Questions sacrées… Pour un islam d’aujourd’hui, le second livre en moins de cinq ans de Fawzia Charfi gagne le pari nietzschéen: «Un bon écrivain n’écrit presque qu’un seul livre. Tout le reste n’en est que préfaces, esquisses, explications, suppléments». Elle a su ne pas se répéter, animée par le même esprit scientifique qui lui a fait écrire La science voilée. Fort heureusement, elle a su éviter ce penchant rationaliste qui consiste à assimilerle sacré à un récit fabuleux. Elle n’a pas succombé non plus à la tentation de sublimer le sacré, happée par son mystère. Comment dans ces conditions parler du sacré ? En le désacralisant. Mais sans le profaner.
On a tendance à prendre le sacré uniquement pour ce qui est saint,qādôsh (en hébreux), muqaddas (en arabe) et sanctus (en latin). C’est faux. Sacer, le sacré ne signifie pas seulement ce qui est «consacré», «sanctifié» et «dédié» mais également ce qui est «souillé», «maudit» et «abominé». Le sacré s’oppose au profane: fanum pro fanum: devant (pro) le temple (fanum). Il y a donc du sacré quand des choses sont retirées au monde profane, protégées et interdites. Séparésdu profane, des êtres, des dieux, des hommes, des paroles, des attitudes, des aliments, des animaux, des temps et des lieux sont ainsi déclarés purs ou impurs, bénéfiques ou maléfiques licites ou interdits. La fonction du sacré est double: faste et néfaste, il dispense fortune et bienfaits mais produit à l’inverse malheur et maladies. En langue arabe, muqadiss rend l’aspect positif du sacré tandis que haram couvre l’interdit et le protégé.
C’est ce double sens qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre pourquoi les questions abordées par l’auteure relèvent soit des choses sanctifiées soit des choses interditesquand elles n’appartiennent pas aux deux. L’auteure fait un inventaire des questions «sacrées». Elle ne les examine pas toutes. C’est ce qui justifie les trois de suspension du titre. L’essentiel n’est pas l’exhaustivité mais l’exemplarité: le sacré compte beaucoup plus par le processus de sacralisation accompli par la tradition savante. Dans ces conditions désacraliser, ce n’est se donner le droit de la profaner ou de souiller impunément, mais s’imposer le devoir de critiquer et de discuter. C’est le message le plus important du livre: désacraliser sans profaner. Mais au-delà des questions abordées dans des chapitres, une deuxième coupe traverse le texte : l’opposition irréductible déclinée sous des modes variés entre deux islams, disons en gros l’islam rétrograde et l’islam du progrès. C’est bien le sens du sous-titre: «Pour un islam d’aujourd’hui». L’auteure n’est pas neutre dans ce débat. Elle prend parti. De ce point de vue le livre est celui d’une intellectuelle qui prend d’autant plus de risques qu’il lui arrive de parler en son nom propre, ce « Moi » qui n’est pas si haïssable quand il parle le langage de l’authenticité. Les questions, l’opposition entre les deux islams et le vécu propre de l’auteure, ce sont les trois points qui retiennent l’attention.
Et d’abord les questions. C’est l’ossature du livre. Je les classerai autrement, en fonction du domaine. Et je commencerai par le cinquième chapitre. Là l’opposition entre calendrier religieux (ou lunaire) et calendrier grégorien (ou solaire) porte sur le rapport de la religion à la science. On s’étonne en effet que dans un monde où la marge d’erreur dans la mesure du temps est d’une seconde tous les milliards d’années, on puisse encore compter sur la «vision» pour fixer les fêtes religieuses, le mois de jeûne et le pèlerinage. Le Coran se réfère à douze mois (9:36), rythmé par le soleil et la lune (10:5), interdit le mois intercalaire (9:37) (adopté par les Chaldéens, les hébreux et perse entre autres) et établit le calcul du pèlerinage (2:189) mais n’indique pas le mode de détermination de la nouvelle lune. Trois hadiths indiquent tout au plus que le mois de 29 jours de jeûne peut être prolongé à 30 si la lune n’est pas visible. Pourtant, même lunaire, un calendrier universel est possible, malheureusement «en souffrance».
