Les tribus judéo-berbères en Afrique du Nord
Les historiens arabes signalent, à l’époque de l’invasion arabe, la présence en Afrique de tribus berbères professant la religion juive. Voici comment M. Monceaux, le savant historien de l’Afrique chrétienne , explique ce fait : « Les persécutions de Justinien avaient une conséquence imprévue; elles avaient contribué à l’expansion du judaïsme africain. Traqués dans les pays romains ou même expulsés, beaucoup de Juifs s’étaient réfugiés chez les Berbères des massifs montagneux ou du désert, et là ils avaient repris leur propagande, si bien qu’à l’arrivée des Arabes, nombre de tribus berbères étaient plus ou moins gagnées au judaïsme, surtout en Tripolitaine, dans l’Aurès et dans les ksours du Sahara. Ibn-Khaldoun , le grand historien des Berbères, auquel nous devons la connaissance de ce fait, méconnu des historiens juifs, précise la distribution géographique et le caractère de ces tribus judéo-berbères, de la façon suivante : En Ifriqia, dit-il (c’est-à-dire dans l’Afrique Proconsulaire), ce furent les Nefoussa, la branche aînée des Louata, les Lybiens de l’antiquité, qui professaient le judaïsme. Dans l’Oranie actuelle, et particulièrement dans la région de Tlemcen, ce furent les Mediouna. Dans le Maghreb el-Akça, le judaïsme comptait parmi ses adhérents les tribus suivantes : les Behloula, les Rhiata, les Fazaz et les Fendeloua(1). Ces renseignements semblent être confirmés par les textes concordants du Roudh el-Kartas et d’El-Bekri, qui traitent de l’existence au Maroc des populations juives indépendantes, vers la fin du viiiè siècle. Cependant, parmi toutes ces tribus ayant professé le judaïsme, Ibn-Khaldoun réserve une place à part aux Djeraoua; cette population, selon lui, formait une grande nation com¬ posée de nombreuses tribus qui continuaient à habiter l’Ifrikia et le Maghreb dans une indépendance presque absolue.
Longtemps avant la première apparition de l’Islam en Afrique , nous dit l’historien des Berbères, les Djeraoua se distinguèrent par leur puissance et par le nombre de leurs guerriers. Ils témoignèrent aux Francs établis dans les villes une soumission apparente, et pour rester maîtres du pays ouvert ils prêtèrent à ceux-ci l’appui de leurs armes lors de chaque réquisition. » Et pour accentuer davantage le rôle prédominant de ce peuple mystérieux, Ibn-Khaldoun affirme ailleurs « que ce furent les Djeraoua qui fournissaient des dynasties royales à toutes les tribus berbères de la branche des Branés ». Dans l’histoire des luttes des Africains contre les Arabes , les Djeraoua figurent en tête de la résistance acharnée opposée par les Berbères aux Asiatiques. Ces luttes sont illustrées par l’épo¬ pée de la Cahena, la Jeanne d’Arc du Folklore africain, qui est un personnage héroïque; son historicité a été démontrée par Fournel, dont l’autorité en la matière fait loi. D’ailleurs, Ibn Khaldoun, qui sait faire remonter les ancêtres de la Cahena jusqu’à huit générations en arrière, nous précise par cela même la date, sinon de la fondation du peuple même des Djeraoua, du moins celle de la formation de la dynastie qui devait lui imposer son nom. Le nom du fondateur, à moins qu’il ne figure dans la liste d’Ibn-Khaldoun comme un éponyme, est écrit par l’historien arabe de la façon suivante : Guera. Or il n’est pas besoin de posséder des connaissances approfondies de l’arabe pour admettre qu’il s’agit du nom ethnique des Djeraoua, en tenant compte de l’adoucissement de la lettre a en Dj, sous l’influence de l’arabe.
