Mai 68 et les juifs
C'est vrai quoi: quasiment personne n'en parle dans les médias alors que la concordance est tout de même étrange, voire frappante. Un gros contingent des leaders charismatiques de cette époque sont juifs. Jugez plutôt:
- Daniel Cohn-Bendit, bien sûr, leader du mouvement du 22 mars et figure emblématique de cette période. Pour la petite histoire, sa mère était employée comme économat à l'école Maïmonide de Boulogne-Billancourt dans les années 50. Les élèves de cette période se souviennent encore de petits roux espiègles qui déambulaient dans l'école.
- Alain Geismar, secrétaire général du SNE sup, puis membre actif de la Gauche prolétarienne.
- Henri Weber, le sénateur socialiste, à l'époque qui a fondé avec Alain Krivine le mouvement trotskiste de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Depuis, les deux ont pris des chemins un peu différents...
- Robert Linhardt, chef de l'UJCml (Union de la Jeunesse Communiste Marxiste-Léniniste: ils avaient de ces noms à l'époque...le marketing c'était pas encore leur fort)
- Benny Lévy, chef de la Gauche Prolétarienne, co-fondateur de Libération et secrétaire particulier de Jean-Paul Sartre, dont le rôle s'est plutôt affirmé dans les années 70
- et les autres: André Glucksmann, Bernard Kouchner, Alain Finkielkraut qui y a aussi pris sa part, etc, etc...
Bref. La question mérité d'être posée. Y aurait-il eu un mai 68 sans les juifs ? Ou adressée différemment: qu'est-ce qui a fait que les Juifs se sont engouffrés dans ce mouvement ? Y aurait-il un rapport avec 1917 où il est désormais établi par les historiens que la proportion de juifs chez les révolutionnaires bolchéviques est largement supérieure à une hypothétique normale statistique ?
Lors de la révolution russe, le Rav Moshé Shapira (futur Roch Yéchiva de la Yéchiva de Beer Yaakov en Israël, à ne pas confondre avec son homonyme, futur maître de Benny Lévy à Jérusalem) racontait que certains jours, les centres d'études de Vilna se vidaient complètement. Qu'il n'y avait plus d'élèves. Ces jours, c'est lorsque Trotsky (ou Lev Davidovitch Bronstein) venait à Vilna parler de révolution.
On a du mal à imaginer aujourd'hui l'exaltation folle dont étaient "victimes" (consentantes) ces jeunes étudiants. Je parle aussi bien de 1917 que de 1968 en France. Comment des personnes aussi brillantes que des normaliens aient pu succomber à une idéologie qui apparaît aujourd'hui comme la dernière des ringardises ?
En fait, il n'est pas très compliqué de s'en faire une idée. Lisez le Manifeste du Parti Communiste
C'est puissant. Ca a du souffle. Et lorsqu'on allie cela à la fameuse phrase de Raoul Vaneigem, on se prend à regretter que notre génération n'ait pas d'autre souci existentiel que la dernière innovation pour IPhone...: "Nous ne voulons pas d'un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui"
Donc, une première piste se dessine: les juifs auraient succombé parce qu'ils seraient intrinsèquement, culturellement (ce qui revient au même diront certains) révolutionnaires. Qu'ils ne se satisfont pas d'une situation acquise, bloquée ou stagnante. Que la notion de progrès est inscrite explicitement dans le message juif, que ce soit à travers les notions de Tikoun(réparation du monde), de Hidouch (innovation perpétuelle dans l'interprétation des textes et du monde) ou encore de messianisme (dont la traduction en hébreu ne renvoie à aucun concept véritablement traditionnel, sinon celui de Gueoula mais qui signifie Délivrance et ne peut être assimilé totalement à l'espérance messianique).
Qu'ils sont fidèles à une certaine tradition prophétique systématiquement opposée au pouvoir en place: qu'on se souvienne de Samuel face au roi Saül, de Nathan face au roi David ou bien après de Chamaï face à Hérode.
