama et Alep et une large part à l’intérieur de ces villes.

 

Vladimir Poutine n’a jamais envisagé d’en faire plus. Il n’a pas l’intention d’aider les gouvernementaux à récupérer le nord kurde et le grand Est, aux mains du Califat Islamique. Car, contrairement aux coalisés occidentaux, les Russes savent calculer ; ils savent ainsi que, même s’ils réussissent à récupérer tout le terrain perdu, 1.5 millions d’alaouites ne parviendront pas à imposer leur loi à 26 millions de Syriens qui les détestent.

 

Forts de cette constatation somme toute triviale, à Moscou, on saisit que pour asseoir la "réoccupation", Bachar n’aurait d’autre solution que celle consistant à faire lourdement appel à l’Armée perse, qui devrait lui fournir un contingent permanent d’au moins trois-cent-mille hommes (en tout cas au début). Or cela signifierait la remise de la Syrie aux ayatollahs qui ne s’en départiraient plus et qui finiraient par chasser les alaouites de la gouvernance ; et ce n’est pas pour en arriver là, à une Syrie khomeyniste, que Poutine a envoyé ses soldats.

 

Autre considération retenue par le Kremlin, le fait de ne pas croire à l’éventualité de la "transition démocratique" qui est sur toutes les langues. Imaginer la création d’un gouvernement intérimaire qui réunirait pacifiquement tous les ennemis de la Guerre Civile – y compris des représentants du gouvernement actuel - est de l’ordre du conte de fées. Croire que la participation de gouvernements étrangers, littéralement haïs par toutes les factions combattantes, pourrait garantir le processus participe d’une chimère, moins grande cependant que celle consistant à supposer qu’à la fin de l’étape transitoire, les 28 entités principales accorderont leur confiance à un nouveau leader.

 

Si on parvient au stade de la désignation d’un chef de l’exécutif, au mieux il sera ignoré pendant que la guerre se poursuivra, au pire, il sera physiquement éliminé, plongeant à nouveau le pays dans des affrontements infernaux.

 

On parle beaucoup pour ne rien dire à Genève, car si c’est un Etat démocratique que l’on entend créer, il émanera du choix de la composante la plus nombreuse de la mosaïque syrienne ; et la composante la plus nombreuse, ce sont les musulmans sunnites, qui représentent 80% de la population. Mais ils comptent également les partisans du Califat, ceux d’al Qaëda, qui sont considérés comme terroristes par l’Occident et qui ne prennent pas part aux négociations. Le reste des sunnites est composé de pas moins d’une soixantaine de factions, y compris une majorité écrasante d’islamistes et de djihadistes. Bref, dans un système démocratique, donc majoritaire, les gouvernants, pour peu qu’ils parviennent à se diviser le pouvoir, n’auraient aucune compassion pour les autres communautés, à commencer par les alaouites, évidemment, mais aussi pour les Druzes, les chrétiens, les Kurdes, etc.

 

Or on ne peut pas attendre non plus que ces populations acceptent de placer docilement leur tête dans la guillotine, notamment en plébiscitant un gouvernement aux mains des sunnites. A ce propos, et sans attendre ce qui sortirait des négociations de Genève (ou plutôt pour l’anticiper), les Druzes viennent, ce jeudi, de déclarer l'établissement d'une région fédérale dans les zones sous leur contrôle dans le nord du pays. Une déclaration aussitôt rejetée à la fois par le régime et par toutes les composantes de la rébellion. De là à imaginer que l’un des groupes combattants remette volontairement ses armes à un Etat centralisé, on verse carrément dans la science-fiction.

 

Conscient de ces réalités, Poutine avait installé son corps expéditionnaire dans la province de Lattaquié en vue d’un découpage confédéral de la Syrie, afin que Béchar se retire dans cette bande côtière avec les alaouites qui en sont originaires. Il ne resterait qu’à définir les limites des Etats, des Land ou des Cantons, comme aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse où cela fonctionne très bien, et à établir les principes de fonctionnement ainsi que les privilèges de la capitale Damas, qui appartiendrait conjointement aux 27 ou 28 communautés principales que compte le pays.

 

Reste que Bachar a confondu la victoire de Poutine avec la sienne, et que cela l’a mis en appétit. Le Tsarévitch lui a sûrement expliqué, pour les raisons que nous venons d’exposer, qu’il ne pourrait plus régner sur la totalité de la Syrie et qu’il devait s’apprêter, à l’issue des pourparlers de Genève, à quitter à la fois le pouvoir et Damas.

 

Les arguments du président russe ne sont pas parvenus à convaincre le dictateur-oculiste rendu euphorique par les derniers succès sur le théâtre des opérations. Dès lors, il ne restait plus à Poutine qu’à laisser ce présomptueux se débrouiller seul et c’est ce qu’il a fait.

 

A vrai dire, à l’exception des Kurdes, aucune composante syrienne n’est favorable à l’idée d’une confédération, qui participe pourtant du seul système politique capable de contenir la Guerre Civile et d’éviter l’éclatement du pays. Chacun des deux grands blocs, régime, Iraniens, Hezbollah, chiites, d’un côté, et sunnite, de l’autre, pense encore qu’il sera en position de faire respecter sa loi sur l’ensemble du territoire et de ses populations.

 

Ce n’est pas un processus de paix mais la continuation de la guerre par des voies principalement diplomatiques, et cela ne concerne pas les Russes.

 

Des Russes qui ne sont pas mécontents du maintien de la chienlit après leur départ, ce qui participe de la doctrine Poutine, qui puise ses origines à l’époque soviétique. Contrairement à ce qu’ils ont pu prétendre, ils n’ont pas débarqué dans ce conflit pour combattre l’Etat Islamique ni pour imposer la paix, mais pour éviter la chute de leur allié alaouite.

 

D’ailleurs, ils vont maintenir quelques avions à Lattaquié, des bateaux à Tartous, et surtout, leur système de missiles antiaériens et antimissiles S-400. C’est l’un des plus performants au monde, en théorie capable d’abattre tout ce qui vole au-dessus de la Syrie et au-delà, y compris jusqu’à Tel-Aviv.

 

Cela servira à laisser ouverte l’option d’un nouveau redéploiement rapide si les alaouites devaient une fois encore se retrouver acculés à la Méditerranée. Et en vrai, et pour ne rien vous cacher, c’est le scénario que nous prévoyons. Au bout de quelques semaines nécessaires à panser leurs plaies et à recevoir de nouveaux équipements et des renforts à partir de la Turquie, les islamistes reprendront petit à petit l’avantage sur le terrain, les troupes du régime étant insuffisantes en nombre pour les contenir. A l’issue de quelques mois, les rebelles se retrouveront aux portes de Damas, et là, si l’on n’assiste pas à quelque génocide ou mini-génocide, l’on verra la Syrie se dissoudre en trois ou quatre Etats, à moins que les Syriens ne trouvent l’intelligence d’accepter le principe de fédération. Fédération d’Etats largement indépendants et dont la sécurité reposera sur leurs forces armées.   

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