L’origine du nom de Djeraoua serait par conséquent antérieure à l’Islam. Ce Guera aurait donc vécu environ deux siècles avant la Cahena, c’est-à-dire vers le Ve siècle, en pleine domination vandale. Le fait que l’Aurès s’était déclaré indépendant en 48 nous permet de placer vers cette époque la constitution première des Djeraoua, peuple dont les origines se perdent dans les ténèbres qui entourent la disparition des guerriers juifs de la Cyrénaïque, après la révolte. Les Djeraoua étaient-ils un peuple d’origine purement juive, ou bien une agglomération de judaïsants, à l’instar de ceux que les Pères de l’Église africaine nous signalent maintes fois Professant le judaïsme traditionnel, ou bien un monothéisme primitif ? Cette dernière hypothèse semblerait ressortir de la description que les historiens arabes nous donnent des mœurs de ce peuple semi-nomade et, comme on pourrait le conclure aussi, du terme même de Cahena, à supposer qu’il s’agisse de la fille d’un prêtre. Ce problème est signalé dans les recherches sur les origines des Juifs au Maroc; son élucidation s’impose impérieusement à celui qui entreprendrait d’écrire une histoire du judaïsme et des Juifs de l’Afrique.
Le silence sur l’existence des Juifs berbères en Afrique, gardé par les sources juives ou rabbiniques, on serait amené à admettre qu’il s’agirait là de populations juives non orthodoxes , dans lesquelles les rabbins se refusaient à voir des Juifs, envisagés au sens talmudique du mot. En procédant à une révision des rares textes rabbiniques qui peuvent avoir trait à ce fait, nous nous sommes convaincu qu’en réalité l’existence de populations juives indépendantes et primitives, en Afrique, ne devait pas être ignorée des auteurs rabbi¬ niques. Déjà au ive siècle, un docteur du Talmud affirme que les dix tribus disparues d’Israël se trouveraient reléguées en Afrique. Or, dans cette catégorie des dix tribus, il faut comprendre les Juifs indépendants et non soumis à l’autorité de la Synagogue. Un autre passage émanant de Rab, docteur du 111e siècle, et qui a trait au judaïsme orthodoxe, par opposition aux éléments dissidents, signale Carthage la Romaine comme le foyer de la Synagogue à l’exclusion de l’Afrique orientale, dont les Juifs hellenisés ou berbèresse trouveraient ainsi en dehors de la synagogue traditionelle.
Quant à l’existence des communautés juives sur tous les points de la Mauritanie africaine, elle est signalée par saint Jérôme et confirmée par de nombreuses données, épigraphiques et historiques, exposées plus loin. Laissons de côté les renseignements problématiques fournis par Eldad le Danite, le Marco Polo juif du ixe siècle, dont la réhabilitation est encore à faire , ainsi que d’autres textes ayant trait à l’existence d’un «pays juif » en Afrique. Arrivons à l’époque rabbinique, qui s’ouvre en Afrique avec la fondation de la célèbre école de Kairouan au xe siècle. A cette époque, les Caraïtes — ces antagonistes du Talmud, qui sont eux-mêmes un produit du rabbinisme.
L’importance réelle prise par cette secte, qui possède dès ses débuts sa littérature, est telle que jusqu’à nos jours les historiens juifs continuent souvent à considérer comme ca¬ raïtes tous les groupements dissidents, sans distinction. En fait , ces derniers, en Afrique comme en Asie, sur le bassin de la mer Noire comme au Sahara, n’étaient que des
Juifs primitifs, n’ayant jamais connu le Talmud, ni par conséquent le caraïsme son antithèse. En réalité, il faudrait se garder de confondre les Proto-Juifs, ou descendants des Juifs ayant quitté la Palestine avant la rédaction du Talmud, avec les Caraïtes dont l’origine est la même que celle de tous les Juifs de la Diaspora. Pour ce qui concerne l’Afrique, nous possédons des textes rabbiniques qui nous parlent nettement des populations juives primitives, ou des Judéo-Berbères.
Une lettre attribuée à Maïmonide et en tout cas fort an¬ cienne parle des gens qui habitent Djerba et le Djebel Neloussa, soit tout le pays s’étendant au delà de Tunis et jusqu’à Alexandrie. Elle s’exprime à cet égard dans les termes suivants : « Bien qu’ils soient très attachés à la croyance de Dieu , ils ont les mêmes superstitions et les mêmes pratiques que les Berbères musulmans. Ainsi, ils détournent leurs regards de la femme impure et n’arrêtent leur vue, ni sur sa taille, ni sur ses habits; ils ne lui adressent point la parole, et ils se font scrupule de fouler le sol que son pied a touché. De même, ils ne mangent pas le quartier de derrière des animaux abattus, etc. Bref ils ne sont ni Caraïtes ni Orthodoxes. »
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