La piste est séduisante. Mais elle ne convaincra pas les matérialistes (et il y en a beaucoup parmi les marxistes) qui se demanderont néanmoins comment ces juifs, assimilés pour la plupart, avec une assez mauvaise connaissance de leur propre tradition et sans s'être coordonnés autour d'un fil rouge au poignet ou d'un sac Steve's Packs Jerusalem auraient pu si bien mettre en musique de façon massive un message porté par leurs lointains ancêtres.
La remarque est pertinente (et je m'en félicite ;-). Et le début de réponse, je l'ai trouvé dans le livre de Virginie Linhardt, la fille de Robert Linhardt: Le jour où mon père s'est tu.
Comme elle le dit elle-même, "Robert Linhardt est une des figures les plus marquantes de Mai 68, mais aussi l'une des plus marquées". Pendant plus de vingt ans, son père n'a pas parlé. Au sens littéral du terme. Profondément atteint psychiquement, cet état a forcément eu un impact sur l'éducation et le développement de Virginie Linhardt.
Ce qu'elle tente d'analyser dans ce livre, mais en y ajoutant une très jolie petite idée: elle a rencontré de nombreux enfants de ces figures de mai 68: les progénitures d'Alain Krivine, d'Alain Geismar, d'Henri Weber et même de Benny Lévy.
Ont-ils des points communs tous ces fils de révolutionnaires ? Apparemment oui. Ils ne sont pas allergiques à l'ordre, ils sont souvent moins voire pas du tout politisés comparativement à leurs ascendants. Ceux qui avaient plus de 10 ans à cette époque là ont très mal supporté les images de nudité, très fréquentes à l'époque.
Et puis, beaucoup étaient juifs. Et cela, au détour d'un passage, elle l'aborde cette question qui nous taraude. Pourquoi tant de juifs ? Qu'est-ce qui leur a pris ?
Il y a les réponses classiques: les Juifs étaient des compagnons de route historique du communisme. L'URSS avait tout de même pris Berlin, comme on l'a dit plus haut, le nom juif n'était pas étranger aux Soviétiques et l'idéologie initiale pouvait être comprise comme une transposition laïque du message thoraïque. Il était donc "normal" que les juifs s'investissent dans les mouvements étudiants et les groupuscules politique d'extrême-gauche.
La réponse de Virginie Linhardt tient en ces quelques mots: ça ne devait pas évident d'être juif après la guerre. On était survivant. Sans possibilité de s'exprimer au grand jour. Il fallait de plus s'intégrer pour les populations venant de l'Est. Ne pas se rebeller, surtout pas. Une angoisse sourde que le pire recommence. Pas de vagues. Il n'était pas encore permis de vivre, au sens de réaliser un potentiel et/ou une envie. Et puis mai 68 arrive. Avec ses mots d'ordre libérateurs: il est enfin possible à chaque juif de descendre dans la rue et de se défouler, d'exister et de sortir de cette situation pénible de mort-vivant induite par les suites de la Shoah.
Ce que Virginie Linhardt n'évoque pas, mais la continuité est évidente, c'est que 68 vient après 67 (merci, merci, on me remerciera un jour pour cette percée conceptuelle sans équivalent depuis Hegel).
Et 67, c'est la guerre des 6 jours. C'est la première fois depuis la guerre et même depuis que les Juifs habitent en France que des manifestants défilent en revendiquant publiquement et fortement leur attachement à une identité souvent passée sous le silence de la foi privée. Et si les Juifs de 68 ne se revendiquaient pas comme tel, Alain Geismar dans son récent ouvrage sur 68 rappelle qu'ils ont toujours fait très attention à encourager la cause palestinienne tout en restant extrêmement vigilant sur l'existence d'Israël. La chose est devenue plus rare aujourd'hui...
Ce qui s'est joué dans ces années-là, c'est la prise de conscience que des juifs pouvaient même après la Shoah reprendre en main leur destin. Qui s'est ensuite traduit par des chemins divers: un engagement politique traditionnel (Henri Weber), une fidélité à l'extrême-gauche (Alain Krivine) ou un retour à la sève juive originelle (Benny Lévy).
Mais ne serait-ce que pour cela, cet élan du coeur, ce souffle donnant à penser que le monde pouvait être changé et cette lucidité sur l'existence, il ne faut certainement pas liquider l'héritage de 68. Enfin pas complètement ;-)
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