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Qui est juif ? Éternelle question...

Qui est juif ? Éternelle question...

 

 

 

Résumé : Parce qu'on peut être athée et juif sans contradiction, Jérôme Segal explore les dimensions de l'être-juif.

Yoann COLIN

L'histoire du judaïsme est hantée et taraudée par la question : « Qui est juif ? » Les réponses apportées ont été nombreuses et variées, faisant appel à plusieurs critères : la foi, la pratique, la revendication de la judéité, la circoncision, etc. Dans Athée et Juif : Fécondité d'un paradoxe apparent, Jérôme Segal examine les solutions proposées avec mordant, tendresse et humour, et en s’appuyant sur des connaissances précises. Faisant la part aux questions et aux réponses traditionnelles, comme à l’actualité récente ou aux polémiques actuelles, il s'attache à voir en quoi la plupart des opinions sur le sujet volent en éclats dès qu'on les examine d'un point de vue rationnel, en véritable adepte de la maïeutique. Et l'utilisation qu'il fait des paradoxes et du recours à l'absurde n'est pas sans rappeler, dans ses manières comme dans son fond, la façon dont l'idée d'un peuple juif fut déconstruite par cet autre historien juif athée : Shlomo Sand.

Sans vouloir assagir le ton truculent de l'ouvrage ou le résumer en l'affadissant et en le réduisant à un plaidoyer en faveur de la judaïté – cette appartenance au judaïsme duquel il faut soustraire la religion juive, sans qu'on puisse déterminer avec précision ce qui reste de cette opération – examinons quelques solutions que la tradition apporte à la question de savoir ce qui permet de se dire et d'être reconnu comme juif.

 

Un lien communautaire 

Est-on (mieux) juif quand on se conforme aux exigences rituelles et liturgiques de la religion ? Pas forcément. S'intéressant aux différentes formes de l'être-juif, et en particulier à celles au sein desquelles les liens entre l’identité juive et la pratique religieuse sont les plus ténus, Segal rapporte la tradition bundiste, et celle de la Haskala, qu'on qualifie souvent de « Lumières juives ». La Haskala est une forme d'humanisme inspirée du judaïsme dans laquelle la délibération rationnelle joue un rôle essentiel (le mot même de Haskala vient du yiddish sekhel, signifiant raison), comme en témoigne la figure de Moses Mendelssohn, à la fois juif et prussien (et non plus juif dans l'intimité, et prussien dans le domaine public). On perçoit dans ce mouvement la volonté de s'intégrer à la société de l'époque, sans pour autant renoncer à une identité juive. Sous cette forme, ou dans ce courant, le judaïsme devient une religion basée sur la raison. Dans le contexte de l’Europe centrale aux XVIIIe et XIXe siècles, la Haskala vise aussi à régénérer le peuple juif et à lui ouvrir d'autres métiers que ceux auxquels il était relégué traditionnellement. Les juifs de la Haskala insistent sur la sécularisation et sont à l'origine du judaïsme libéral. On peut alors être pleinement juif en subordonnant le contenu de la révélation (les commandements religieux) à la raison : le juif authentique peut être plus rationnel que dévot.

Plus radical encore, le Bund « suppose une véritable universalité de la judaïté et une réelle laïcité » . Dans une Russie impériale dans laquelle la Haskala n'avait que fort peu pénétré et où les pogroms crûrent en nombre et en intensité dès la fin du XIXème siècle, les juifs bundistes, d’inspiration socialiste, demandèrent une forme d'émancipation qui passait aussi par une mise à distance de la religion : d'après eux, la religion ne faisait que contribuer à l’asservissement de la population juive, qu’elle maintenait dans sa situation d’infériorité sociale en entretenant son apparence d’être sous le joug d’un châtiment infligé par Dieu. Le mouvement du Bund (« l'Union générale des travailleurs juifs ») vise à créer un mouvement ouvrier juif, avec pour base le yiddish, antinationaliste, donc antisioniste. Les bundistes pouvaient se sentir patriotes, mais patriotes de la communauté de la diaspora et non de la Russie, et toute leur entreprise s’inscrivait en rupture avec la religion. Là encore, ce que montre J. Segal, c'est que c'est moins l'obéissance à tel ou tel commandement divin lisible dans la Torah qui authentifie le juif comme tel, que la participation à la vie de la communauté et surtout au combat pour l'émancipation juive.

Au-delà de ces deux traditions qui ont en commun d’avoir mis entre parenthèses la religion dans le cadre de la judaïté, l’analyse du rôle des juifs dans la Vienne du début du XXème siècle achève de mettre en évidence qu’il n’est finalement nul besoin d'être religieux pour se considérer, ou être considéré, comme juif.

 

Un lien de sang ?

Est-on juif parce que sa mère est juive ? C'est une des façons les plus répandues de définir la judaïté. Elle est issue de la Halakha, s'appuie sur un passage de la Torah, et est chargée de lourdes conséquences lors d'un mariage... De fait, nombreux sont ceux qui condamnent les mariages mixtes, et en dénonçant cette attitude, J. Segal montre qu’elle recèle un racisme parfois inavoué. Visant entre autres les déclarations tonitruantes de l’ex-Premier Ministre israélienne Golda Meir , ou ceux qui manifestent pour empêcher de tels mariages par la force, J. Segal explique qu'ils exprimeraient la « peur ancestrale et malsaine d'une perte de l'essence juive par le mariage » . Une peur qui se traduit du reste par un eugénisme plus ou moins ouvertement mis en œuvre par l’Etat d’Israël .

