Osons nous défaire de nos certitudes!
Hicham Bounjou - Étudiant à l'Ecole d'affaires publiques de Sciences Po Paris.
SOCIÉTÉ - Tahar Ben Jelloun, invité il y a quelques semaines de l'émission "Confidences de presse" sur 2M, affirmait, à propos des sociétés contemporaines, que certaines d'entre elles "ont besoin de certitudes pour vivre, et d'autres ont besoin de liberté". Déçu et désemparé devant l'état de la société marocaine, il ne pouvait que constater que nous devenions, lentement, sinueusement, un exemple de la première catégorie.
Un exemple de société où la liberté de douter, de remettre en question, de se différencier, de s'exprimer même parfois, est de plus en plus condamnée, avec cette violence si caractéristique de l'ignorance. Bien sûr, mille raisons peuvent expliquer cet état de conservatisme rampant. De la suppression, au cours des années 70, des enseignements considérés comme "subversifs" au profit des sciences islamiques, jusqu'au phénomène, plus global, du retour en force du religieux au sein des pays arabo-musulmans.
Mais alors que, tout près de chez nous, nos frères tunisiens en finissent avec l'islam politique, et ont le courage de mettre au centre des débats des questions aussi essentielles que la dépénalisation de l'homosexualité ou la fin de l'interdiction de rompre le jeûne, nous préférons, en rejetant toute forme de progressisme, nous complaire dans nos certitudes. Ces certitudes sourdes, qui condamnent tout, jettent la suspicion, voire l'opprobre, sur tout, de celui qui n'aime pas comme il le devrait, à celle qui ne s'habille pas comme elle le devrait, sans oublier, infamie suprême, celui qui ne croit pas comme il le devrait, ou qui ne croit même pas du tout.
Ces certitudes qui, inexorablement, nous mènent vers l'intolérance, la brutalité et, de plus en plus, la haine. Les exemples, ces dernières semaines, n'ont été que trop nombreux. Et au nom de quoi? De l'islam, tout d'abord. Cet islam que l'on veut politiser à tout prix, que l'on invoque partout, pour tout, tout le temps, en oubliant que c'est une religion de paix, dont la pratique doit s'exercer dans un cadre privé. En oubliant que c'est la séparation du temporel et du spirituel qui a permis de passer, au sein des sociétés occidentales, de ce "moi poreux" pré-moderne, non souverain car constamment sujet aux influences de son environnement externe, au "moi plein", à la conscience pleine et capable de penser ses propres structures, pour reprendre l'expression de Charles Taylor.
Et au nom de quoi d'autre? De la morale, ensuite. Cette morale qu'aucun de ses chantres ne saurait définir, mais qui, corollaire d'une certaine idée de la pureté, sert, là aussi, à tout condamner, à tout dénoncer, de l'œuvre artistique dégradante à la tenue obscène, sans oublier ces festivals de musique qui, bien entendu, ne servent qu'à "promouvoir le stupre et la luxure". Cette morale que, désormais, chacun peut brandir afin de se substituer à la justice, ignorant l'essence même de l'Etat de droit, allant jusqu'à violer le domicile de son voisin, jusqu'à le lyncher en pleine rue, jusqu'à le jeter en pâture publiquement.
Pourtant, nous savons tous qu'il existe un autre Maroc. Le Maroc de ces progressistes, souvent désintéressés, qui oeuvrent pour la promotion des libertés individuelles, du progrès social, de la démocratie, du droit des femmes, pour la protection des minorités ethniques, religieuses et sexuelles, pour la liberté de chacun d'exercer son culte comme il l'entend.
Le Maroc de ces millions de nos concitoyens qui, au fond, choisissent de ne plus rien entendre à la chose politique, désabusés par des dirigeants inaccessibles, qui leur paraissent trop souvent déconnectés de leurs réalités, et qui, avec honnêteté et dignité, travaillent durement, dans des conditions souvent difficiles, pour aider leur pays, leur famille et leurs enfants. Le Maroc de ces centaines de projets et d'entreprises qui naissent chaque jour. Le Maroc de nos écrivains, de nos peintres, de nos musiciens.
Pour ce Maroc-là, nous devons lutter et nous battre. Pour ce Maroc-là, nous devons nous défaire de nos certitudes. Il est vrai que, dans une certaine mesure, nous progressons déjà. Les atouts de notre pays sont formidables, notre économie croît et notre pauvreté, même si elle demeure trop élevée, continue de baisser. Mais la recherche de la prospérité économique ne fait pas une nation. L'Homme aura toujours besoin de voir plus loin et plus grand que sa propre situation matérielle, et c'est bien heureux.
Pour cette raison, ce sont, comme l'affirmait Renan, "le désir clairement exprimé de continuer la vie commune" et la certitude de partager un destin commun qui cimentent un peuple. Et il est temps de décider clairement au nom de quelles valeurs nous souhaitons continuer à vivre ensemble. Il est temps de définir clairement notre projet de société, les valeurs sur lesquelles nous souhaitons construire notre avenir.
Voulons-nous d'un Maroc à double vitesse, mu par son seul développement économique, et indifférent à la montée de l'intolérance, du fanatisme, de la violence? Ne préférons-nous pas une société qui, tout en se développant, soit ouverte, empreinte de liberté, promouvant un islam des lumières, donnant à chacun les moyens et le cadre légal de vivre sa vie comme il le souhaite, d'aimer qui il le veut, de croire ou de ne pas croire? Avec la dernière des volontés, ne laissons pas tomber l'un au profit de l'autre.
Soyons obnubilés par la baisse du chômage, du déficit, par la hausse de nos exportations et par notre rayonnement économique. Mais soyons tout aussi obsédés par ce qui doit nous dépasser, c'est-à-dire cet idéal de progrès, de liberté, de culture. Choisissons de toujours rester debout face à l'obscurantisme et au ressentiment, en criant notre liberté et notre irrévérence. Choisissons de vivre "comme si nous étions les auteurs de nos propres jours", comme l'a écrit Shakespeare, et de nous défaire du chancre rétrograde.
Mais pour cela, il va avant tout falloir reconnaître que le conservatisme est en train de gagner. Car nous avons trop longtemps abdiqué. Car nous avons trop longtemps refusé de penser par nous- mêmes. Car nous nous laissons ronger par ces certitudes qui nous enferment. Car nous nous sommes trop longtemps tus. Et quand les amoureux de la liberté se taisent, ils laissent le champ libre à ceux qui l'abhorrent.
Alors battons-nous contre nos certitudes. Battons-nous contre notre immobilisme. Portons plus haut et plus fort notre voix. Rendons audible notre message d'ouverture. Suscitons l'envie et l'adhésion. Convainquons, continuellement. Et nous y parviendrons, car nous aurons l'intime conviction, au plus profond de notre chair et de notre âme, que notre cause est bonne et juste.
"First step in solving any problem is recognizing there is one" ("La première étape pour régler un problème est de reconnaître qu'il y en a un"). Reconnaissons que le Maroc des lumières s'éloigne de plus en plus. Qu'il devient un îlot presque imperceptible à l'horizon duquel nous sépare un océan d'obstacles. Mais il n'y a aucune fatalité. Surmontons ces obstacles. Battons-nous pour ce Maroc des lumières, car il le mérite plus que tout.
Mais avant cela, il faudra nous défaire de nos certitudes.
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