C'est dur de bien traduire quelqu'un qui parle si mal.
L’élection de Donald Trump est sur le point de changer la vie de bien des gens. Celle de tout un paquet d’Américains pour commencer, des plus riches aux plus fauchés. Déjà, elle a perturbé de nombreuses familles qui se sont envoyé la dinde de Thanksgiving à la tête (cela n’a pas dû être facile de rendre grâce cette année...). Elle est en train de modifier l’équilibre des relations internationales, au grand bonheur des Russes et au grand dam de beaucoup d’Européens (certes, pas tous). Elle sème la zizanie au sein des médias, tenus pour partiellement responsables de la catastrophe parce qu’ils n’auraient pas su la voir arriver ou qu’ils l’auraient favorisée, notamment en accordant à Donald Trump une couverture médiatique démesurée ou en n’ayant pas pris sa candidature au sérieux.
Parmi ceux qui vont devoir s’adapter à ce nouvel ordre américain et mondial en changeant leur mode de pensée ou de vie, certains invisibles chatons d’internet se retrouvent, eux aussi, obligés de revoir leur vision du monde: les traducteurs de la parole politique.
En traduisant pour la presse papier et internet depuis plus de quinze ans et pour Slate depuis ses débuts, j’ai eu des centaines d'occasions de reformuler en français la parole politique de dirigeants étrangers, et notamment celle de Barack Obama qui se trouve être, allez savoir pourquoi, l’homme dont les discours reviennent le plus souvent dans l’actualité. Ah, Barack... Son débit régulier, sa diction impeccable, son éloquence, ses discours construits et logiques, son autodérision, son humour fin et souvent mâtiné d’une ironie calculée au millimètre.
«Mais comment vais-je traduire ça?»
Or, voilà que depuis un peu plus d’un an, la parole politique d’un autre homme s’est peu à peu imposée dans l’actualité internationale, et par conséquent dans les traductions que mes clients me commandent. De déclaration-choc en tweet assassin, le discours et le ton de Trump s’est répandu et j’ai été amenée à le lire, l’écouter et le traduire de plus en plus. Et puis il a été élu. Le rythme des traductions de ses discours a accéléré. Et je me suis mise à me demander: mais comment je vais traduire ça?
Ce n’est pas une question de compréhension. Trump est extrêmement facile à comprendre. Contrairement à son prédécesseur, il n’emploie pas le second degré, ne fait jamais la moindre référence culturelle et il n’a pas encore prononcé de très long discours. En outre, il utilise un vocabulaire très simple, comparable, à la louche, à celui qu’est censé posséder un élève américain niveau 5e.
Lors de l’interview qu’il a accordée au New York Times fin novembre, retranscrite ici, on dispose d’un exemple de ses réelles capacités oratoires, c’est-à-dire dans une situation où il ne lit ou ne récite pas un texte écrit à l’avance. Son manque de vocabulaire apparaît évident très vite; dès lors qu’il s’agit de parler d’autre chose que de sa victoire, il s’accroche désespérément aux mots contenus dans la question qui lui est posée, sans parvenir à l’étoffer avec sa propre pensée. Ce qui donne ce genre de choses:
Tout d’abord, je ne veux pas galvaniser le groupe. Je ne cherche pas à les galvaniser. Je ne veux pas galvaniser le groupe, et je veux désavouer le groupe
Question du journaliste: J’aimerais beaucoup que vous me disiez comment vous comptez gérer ce groupe de gens, qui ne sont peut-être pas réellement majoritaires mais qui ont certaines attentes vis-à-vis de vous, et qui sont mécontents à cause du pays et de son approche raciale. Ma première question est la suivante: avez-vous l’impression d’avoir tenu un discours qui les a particulièrement galvanisés, et comment allez-vous gérer cela?
Voici la réponse de Trump:
TRUMP: I don’t think so, Dean. First of all, I don’t want to energize the group. I’m not looking to energize them. I don’t want to energize the group, and I disavow the group. They, again, I don’t know if it’s reporting or whatever. I don’t know where they were four years ago, and where they were for Romney and McCain and all of the other people that ran, so I just don’t know, I had nothing to compare it to.
But it’s not a group I want to energize, and if they are energized I want to look into it and find out why.
Traduisons:
Je ne crois pas, Dean. Tout d’abord, je ne veux pas galvaniser le groupe. Je ne cherche pas à les galvaniser. Je ne veux pas galvaniser le groupe, et je veux désavouer le groupe. Ils, encore une fois, je ne sais pas si c’est les journalistes ou quoi. Je ne sais pas où ils étaient il y a quatre ans, et où ils étaient pour Romney et McCain et tous les autres qui se sont présentés, donc je ne sais pas, je n’avais rien comme élément de comparaison.
