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Lorsqu’Éric Zemmour jette le soupçon sur l’innocence d’Alfred Dreyfus, par Marc Knobel

Lorsqu’Éric Zemmour jette le soupçon sur l’innocence d’Alfred Dreyfus (Marc Knobel)

 

Quinze jours plus tard, le polémiste enfonce le clou expliquant à propos des expertises mensongères qui ont conduit à la mise en accusation de Dreyfus que l’on « ne saura jamais » ; à propos de l’innocence de Dreyfus, que « ce n’est pas évident » et qu’en tout état de cause Dreyfus n’était pas attaqué « tellement en tant que juif » mais en tant qu’« Allemand (2) ».

Expliquons.

Dans les meetings et sur les plateaux de télévision, Zemmour ne cesse de répéter qu’il aime l’histoire. À l’entendre, il ferait presque œuvre d’historien. Seulement voilà, n’est pas historien qui veut et l’histoire n’est pas une girouette qui se déplace au gré du vent et en fonction de seules considérations idéologiques. C’est une science. Les travaux/articles/ouvrages sont publiés dans des revues savantes, des colloques se tiennent régulièrement et les publications sont soumises à la lecture et à l’appréciation d’une communauté scientifique internationale.

« Remontons le temps et explorons ce qu’il en fût de l’antidreyfusisme dans les rangs de l’extrême droite, dans les années 1990. »

Certes, les historiens révisent des connaissances parce qu’ils étudient. Certes, ils analysent des faits complexes en découvrant de nouvelles archives, de nouveaux fonds, en s’entretenant avec des témoins, les acteurs de l’histoire. Certes, la connaissance n’est pas figée. Mais en ce qui concerne l’Affaire Dreyfus, depuis des décennies, les historiens et les chercheurs explorent cet immense champ d’études. Et, unanimement, ils continuent de démontrer l’innocence d’Alfred Dreyfus. Seul Zemmour jette le soupçon.

Mais est-il réellement le seul à avoir prétendu que Dreyfus aurait pu être coupable ? Remontons le temps et explorons ce qu’il en fût de l’antidreyfusisme dans les rangs de l’extrême droite, dans les années 1990 (3).

L’antidreyfusisme de l’extrême droite

L’Affaire rebondit de façon inattendue à la suite de la parution dans une publication de l’armée, le SIRPA Actualités, du 31 janvier 1994, d’un article controversé et d’une analyse plus que tendancieuse sur l’Affaire Dreyfus, placée sous la responsabilité du colonel Paul Gaujac, chef du service historique de l’armée de terre (le SHAT). Paul Gaujac met sérieusement en doute l’innocence de Dreyfus. Dès parution de l’article, le ministre de la Défense, François Léotard, décide de mettre fin aux fonctions du colonel.

Georges-Paul Wagner, l’un des avocats de Jean-Marie Le Pen, dans le quotidien d’extrême droite Présent (10 février 1994), s’insurge. Est-il convaincu de l’innocence de Dreyfus ? « Elle fut proclamée en 1906 par un arrêt de la Cour de cassation, cassant sans renvoi, contre toute la jurisprudence, le jugement de condamnation de Rennes », écrit l’avocat de Le Pen. Et d’ajouter aussitôt que cette innocence « ne suffit pas à la thèse officielle » car « elle doit également signifier, à peine de “faute lourdeË® comme l’a dit M. Léotard, la culpabilité de la France et de son armée. Un éternel mea culpa est donc nécessaire. Et nous sommes prévenus qu’il n’y aura pas d’absolution… ».

Quelques années auparavant, le même avocat dans le quotidien Présent (21 février 1990) se félicitait que, du temps de Dreyfus, Charles Maurras put prendre « la défense de l’identité nationale, de la nation et même de la société, menacée de disparaître pour faire proclamer l’innocence du seul capitaine… ».

Quant à la revue confidentielle Lectures françaises, fondée par l’inénarrable antisémite professionnel Henry Coston (4), elle consacre un numéro, celui de mars 1994, à parler de « l’Affaire » Gaujac. Lectures françaises reproduit l’article de Georges-Paul Wagner et souligne que « L’Affaire a profondément divisé le pays et l’a considérablement affaibli à la veille de la Grande Guerre ».

