La raison d'une occultation, par Shmuel Trigano
Comment est-il possible qu’une séquence historique aussi massive, bien plus lourde que celle de l’exode palestinien – puisqu’elle concerne une population bien plus importante – ait été passée sous silence ou plus exactement occultée dans la conscience collective et sur la scène internationale ?
Les raisons en sont multiples et impliquent tous les acteurs du conflit, et tout d’abord les premiers concernés, ceux qui ont été les objets et les victimes de ce gigantesque transfert de population qui a orchestré la fin précipitée d’une civilisation millénaire. Pourquoi les sépharades n’ont-ils pas construit la mémoire de leur déracinement et de leur exil, à l’instar de la mémoire de la Shoah ou de la mystique politique arabo-palestinienne du « droit au retour » ? Pourquoi certains d’entre eux ont au contraire systématiquement œuvré pour l’étouffer en propageant des versions idéologiques qui n’avaient pour but que de priver ce groupe humain de sa mémoire et de son identité, en lui interdisant notamment de faire le deuil du traumatisme engendré par la fin de son monde ? On ne peut, en tout cas, leur reprocher de s’être complu dans ce que d’aucuns appellent « la concurrence des victimes » ni d’avoir développé une morale victimaire et une identité nourrie du malheur. C’est après tout un signe de santé mentale et de force morale car la vie a très vite repris le dessus et sécrété ses engendrements et ses constructions.
Si aujourd’hui il est impérieux de rétablir cette mémoire et de la faire reconnaître, c’est bien parce que cette réserve et cette pudeur du monde sépharade ont été tenues pour de l’inexistence ou de la démission. C’est dans ce non-dit que s’est engouffrée une manipulation idéologique qui a retranché de l’histoire l’expérience et le témoignage des Juifs du monde arabe pour ruiner en définitive la moralité de leur survie et de leur continuité dans l’État d’Israël…
On comprend en effet l’utilité de cette occultation pour servir les fins de la cause palestinienne et de l’antisionisme. Les avocats de la disparition ou de l’abaissement de l’État d’Israël, qui se veulent des modèles de vertu et d’humanisme, ne peuvent fonder leur doctrine exterminatrice que sur l’argument du caractère artificiel de l’État d’Israël, et donc de sa nature idéologique et violente. Rappelons-nous qu’au moment où ils relancent le thème du droit au retour, les Palestiniens affirment qu’il n’y eut jamais de temple sur le mont Moria, devenu « Esplanade des Mosquées »… Selon le négociateur américain, Denis Ross, c’est même la seule nouveauté du discours palestinien à Camp David II.
Ce qui est en jeu avec l’occultation de l’histoire des Juifs du monde arabe concerne en fait bien plus que la légitimité de la présence juive sur la Terre d’Israël, au regard de l’histoire. C’est la réalité même d’un peuple juif. Cette occultation permet en effet, réversiblement, d’identifier les Israéliens comme une population étrangère, venue d’Europe, composée de réfugiés de la Shoah, en quête d’un abri pour fuir les persécutions. Et non comme un peuple historique, inscrit dans la configuration régionale et une histoire qui ne serait plus seulement humanitaire mais aussi politique. La mémoire de l’exclusion des Juifs du monde arabe viendrait perturber jusqu’à la détruire cette construction idéologique mensongère. L’argument que les Juifs furent heureux dans le monde arabe constitue effectivement un argument clef du discours palestinien et antisioniste. Il revient souvent sous la plume d’Edward Saïd.
Cette manipulation idéologique de la réalité fut possible parce qu’elle chevauchait une vague historique qui lui était favorable : le tiers-mondisme et la culture de la culpabilité post-coloniale de l’Occident. Le monde arabo-islamique s’y voyait consacré comme la victime absolue au point que l’on ne puisse imaginer la possibilité même qu’il soit aussi coupable, intolérant ou impérialiste. C’est ce qui a fait le lit au mythe de l’idylle judéo-arabe, de l’âge d’Or de Cordoue, de l’hospitalité et de la tolérance du monde arabe qui, par ces qualités, se serait foncièrement distingué des turpitudes de l’Europe et qui fait dire encore aujourd’hui, en dépit de la réalité passée et présente, que l’antisémitisme n’a jamais concerné que l’Europe chrétienne.