Mais ce n’est pas un groupe que je veux galvaniser, et s’ils sont galvanisés je veux me pencher sur la question et savoir pourquoi.
Ensuite, Trump explique sans transition que depuis qu’il fait de la politique, les gens le huent et que sa femme lui a fait remarquer que ce n’était jamais arrivé avant:
«C’est un truc qui ne m’était jamais arrivé et j’ai dit: “ces gens huent” et elle a dit : “ouaip.” Ils n’avaient jamais hué avant. Mais maintenant ils huent. Vous savez, c’était un groupe et un autre groupe faisait le contraire, hein.»
Les mêmes mots en boucle
À la décharge du prochain président des États-Unis, ce n’est facile pour personne de répondre à des questions au débotté, surtout quand on n’a pas l’habitude. On peut donc comprendre que la syntaxe soit bancale ou hésitante –que celui qui n’a jamais bafouillé de trac ou cherché ses mots lors d’une prise de parole publique lui jette le premier Bescherelle. En revanche, la pauvreté du vocabulaire est frappante, quel que soit le contexte. Dans cet extrait mais aussi dans la plupart des interventions de Trump, il passe son temps à répéter les mêmes mots ou expressions en boucle. Que cette pénurie de vocabulaire reflète une pauvreté de pensée que les analystes politiques pourront commenter est une chose. En revanche, en tant que traductrice, Trump me met dans une situation embarrassante.
Je ne traduis pas des mots, je traduis des pensées. Des situations, des personnalités, des moments. Et j’emballe tout cela dans un vocabulaire, un champ sémantique qui en français devra créer chez le lecteur la même impression, la même réflexion que celles qui ont été suscitées chez le lecteur d’origine. Dans le cas d’Obama, c’était plutôt simple: la pensée est claire, le message précis et maîtrisé, le vocabulaire châtié, la syntaxe impeccable. Paradoxalement, la pensée de Trump qui est beaucoup plus creuse et qui tourne souvent autour du même sujet (dans le cas de cette interview, sa victoire), est bien plus compliquée à rendre. En cassant les codes du discours, en utilisant un vocabulaire limité et une syntaxe hachée et décousue, cet homme politique (si si, on est bien obligé de lui accorder ce statut maintenant) force le traducteur, il ME force, à réviser, à réduire et à appauvrir mon champ sémantique de travail.
Trump utilise toujours les mêmes adjectifs. Il en a une petite poignée dans sa besace, et pour ce que j’ai pu en juger ce sont principalement: great, tremendous, incredible, strong et tough
Un exemple: Trump utilise toujours les mêmes adjectifs. Il en a une petite poignée dans sa besace, et pour ce que j’ai pu en juger ce sont principalement: great (qui revient 45 fois dans son interview au NYT), tremendous, incredible, strong et tough (sans oublier les incontournables good et bad), qu’il enfile comme des perles en les assortissant de very quand il se sent inspiré. Je vous donnerais volontiers la traduction de ces mots entre crochets, comme il est d’usage quand on ne traduit pas des mots en langue étrangère dans un article, mais justement c’est là mon propos: en principe, chaque mot peut être traduit différemment en fonction du contexte, c’est ce qui fait le charme et l’intérêt du métier.
«Je suis un gars malin, hein»
Avec Trump, si de nouveaux mots font leur apparition dans la traduction du discours politique, ils vont vers une simplification, un appauvrissement du sens et de la réflexion. Dans une de mes dernières traductions sur Trump, voilà ce que j’ai dû écrire: «j’en ai parlé lors de la Convention nationale des républicains! [il parlait des LGBT] Et tout le monde a dit: “C’était trop bien.”»(la VO: «“I mentioned them at the Republican National Convention! And everybody said, “That was so great.”»)
C’était trop bien... une tournure d’ordinaire plus adaptée à un discours informel, voire enfantin, qu’à une citation du président des États-Unis. Mais il me fallait traduire l’expression d’un enthousiasme puéril et auto-satisfait, donc si j’avais choisi d’écrire à la place, par exemple «Et mon discours a fait l’unanimité», la signification aurait été la même mais cela aurait donné une idée fausse de l'intention et du mode d'expression du locuteur.