Cependant, dans les années 90, l’extrême droite ne faisait plus de fixation particulière sur l’Affaire. Mais elle considérait toujours la culpabilité de Dreyfus comme un dogme nécessaire. Plusieurs textes posaient le dogme.

Exemple ? François Brigneau (5), rédacteur de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute, déclare qu’à la Libération, il a lui-même côtoyé « des innocents au bagne » et de citer pêle-mêle Philippe Pétain, Charles Maurras ou Robert Brasillach. Dans ces conditions, l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus le touche assez peu. Ce qui le fascine, c’est « le tumulte fait autour de l’Affaire et l’espèce de guerre civile qu’elle a provoquée », organisée par la « conjuration de la franc-maçonnerie ». Plus grave encore, l’Affaire serait à l’origine de l’interdiction « d’être antisémite. On peut être anticapitaliste, anticatholique, on peut être antiallemand, on doit être antifasciste, mais on ne peut être antisémite sans risquer cinq mille francs d’amende et deux ans de prison (6) ».

« L’énonciation de l’éventuelle culpabilité d’Alfred Dreyfus ne tient pas du hasard, elle fait partie de la stratégie redoutable et révisionniste de l’extrême droite »

Un autre chantre de l’extrême droite, le journaliste André Figueras prétend que les Juifs montèrent une « opération anti-France et anti-Église qui aboutit en particulier à la loi sur les Congrégations, et à la séparation de l’Église et de l’État. » Le brûlot de Figueras plaît beaucoup à Henry Coston, qui écrit qu’il est « d’un très grand courage (7) »… Henry Coston présente à son tour son Signé Drumont, Publications HC, 1997. Il s’agit du plus délirant hommage que l’on puisse imaginer à l’auteur antisémite de La France juive. Ce « Signé Drumont » n’a pas non plus échappé à la lecture attentive de l’écrivain et journaliste Jean Mabire qui lui consacre un très long article d’une page dans l’hebdomadaire proche du Front National, National Hebdo, du 10 au 16 avril 1997, ainsi qu’à l’hebdomadaire d’extrême droite Minute du 23 avril 1997.

À noter enfin une dernière curiosité, le livre d’André Galabru, Variations sur l’auteur, samizdat autoédité de 1997 (et dont la diffusion est assurée par le réseau Coston de Duquesne-Diffusion). André Galabru dénonce une « puissance occulte et secrète » qui est « encore à l’œuvre pour abuser les esprits et en retirer profit ». Tout un programme…

Dernier exemple si caractéristique de la violence qui émane de l’extrême droite lorsqu’elle parle de l’Affaire Dreyfus dans les années 90, on vend, lors d’une fête du Front national (en 1991), l’ouvrage d’André Figueras Ce Canaille de Dreyfus (8). Figueras soutient que l’affaire ne fut ni réglée, ni classée, ni jugée et d’ajouter : « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à taire. Et notamment celle-ci, que Dreyfus ne fut point innocent… ».

Depuis les années 2000, les choses s’étaient calmées et plus personne ne se risquait à douter de l’innocence d’Alfred Dreyfus. De toute manière, le combat mené par plusieurs pamphlétaires était voué à l’échec et l’Affaire n’intéressait plus grand monde au sein de l’extrême droite.

Il faudra attendre l’année 2020 pour qu’un ancien journaliste du Figaro y fasse quelques brèves mais suffisantes allusions. Dans une démarche plus poussive, plus vaste, visant à réhabiliter le Panthéon de l’extrême droite française (Maurice Barrès, Charles Maurras, Philippe Pétain…). Ces tentatives multiples ont pour finalité de décomplexer l’extrême droite, de déculpabiliser les chantres du nationalisme et de laver des accusations qui pèsent sur elle, la trahison, le mensonge, la division et la collaboration. Dans cette perspective, l’énonciation de l’éventuelle culpabilité d’Alfred Dreyfus ne tient pas du hasard, elle fait partie de cette stratégie redoutable et révisionniste.

 

Note de la rédaction : une partie du contenu de cet article a déjà été publié par l’auteur sur le site Internet du Crif, le 11 mai 2006, dans un article intitulé L’affaire Dreyfus, une affaire toujours actuelle pour l’extrême droite ?

