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Moïse et le ¨monothéisme - Sigmund Freud

 

Moïse et le ¨monothéisme - Sigmund Freud 

 

 

Titre original : DER MANN MOSES UND DIE MONOTHEISTISCHE RELIGION de: Sigmund Freud, GESAMMELTE WERKE, Band XV

 

Déposséder un peuple de l'homme qu'il célèbre comme le plus grand de ses fils est une tâche sans agrément et qu'on n'accomplit pas d'un cœur léger. Toutefois aucune considération ne saurait m'induire à négliger la vérité au nom d'un prétendu intérêt national. Bien plus, tout porte à croire que l'élucidation d'un seul point du problème pourra éclairer l'ensemble des faits.

 

Moïse, l'homme qui fut pour le peuple juif un libérateur et qui lui donna ses lois et sa religion, appartient à une époque si lointaine qu'on se demande tout de suite s'il doit réellement être considéré comme un personnage historique ou s'il n'est qu'une figure de légende. Dans le premier cas, ce serait au Xllle, peut-être au XIVe siècle avant notre ère, qu'il faudrait le situer. Nous ne possédons sur lui d'autres rensei­gnements que ceux que nous donnent les Livres saints et les traditions écrites juives. Bien que nous ne puissions avoir aucune certitude sur ce point, la plupart des historiens s'accordent à penser que Moïse a réellement vécu et que l'Exode d'Égypte, auquel son nom reste attaché, a vraiment eu lieu. On a prétendu avec raison que si cette hypothèse était repoussée, l'histoire ultérieure d'Israël deviendrait incompréhen­sible. La science contemporaine traite d'ailleurs avec bien plus de prudence et de ménagements qu'à ses débuts les traditions du passé.

 

Ce qui, dans la personnalité de Moïse, attire d'abord notre attention, c'est son nom qui, en hébreu, se prononce Mosche. Quelles sont donc l'origine et la signification de ce nom? On sait que, le récit de l'Exode nous apporte dès le Chapitre Il une réponse. On y raconte qu'une princesse égyptienne, après avoir sorti l'enfant du Nil, l'appela Moïse en motivant étymologiquement le choix de ce nom par le fait qu'il avait été « sauvé des eaux ». Toutefois cette explication est manifestement erronée. Selon l'un des auteurs du Lexique Juif [1], l'interprétation biblique du nom « Celui qui a été retiré des eaux » est une étymologie populaire, déjà incompatible avec la forme hébraïque active :Mosche qui peut tout au plus signifier « le retireur ». Cet argument s'appuie encore sur deux autres faits : 1º il est insensé d'attribuer à une princesse égyptienne quelque connaissance de l'étymologie hébraïque; 2º il est presque certain que les eaux d'où fut retiré l'enfant n'étaient pas celles du Nil.

 

En revanche, on a, depuis longtemps et de, divers côtés, supposé que le nom de Moïse avait été emprunté au vocabulaire égyptien. Au lieu de citer tous les auteurs qui ont adopté ce point de vue, je reproduis ici un passage traduit du récent ouvrage de J.H. Breasted [2], auteur d'une « Histoire de l'Égypte » qui fait autorité: «Il est important de faire remarquer que son nom de « Moïse » était égyptien. Le mot égyp­tien  « mose » signifiait « enfant ». C'est une abréviation de certaines formes plus complètes du même mot, telles par exemple que « Amon-mose », c'est-à-dire Amon-enfant, ou « Ptah-mose », c'est-à-dire Ptah-enfant, ces noms étant déjà eux-mêmes des abréviations des formes complètes . « Amon (a donné) un enfant » ou « Ptah (a donné) un enfant ». Le mot « enfant » se substitua bientôt avantageusement aux noms entiers composés et le mot « Mose » se retrouve assez fréquemment sur des monu­ments égyptiens. Le père de Moïse avait certainement donné à son fils un nom où entraient les mots Amon ou Ptah, le nom de la divinité ayant été ultérieurement abandonné, celui de l'enfant resta alors simplement : « Moïse (Mose). (L's qui se trouve à la fin du nom de « Moses » a été ajouté dans la traduction grecque de l'An­cien Testament et n'appartient pas à la langue hébraïque où ce nom est « Mosche ».) » Ayant ici littéralement reproduit le passage du livre de Breasted, je ne me sens nullement disposé à en assumer la responsabilité en ce qui concerne les détails donnés. Je m'étonne aussi quelque peu de ce que Breasted ait omis de parler, dans son énumération, de noms théophores analogues qu'on retrouve dans la liste des rois égyptiens: Ahmose, Thut-mose (Tothmès) et Ra-mose (Ramsès).