Beaucoup plus nombreuses les questions de société. Celles qui prennent la femme pour objet. Qu’en dit le Coran pour que la dissimulation du corps de la femme relève de l’interdit, le sacré en négatif? L’auteure recourt à l’interprétation que fait Tahar al-Haddad du verset 31, sourate 24: «qu’elles ne fassent pas étalage de leurs attraits physiques» ne veut pas dire que les femmes doivent se voiler. Ce sont les traditionnalistes relayés par les islamistes qui en ont fait un devoir, sanctifié. Entre autres subordinations, l’inégalité successorale. Pourquoi deux parts pour le garçon, une part pour la fille (4:11)? Mohamed Charfi se base sur le Coran pour dire que le livre Saint admet la validité du testament au profit des héritiers (2:180); une telle disposition n’est pas abrogée contrairement à ce que disent les oulémas. Bourguiba en 1974 était tenté d’instaurer l’égalité successorale avant de se raviser.En sociologue, l’auteure fait état de la lutte des femmes tunisiennes des années trente à nos jours.
Les questions du culte. Sacré contre sacré vaut par la relecture du livre Saint. Ramadan est indiscutablement un devoir sacré prescrit aux croyants selon le verset 183 de la Sourate 2 lequel engrène immédiatement sur le devoir de nourrir un pauvre si l’on s’abstient de jeûner (verset 184). Mais en s’interdisant d’avoir un rapport direct au texte, les musulmans se font prendre en otage par les oulémas, dit-elle reprenant Abdelmajid Charfi. Il faudra l’audace d’un Bourguiba pour désacraliser le jeûne en en déplaçant l’obligation vers le développement, un nouvel impératif, un «grand jihad». Il l’avait fait dans trois discours (5, 8 et 26 février 1960). A-t-il accompli un sacrilège? Bourguiba se prévaut d’un précèdent: Muhammad qui fait rompre de jour le jeûne aux siens lors de la marche sur la Mecque.
En aucun cas, le profane ne souille le sacré quand celui-ci ne s’adosse à aucune prescription religieuse. C’est le cas de l’interdiction de l’image. Le Coran n’a pas d’équivalent des versets bibliques: «Tu ne feras pas d’image, ni aucune forme de ce qui est aux cieux là-haut» (Exode 20 : 4) et «Tu ne feras aucune sculpture ou représentation d’êtres créés» (Deutéronome 5:8). Tout au plus rejette-t-il l’idolâtrie en demandant de s’écarter des abominations de Satan,adorer des «pierres dressées» (5 : 90). C’est sur la base de hadiths que les traditionalistes ont interdit l’image d’êtres animés (homme ou animal). Fort heureusement, le profane l’emporte : l’islam médiéval a connu la représentation figurée et l’islam modernes’est réconcilié avec l’image. Le cas du califat est similaire. Il n’a aucune base religieuse. C’est la tradition qui l’a sacralisé comme une suppléance de la prophétie. C’est ce qu’a montré avec brio Ali Abderrazak en 1926. Dans ces conditions, l’auteure s’interroge: «Peut-on accepter presque un siècle plus tard d’être encore pris dans le piège d’un ‘sacré ‘ qui interdit à la raison de s’interroger sur le passé et de recourir à la critique historique?» (p. 244).
Finalement, les questions de la formation de la tradition, en fait le premier chapitre. L’auteure aborde des questions extrêmement ardues en dogmatique religieuse. Elle le fait moins en experte que pour illustrer le processus de sacralisation de la tradition. Par exemple, comment le présupposé de l’illettrisme a nourri le concordisme scientiste du Coran: toutes les sciences sont annoncées ex ante par le Livre. Ce sont les oulémas qui vont institutionnaliser l’islam en tournant le dos au message libéral du Coran (39 : 41 ; 10 : 108 ; 11 : 12). Et ce sont les islamistes qui prolongent leurs lubies et leur bigoterie. On le voit dit-elle à la manière avec laquelleils ontà deux cannibalisé les révolutions arabes.