Autre exemple: lors d’un entretien conduit le 10 novembre par un journaliste de Fox News, Trump a déclaré: «You know, I’m, like, a smart person. I don’t have to be told the same thing in the same words every single day for the next eight years.» Ce qui signifie «Vous savez, je suis, heu, un gars malin. J’ai pas besoin qu’on me redise la même chose avec les mêmes mots tous les jours pendant huit ans, hein» (oui, huit ans, vous avez bien lu. Pour rester dans le même registre lexical, on n’a pas le cul sorti des ronces.) Faisons fi de la syntaxe (on se rappelle que c’est stressant de parler en public) et attardons-nous sur la traduction du groupe nominal a smart person. Si l’on ne disposait pas de contexte, on traduirait simplement par «une personne intelligente». Si c’était Obama qui l’avait dit (Obama ne l’aurait jamais dit, sauf au second degré), ou n’importe quel autre dirigeant mondial, j’aurais peut-être choisi d’écrire «je suis quelqu’un d’intelligent», qui aurait été sans doute le plus harmonieux dans une phrase. Et je n’aurais pas rajouté «hein» à la fin.
L'éloquence de Georges Marchais
Mais Trump ne parle pas comme Obama, ni comme aucun autre homme politique dont j’ai eu l’occasion de traduire le discours. Quel que soit le lieu ou le moment, s’il n’a pas un texte écrit à l’avance, Trump parle comme au café du commerce. Par conséquent, adieu les grandes phrases, les jolies tournures, le vocabulaire fleuri, l’intelligence de la langue. À partir de maintenant et pour les quatre (huit?) prochaines années, je vais devoir faire dans l’efficace, le concret, la politique gouailleuse, si je veux rester fidèle à l’original. Et je dois rester fidèle à l’original, pas seulement à son vocabulaire mais à son ton et à son intention. C’est une des prémisses de la traduction.
Lorsque j’étais étudiante, un jour que nous abordions la question de la responsabilité du traducteur dans la fidélité de la transmission du discours, un de mes professeurs nous a raconté ceci: dans les années 1980, lorsque Georges Marchais se rendait à Moscou, il était accompagné d’un interprète au langage si châtié et au niveau de langue si élevé que le secrétaire général du PCF s’était acquis en URSS, où sa parole n’était relayée que par son traducteur, la réputation d’orateur d’une rare élégance –ce qui était loin de coller à son image en France...
Je n’ai jamais su si cette anecdote était réelle ou tenait de la légende, mais finalement cela importe peu: en fonction des choix de traduction de ceux qui seront chargés de transmettre la parole de Trump, il sera possible de le faire passer pour un sombre crétin, un crétin tout court, un orateur moyen ou un beau parleur. Vous ne le croyez pas? Et si j’avais plutôt écrit cela: Vous savez, mes capacités mentales sont assez conséquentes. Il sera inutile de me répéter continuellement les mêmes instructions au cours des huit prochaines années. Avouez que ça ne fait pas la même impression. Pourtant, le message est le même.
Mais oublions mon triste sort de traductrice déplorant l’indigence du discours politique du nouveau président américain; je saurai m’adapter et je m’en remettrai. Au pire, je pourrai me repasser en boucle ce genre de choses pour me rendre le sourire. Ce phénomène a une conséquence plus grave. On aurait pu croire que pendant sa campagne, Trump utilisait un vocabulaire basique pour toucher un électorat le plus vaste possible, et notamment celui qui se sent ordinairement exclu de la politique et méprisé par les élites; l’Américain simple qui veut qu’on lui parle franchement. C’est une stratégie valable à mon sens, respectable même car en démocratie les représentants sont censés toucher tout le monde, du plus instruit au moins éduqué.
le fait que le leader de la plus grande puissance occidentale tienne un discours politique simpliste, pauvre et sans aucune sophistication est plutôt alarmant
Attention danger?
Mais, dans le cas de Trump, ce n’était pas une stratégie; il est évident que son vocabulaire limité traduit une pensée étriquée. Et le fait que le leader de la plus grande puissance occidentale tienne un discours politique simpliste, pauvre et sans aucune sophistication est plutôt alarmant. En termes de politique, car il sera aisément manipulable, mais aussi parce qu’il est susceptible de donner le ton à une parole politique plus générale. En gros, le risque est celui d’un nivellement par le bas du discours et de la pensée des dirigeants qui s’aligneraient sur le niveau de Trump. Car comme il aime à le répéter, après tout, il a gagné.
Ceci dit, il ne tiendra qu’aux traducteurs de tous les autres pays du monde de relever le niveau du discours en rectifiant sa forme... Comme on le voit, on peut avec le même contenu donner des impressions très diverses du locuteur original. Gageons que les traducteurs russes, hongrois ou turcs ne feront pas les mêmes choix sémantiques que leurs collègues français, espagnols ou allemands, et ne renverront pas la même image de Trump que celle que je restitue.
Bérengère Viennot
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