 

Comment expliquer que parmi les nombreux savants qui ont reconnu l'origine égyptienne du nom de Moïse, aucun n'ait conclu ou tout au moins supposé que le porteur de ce nom ait pu être lui-même égyptien? A l'époque actuelle nous n'hésitons plus à tirer de pareilles conclusions, bien qu'aujourd'hui tout individu porte deux noms au lieu d'un : le nom de famille et le prénom, et bien que ces changements de noms et une adaptation à de nouvelles conditions d'existence soient toujours possi­bles. Ainsi nous ne nous étonnons pas d'apprendre que le poète Chamisso était d'origine française et qu'au contraire Napoléon Buonaparte était d'origine italienne. Nous apprenons encore sans en être surpris que Benjamin Disraeli, comme son nom le laisse entendre, était un Juif italien. Tout nous porte à croire qu'en ce qui concerne les époques anciennes et reculées, l'appartenance à tel ou tel peuple doit être plus marquée encore et même absolument certaine. Cependant nul historien, à ce que je sache, n'a tiré de conclusions semblables en ce qui touche le cas de Moïse, même parmi ceux qui, comme Breasted, sont tout prêts à admettre que Moïse « était instruit (le toutes les sagesses de l’Égypte [3] »,  [4].

 

Qu'est-ce donc qui a empêché les historiens de tirer cette conclusion ? Il n'est point aisé de le deviner. Peut-être le respect invincible qu'inspire la tradition biblique. Peut-être paraissait-il monstrueux d'admettre que Moïse ait pu être autre chose qu'un Hébreu. En tout cas on constate que, tout en reconnaissant l'origine égyptienne du nom de Moïse, on n'a tiré de ce fait aucune conclusion quant à l'origine du prophète lui-même. Pour peu que l'on attache quelque importance à la question de la natio­nalité de ce grand homme, il serait souhaitable d'apporter encore du matériel nouveau et susceptible de nous fournir une réponse.

 

C'est là justement le but de mon petit essai auquel l'application que j'y fais des données de la psychanalyse confère le droit d'être publié dans la revue Imago [5]. Mon argumentation n'impressionnera certes qu'une minorité de lecteurs, celle qui est déjà familiarisée avec les vues psychanalytiques et qui sait en apprécier les résultats. Espérons qu'aux yeux de ces lecteurs-là nos conclusions auront quelque valeur.

 

En 1909, O. Rank, qui à cette époque subissait encore mon influence, publia, sur mon conseil, un travail intitulé « Le mythe de la naissance du héros » [6]. Il écrit :« Presque tous les grands peuples civilisés... ont très tôt magnifié dans la poésie et dans la légende leurs héros : rois et princes légendaires, fondateurs de religions, de dynasties, d'empires ou de cités, bref leurs héros nationaux. Ils se sont complu, en particulier, à parer de traits fantaisistes l'histoire de la naissance et de la jeunesse de ces héros. La stupéfiante similitude, voire même parfois l'identité de ces récits, chez des peuples différents, souvent très éloignés les uns des autres, est connue depuis longtemps et a frappé nombre de savants. » Si, comme l'a fait Rank en utilisant la technique de Galton, on reconstitue une « légende type » propre à faire ressortir tous les traits essentiels de ces récits, on obtient la formule suivante :

 

Le héros est né de parents du plus haut rang, c'est, en général, un fils de roi.

 

[1]     Judisches Lexikon, entrepris par Herlitz et Kirschner, vol. IV, 1980. Les Éditions juives, Berlin.

[2]     The Dawn of Conscience, Londres, 1934, p. 350. (L'Aube de la Conscience).

[3]     L. c., p. 334.

[4]     Notons que l'hypothèse de l'origine égyptienne de Moïse a été assez souvent émise et cela depuis les époques les plus lointaines jusqu'à ce jour, sans toutefois qu'on s'appuyât sur le nom du prophète.

[5]     La revueImago (de Vienne), « Zeitschrift fur Anwendung der Psychoanalyse auf die Natur und Geisteswissenschaften » (Revue (le Psychoanalyse appliquée aux sciences de la nature et de l'esprit). (Note de la trad.).

[6]     Cinquième cahier des Écrits de psychanalyse appliquée, Fr.Deuticke, Vienne. Je suis fort éloigné de chercher à diminuer la part prise par Rank à ce travail.

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