D’abord les questions, ensuite, l’opposition entre les deux islams. Commentpenser librement? C’est l’objet du deuxième chapitre. Fawzia s’adosse à des autorités en la matière, les Charfi, Mohamed et Abdemajid, Abdou Filaly-Ansary et Ali Mezghani. Elle voità raison les penseurs modernistes en islam continuer l’œuvre des réformistes initiée par Mohamed Abdoh, Khair-Eddine, Haddad et Abderrazak, tous adeptes d’une «approche critique porteuse d’un projet ouvert» (p. 89). L’auteure reprend l’histoire du réformisme du XIXe siècle : dépoussiérer la tradition et affronter sereinement la modernité. Qu’est-ce que la sécularisation sinon le retrait du sacrédu monde profane!
Ce réformisme est contrecarré par l’islam wahhabisme «implacable», dit-elle. Il se prolonge dans l’islamisme. Non sans divergences, ils cherchent à imposer un Etat islamique et à tourner le dos aux valeurs de la modernité. La fatwa d’Ibn al-Bazen 1974 contre un Bourguiba accusé d’apostasie est un grand moment d’histoire. Cette alliance menace la Tunisie. C’est l’objet du chapitre 3. L’auteure reprend l’histoire des assauts répétés contre les acquis modernistes, des années soixante à la révolution de 2011 en passant par la scène culte : l’islamisation de l’éducation un temps écartée grâce à Mohamed Charfi, mais l’œuvre de restauration d’une «éducation nationale» dit-elle est encore en instance. Aucun des pays arabes n’a vu s’affronter avec autant de vigueur ces deux forces que la Tunisie révolutionnaire. Inscrire le sacré dans la constitution est peut-être une victoire islamiste à la Pyrrhus. A l’inverse la liberté de conscience est le trophée des laïcs. Aujourd’hui une régression est à l’œuvre. Elle en rappelle les manifestations : les jardins d’enfants islamiques où l’on joue avec des poupées décapitées conformément au dogme wahhabite, les banques islamiques, la restauration des biens de mainmorte et les mariages coutumiers.En fait,deux lignes s’opposent: «l’une enrichie du patrimoine universel, l’autre refusant tout ce qui n’est pas islamique» (p. 190), deux libertés, «l’une revendiquant une «identité» islamique devenant presque la norme dans le monde arabe. L’autre, la mienne, dit-elle [revendiquant] la liberté d’être libre dans son sa tête et dans son corps» (p. 110).
Enfin donc qui parle? Une femme «observatrice de changements» en Tunisie. Elle dit avoir pratiqué le jeûne de l’enfance à la Sorbonne, à l’époque où Ramadan était encore un mois d’abstinence; elle dit appartenir à une génération pour qui la liberté était de ne pas dissimuler sa chevelure. Sa mère a déjà enlevé sa «voilette» (khama) en crêpe de chine et dentelle noire. Elle ne le portait pas à l’école. Elle assiste au retour du voile dans les années 70 du XXe siècle. Elle voit la séquence où Hend Chelbi voilée tient le 27 Ramadan 1975 une causerie religieuse devant Bourguiba, celui-là même qui se prévaut d’avoir libéré la Tunisie et la femme. Elle a «grandi dans le respect du principe d’égalité entre les femmes et les hommes», le vœu de son père dit-elle. Elle voit le système éducatif gangréné par l’islam radical. Elle découvre par ses filles lycéennes cette bizarrerie qu’est « le socialisme islamique ». C’est une scientifique qui parle. Elle voit éberluée ses collègues physiciens se prêter au jeu de l’observation visuelle du croissant lunaire. Une femme qui parle en notre nom, nous les hommes: «On nous qualifie de ‘laïcs’ avec plus qu’un brin de mépris». Contre la grisaille, elle se réjouit de voir les lycéens danser «Harlem Shake» et les artistes donner libre cours à leur talent. Reste cette question, je cite Mircea Eliade dans Le sacré et le profane: «Dans quelle mesure le ‘profane’ peut-il devenir en lui-même ‘sacré’ ; dans quelle mesure, une existence radicalement sécularisée, sans Dieu ni dieux, est-elle susceptible de constituer le point de départ d’un nouveau type de ‘ religion’? ». Le débat est ouvert.
Hamadi Redissi
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