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Poker menteur en Méditerranée orientale, par David Bensoussan

Poker menteur en Méditerranée orientale, par David Bensoussan

 

La Turquie et la Grèce ont un contentieux centenaire qui porte entre autres facteurs sur la délimitation des zones maritimes exclusives. À ces, facteurs vient s’ajouter ces cinq dernières années le droit d’exploitation de champs gaziers en Méditerranée orientale.

Les eaux territoriales en mer Égée

La Grèce compte 6000 îlots dans la mer Égée. 200 sont d’entre eux sont peuplés dont l’île de Castellorizo qui se trouve à près d’un kilomètre du rivage turc. La Grèce tient à inclure dans sa zone maritime économique exclusive les eaux territoriales, soit 200 km autour de ses îles. La Turquie refuse de reconnaître ces frontières maritimes de la Grèce et son exclusivité en matière d’exploitation des hydrocarbures. Elle ne peut faire valoir ses droits à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer UNCLOS (United Nations Convention on the Law of the Sea) dont elle n’est pas signataire, convention qui a donné raison à la position grecque.

Le 13 août, le navire d’exploration turc Oruç Reis accompagné de vaisseaux militaires a été envoyé prospecter des hydrocarbures dans une zone réclamée par la Grèce et la Turquie. La Grèce s’est lancée dans des exercices militaires dans la même région. La France a pris parti pour la Grèce, mais n’a pas eu l’aval de l’OTAN en réponse à la plainte déposée contre la Turquie après que la frégate française Le Courbet eut été empêchée de vérifier la cargaison turque en route vers la Libye par la marine turque, la Libye faisant l’objet d’un embargo d’armes. Seuls 8 des 30 pays membres de l’OTAN ont appuyé la position française.

Du gaz en Méditerranée orientale

Israël, la Grèce et Chypre ont signé une entente de 6,86 milliards pour la construction d’un pipeline sous-marin de 1 900 km destiné à exporter le gaz méditerranéen vers l’Italie, quitte à le placer dans des endroits où la profondeur des eaux est de trois kilomètres ; il aurait été plus simple d’installer un pipeline passant par la Turquie, mais l’inconstance du président turc a fait hésiter ces pays.

À ce jour, Israël et l’Égypte exploitent respectivement les gisements gaziers d’Aphrodite et de Zohr et par ailleurs, Chypre, la Grèce, l’Italie, Israël, la Jordanie et l’Autorité palestinienne ont fondé le forum EastMed considéré comme un « OPEP du gaz. »

Pourtant, le prix du gaz n’est que de moitié de ce qu’il fut en 2010. Qui plus est, les coûts d’exploitation de champs gaziers par la Turquie reviendraient bien plus chers que ce qu’elle paie pour le gaz russe de Gazprom, compagnie qui a fourni 33% des besoins du marché turc en 2019. En outre, un gisement gazier important, Tuna-1, a été découvert en mer Noire.

Ce n’est donc pas le gaz méditerranéen qui est convoité en priorité par la Turquie.

L’enjeu libyen

Du temps du dictateur Khadafi, la Turquie avait investi 26 milliards dans le secteur du bâtiment libyen. Depuis la disparition de Khaddafi, la guerre civile a causé la scission de la Libye. La Turquie cherche à y retrouver son influence en soutenant le gouvernement de Tripoli contre celui de Benghazi, quitte à y dépêcher des mercenaires syriens djihadistes.

La Turquie s’est entendue avec le gouvernement de Tripoli en Libye pour délimiter une zone territoriale par une bande Nord-sud qui frôle l’île de Crète. L’Égypte et la Grèce on fait de même sinon que ces deux bandes maritimes se croisent…

Le parlement égyptien a donné carte blanche au président Sissi pour l’entrée de troupes égyptiennes en Libye afin de défendre le gouvernement libyen de Benghazi et contrer l’éventuelle percée militaire du gouvernement de Tripoli.

La France qui est un fournisseur d’armes important aux ÉAU aligne ses politiques avec ce pays qui soutient le gouvernement de Benghazi en Libye et se propose d’envoyer une escadrille d’avions F-16 pour des entrainements communs avec la Grèce. La France a également dépêché des avions de combat à Chypre.