Notes :

1. Émission Face à l’info (CNews), 29 septembre 2020. Cette émission n’est plus accessible en ligne à la suite de la plainte déposée contre Éric Zemmour pour ses propos sur les mineurs isolés. Ceux tenus dans cette émission sont néanmoins recensés sur plusieurs blogs et tweets. Cf. Gaston Crémieux, « Éric Zemmour, glaive et bouclier de l’extrême droite », Le DDV, 15 octobre 2021.

2. Face à l’info, 15 octobre 2020. À Drumont, qui répète dans les colonnes de La Libre Parole sa haine maladive des Juifs, Émile Zola réplique par un papier qui traduit son haut-le-cœur. Il publie dans Le Figaro du 16 mai 1896 un article époustouflant intitulé « Pour les Juifs ». Il y dénonce l’antisémitisme et plaide avec ferveur pour une République fraternelle, capable de dépasser ses divisions et ses haines. Je cite : « Là est ma continuelle stupeur, qu’un tel retour de fanatisme, qu’une telle tentative de guerre religieuse ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, lorsqu’un immense mouvement se déclare de partout vers l’égalité, la fraternité et la justice ! […] Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse ! […] Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s’imaginent faire justice à coups de couteau. » L’Affaire Dreyfus révèle aussi à Georges Clemenceau une société française qu’il ne connaissait pas, qu’il ne soupçonnait pas. Le 27 juillet 1899, il écrit : « Qui ne croyait la barbarie morte entre nous, et qui n’a reculé d’horreur en la voyant revivre ? Qui pouvait prévoir cette haine fiévreuse de l’innocent, ce parti pris de ne rien savoir, ce déchaînement aveugle de passions sectaires ? Qui aurait cru l’état-major embourbé jusqu’au cou dans le crime ? »

3. Nous renvoyons à Marc Knobel, « Il y a toujours des antidreyfusards », L’Histoire, numéro 173, janvier 1994, pp. 116-118.

4. Sur Henry Coston, voir notamment l’étude d’Henri Minczeles, « Henry Coston, profession : antisémite », dans la Revue d’Histoire de la Shoah 2002/2 (N° 175), pages 196 à 201, accessible ici : https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-2002-2-page-1...

5. François Brigneau, de son vrai nom Emmanuel Allot, est un journaliste français né le 30 avril 1919 à Concarneau (Finistère). D’abord sympathisant de gauche, il s’oriente vers la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale. Il est admirateur de Robert Brasillach. Le lendemain du débarquement allié, il s’engage dans la Milice. Arrêté, il sort de prison au bout d’un an. Il entame ensuite une carrière dans la presse, en prenant tout d’abord le pseudonyme de Julien Guernec. Il a travaillé pour Paroles françaises, La Dernière lanterne, Indépendance française, France dimanche, Le Rouge et le noir, Constellation, La Fronde, Rivarol, Ciné monde, L’Auto-journal. Il a été ensuite rédacteur en chef à Semaine du Monde, éditorialiste à Télé magazine, grand reporter à Paris Presse, L’intransigeant et à l‘Aurore et enfin collaborateur à Minute. Ses éditoriaux vengeurs, souvent dirigés contre le président Charles de Gaulle, contribuaient à faire la réputation du journal. Il est un temps rédacteur en chef de Minute. Membre du mouvement Ordre nouveau, il est cofondateur du Front national, dont il est de 1972 à 1973 le vice-président. Il s’éloigne ensuite du Front national lors de la scission, qui voit une partie de ses membres fonder le Parti des forces nouvelles. Il se rapproche plus tard du FN, sans pour autant faire partie de l’appareil du parti. Il a collaboré, dans les années 1990, à l’hebdomadaire National-Hebdo, dont la rédaction est domiciliée dans les locaux du Front national. Longtemps un des meilleurs amis de Jean-Marie Le Pen, il se brouille avec lui lorsque Bruno Mégret quitte le FN. Il meurt en avril 2012.

6. Cf. en particulier François Brigneau, L’interrogatoire, Publications FB, 1993 et du même auteur « Mon » Affaire Dreyfus, Publications FB, 1993.

7. André Figueras, L’Affaire Dreyfus revue et corrigée, Publications André Figueras, 1989 et La Fable d’Auschwitz et d’Abraham, Publications AF, 1996.

8. Marc Knobel, cité par L’Histoire, n°173, janvier 1994, pp. 116-118.

Source : La Revue des Deux Mondes

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