Certains milieux sépharades se sont faits eux-mêmes les propagateurs de ce beau rêve qui trahit la mémoire de leurs ancêtres – dans la plus pathétique ignorance des annales de leur propre histoire – au point de dispenser les sociétés arabes d’un examen de conscience purificateur concernant leur passé autant que leur présent. La conséquence la plus grave de cette amnésie rend le conflit actuel incompréhensible, en le coupant de ses antécédents historiques. Les sépharades sont en effet les témoins à charge de l’histoire contemporaine. On ne peut en trouver meilleure preuve dans le fait qu’il n’y a quasiment plus de communautés juives dans le monde arabe aujourd’hui. Dès que le retrait des puissances occidentales dans ces pays était devenu évident, les Juifs avaient très vite compris qu’ils n’y avaient plus aucun avenir, sous peine de retomber dans la condition inférieure du dhimmi de l’islam. La majeure partie de ces Juifs n’ont alors trouvé de salut que dans le jeune État d’Israël qui leur accorda la citoyenneté, démontrant avec force que ce transfert et l’évidence de sa finalité (l’État d’Israël) manifestaient un véritable acte d’autodétermination d’une minorité opprimée du monde arabe, au cœur même de la géographie arabe, c’est-à-dire dans l’État d’Israël. La majeure partie de la population israélienne est ainsi directement issue de l’histoire et de la géographie du monde arabo-islamique et non des camps de la mort européens, comme le veut le mythe dominant. En l’occurrence, la condition sépharade fut le témoin de l’intolérance et de l’exclusivisme propres aux nouveaux États arabes. La purification ethnique qui se produisit alors est inscrite dans l’acte même de leur fondation.
Mais l’occultation de cette histoire devait être surtout le fait d’Israël et du sionisme. Si on laisse de côté les difficultés considérables d’installation et surtout d’insertion que connut l’immigration des sépharades dans ce pays, une tournure d’esprit spécieuse des élites politiques et intellectuelles leur rendit impossible de faire mémoire de la disparition de leur monde et des circonstances qui la produisirent. Ils étaient devenus (avec bonheur) des citoyens israéliens en vertu de la Loi du Retour et se virent dénier leur condition de réfugiés. Un Juif ne pouvait ni ne devait être un « réfugié » ni un « exilé » dans l’État d’Israël. Cette pensée idéologique sommaire scella l’occultation de la mémoire sépharade. Elle était sans aucun fondement dans le réel car on peut devenir citoyen d’un pays – fût-il le pays électif des Juifs – tout en ayant été un réfugié, parce que l’on a dû quitter son pays et ses biens en catastrophe du fait d’une menace imminente. Et de fait, les immigrants des pays arabes vécurent un certain temps dans des camps de transit très sommaires, les maabarot, avant d’être dirigés vers des « villes de développement » spécialement constituées à leur intention. Elle était aussi injuste car la condition de réfugié avait été reconnue aux rescapés de la Shoah sans que ces mêmes élites n’aient jamais songé à discréditer l’idée du lien entre l’État d’Israël et les rescapés de la Shoah. C’est ce lien qui rendit possible la demande de réparations envers l’Allemagne à travers laquelle les rescapés de la Shoah revendiquèrent (à juste titre) des réparations des spoliations subies à titre de « réfugiés » ayant fui l’Allemagne.
Cette exigence, ainsi exclusivement formulée à l’encontre du monde sépharade, les priva, plus profondément, non seulement de leur mémoire mais, plus gravement encore, de leur identité. Ce fut là, sans doute, la racine de leurs déboires ultérieurs dans la vie israélienne. Cette dénégation – encore défendue aujourd’hui par certains milieux de l’intelligentsia israélienne – accrédite l’idée que l’État d’Israël trouve ses fondements dans la Shoah : fondement humanitaire plus qu’historique. Elle s’inscrit dans une configuration idéologico-politique et identitaire plus large qui est le propre d’une partie de la société israélienne, en rupture de ban avec l’héritage de l’histoire juive.
Pourquoi le monde sépharade renonça-t-il si facilement à sa mémoire et à son identité ? Nous y avons vu une marque de santé et de force vitale. En effet, tant qu’une identité est vivante, elle ne se sait pas exister. On ne parle d’identité que lorsqu’elle est morte… Ces sépharades ne se savaient pas être une famille séparée dans le peuple juif. Ils se considéraient tout simplement comme des Juifs et leur « montée » en Israël ne pouvait être que la réunion avec tout le peuple juif. Beaucoup vécurent ainsi ce moment avec une conscience messianique de fin des temps qui occulta la souffrance de la fin de leur monde et la nécessité d’en faire le deuil et d’en faire mémoire. Ils firent l’impasse sur cette expérience. C’est ce qui fut à la source de leurs déboires ultérieurs. On attendit d’eux d’être les exemples mêmes du bonheur du retour à Sion, nonobstant le fait que la plus grande partie des vagues d’immigration précédentes avait été le produit de persécutions et de drames collectifs. L’alya des Juifs des pays arabes était une alya de détresse mais l’héritage prophétique de leur culture la leur faisait vivre avec l’enthousiasme de l’accomplissement du rêve messianique. En dernier recours, c’est ce télescopage de deux temporalités contradictoires qui fut à l’origine de l’occultation de la mémoire de l’exclusion des Juifs des pays arabes.
Dans Pardès 2003/1 (N° 34), pages 16 à 20
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