Ainsi, la tension s’accroît entre Turquie et la Grèce et les alliés respectifs des deux gouvernements libyens de Tripoli et de Benghazi : la Turquie et le Qatar d’une part, la France, les Émirats arabes unis (EAU), l’Égypte et la Russie de l’autre.

D’une politique de zéro problème avec les voisins à une politique de zéro voisin sans problème

La politique de l’ancien ministre des Affaires étrangères turc Ahmet DavutoÄŸlu – aujourd’hui opposé à Erdogan – visait une politique de zéro problème avec les pays voisins. DavutoÄŸlu chercha la médiation entre Israël et la Syrie ; de mars à mai 2011, 61 visites furent rendues à Damas pour mettre un frein à la guerre civile syrienne, en vain. C’est alors qu’Erdogan prit position pour l’opposition syrienne au président Assad, contre le gouvernement égyptien du président Sissi et pour le gouvernement libyen de Tripoli.

Par rapport à l’Europe, l’activisme d’Erdogan a augmenté en intensité après l’échec de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il menace de renvoyer des millions de réfugiés syriens en Europe et cherche à augmenter l’influence de la Turquie dans de nombreux pays musulmans. La Turquie qui a envahi le nord de l’île de Chypre en 1974 a établi un protectorat de facto dans la région kurde d’Afrin en Syrie. Elle s’est également mise à dos l’Égypte et Israël et continue de lancer régulièrement des expéditions militaires contre le Kurdistan irakien.

Bien qu’elle soit membre de l’OTAN, la Turquie veut s’équiper d’un système antiaérien russe S-400 sachant que l’OTAN ne tient pas à perdre sa base militaire d’Incirlik et son radar anti missile à Kürecik en Turquie.  Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est inquiète de l’existence d’un gouvernement libyen ouvert à l’influence de groupes djihadistes à Tripoli ou d’une base militaire russe à Benghazi.

L’Empire ottoman fantasmé

Erdogan aime présenter son pays comme la victime des puissances étrangères et rappelle sans arrêt la « conspiration occidentale » qui démantela l’Empire ottoman en 1920.

La Turquie domina une grande partie de la Méditerranée après avoir conquis la Syrie (1516), l’Algérie (1516), l’Égypte (1517), Rhodes (1522) et Chypre (1571) et il fut un temps où la piraterie turque en Méditerranée semait la terreur. Les revers subis après l’époque napoléonienne lui firent perdre la Grèce (1821), Chypre (1878), la Libye (1911) et Rhodes (1918).

Depuis, la Turquie est déméditerranéisée bien qu’y possédant un littoral de plus de 600 km. Ce rivage dont elle fut privée au traité de Sèvres en 1920 fut récupéré par Atatürk et fut reconnu internationalement au traité de Lausanne de 1923.

Erdogan vise à faire mousser le nationalisme turc sous sa gouverne. Il a célébré l’anniversaire de la conquête de Constantinople de 1453 et la victoire turque sur la Grèce de 1922. Lors de la reconversion de la basilique de Sainte-Sophie en mosquée, le chef religieux turc conduisit la prière sabre en main pour attiser la dimension religieuse du nationalisme turc.

Poker menteur

En toute probabilité, Erdogan ne cherche pas le conflit en Méditerranée. Il cherche plutôt à s’affirmer en faisant appel à la fierté nationale et religieuse pour mieux se préparer aux élections de 2023 qui coïncident avec le centenaire de la victoire d’Atatürk.

En effet, la lire turque a perdu 20% de sa valeur depuis le début de l’année, malgré l’injection de 65 milliards de dollars pour défendre la monnaie. Les sondages montrent que la popularité d’Erdogan est à la baisse. Les maires d’Istanbul et d’Ankara sont de nouveaux joueurs importants dans l’arène politique. Erdogan a besoin d’une victoire qui fasse oublier leurs déboires aux Turcs.

Depuis le retrait relatif des États-Unis des affaires du monde, l’instabilité est propice pour une politique des faits accomplis. En voulant remettre en question le statu quo en Méditerranée, Erdogan hausse la mise comme s’il voulait jouer le tout pour le tout. L’écrasante majorité des pays qui ont vécu sous la domination ottomane en ont conservé un souvenir amer. Ils ne sont pas prêts à prendre un carton.

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