Les conceptions raciales qui fondent de telles positions s’enracinent dans certaines confusions autour de la notion de « Juif ashkénaze », correspondant en génétique des populations à une population présentant certaines prédispositions à certaines maladies avec l'essentialisation du peuple juif. L'erreur est de conclure, à partir d'une fréquence relativement élevée de certaines maladies dans un groupe, à l'idée que ce groupe possèderait une essence et donc certaines caractéristiques qui, éventuellement, lui seraient propres – à l'exclusion donc des individus extérieurs à ce groupe. En réalité, cette essentialisation est d'autant plus trompeuse que le fait qu’un groupe présente un plus haut degré de probabilité de présenter certains symptômes, ne signifie pas qu'il soit le seul à être dans ce cas. En effet, si la maladie de Tay-Sachs a une prévalence bien supérieure (de l'ordre de dix fois supérieure) dans la population juive ashkénaze que dans la moyenne de la population mondiale, il serait absurde de conclure à l'existence d'une singularité ou d'un patrimoine génétique juif, dans la mesure où, par exemple, le groupe des Canadiens français (descendant des colons français de la Nouvelle-France) présente la même prévalence. Malgré l'impossibilité scientifique de justifier l'idée d'une identité biologique des Juifs, cette identité présente pourtant des intérêts politiques non négligeables. Ainsi l'Etat d'Israël peut-il demander aux Russes qui souhaitent venir en Israël des tests génétiques, ce qui lui permet en quelque sorte de « trier » les migrants.

Les outrances des conceptions biologiques de cette espèce s’opposent frontalement à la nature communautaire de l’être-juif dans la place qu’un judaïsme littéraliste ou fondamentaliste  réserve à la condition féminine. S’il est exclu de voir ici un privilège du judaïsme sur les autres monothéismes, force est de constater qu’un certains nombres de passages de la Torah ou du Talmud sont explicitement hostiles aux femmes, qui y apparaissent comme impures et y sont traitées en êtres inférieurs. Tirant tous les enseignements de ces textes, les juifs religieux récitent une bénédiction pour remercier Dieu de ne pas les avoir faits femmes. En 2011-2012, en Israël, des heurts ont également eu lieu après que des bus spéciaux ont été mis au service exclusif des juifs ultra-orthodoxes qui désiraient ne pas se voir imposer la présence de femmes. Cet épisode suffit à démontrer à quel point la lecture littérale des textes sacrés et de leurs conceptions de l’ordre naturel peut faire du juif un adversaire de ce que l'auteur attribue à l'esprit juif : le souci des autres, dans la solidarité, l'engagement, la lutte pour l'égalité et le désir d’émancipation.                                                         

 

Un lien éthique

Est-on alors juif parce qu'on est circoncis suivant les prescriptions religieuses ? Poursuivant sa charge contre la lecture littérale de la Torah, J. Segal critique de façon extrêmement sévère la pratique de circoncision « forcée » des enfants – et montre par la même occasion à quel point tout discours critique reste difficile à porter, dès lors que certains représentants du judaïsme européen n’hésitent pas à marteler qu’une telle critique vise en fait à éradiquer du même geste le judaïsme… . Dans une compréhension allégorique, l'exigence de circoncision pourrait pourtant être réinterprétée et associée à d’autres actes qui ne porteraient pas atteinte à l'intégrité physique des jeunes enfants, et qui permettraient même d'étendre aux femmes l'alliance des juifs religieux avec Dieu. Du reste la circoncision est critiquée par toute une tradition au sein même du judaïsme. Et à ceux qui objectent que la circoncision est commandée dans la Torah, J. Segal répond qu'une interprétation littérale n'est pas faite de tous les commandements (rares sont ainsi les juifs qui veulent encore assassiner les homosexuels, quoique la Torah les y invite).

Est-on juif parce qu'on émigrerait en Israël ou qu'on soutiendrait indéfectiblement l'Etat d'Israël ? Intéressante également est la façon dont Segal réfléchit au rapport qu'un juif athée entretient avec l'Etat d'Israël, qui ne lui est ni indifférent (puisque c'est l'« Etat juif » et qu'il se sent juif) ni absolument fondamental (puisque cet État ne peut représenter la promesse d’un Dieu auquel il ne croit pas). La critique fondamentale qu'adresse l'auteur à Israël est qu'il se prétend plutôt l’Etat de la religion juive, que celui des personnes qui se reconnaissent juives, indépendamment de leurs croyances religieuses. Et tandis que c’est à cette religiosité que l’on devrait les dérives récentes de l’État d'Israël,  c’est au nom des valeurs caractéristiques du judaïsme selon Jérôme Segal que l’on pourrait et que l’on devrait critiquer ces mêmes dérives. Cela revient aussi à dire qu’il est absurde – et bien commode – d’imputer toute critique envers l’État d'Israël à l'antisémitisme dont sont trop systématiquement accusées les voix critiques non-juives, quand bien même des juifs et des juives se sont parfois montré farouchement hostiles aux politiques de l’Etat d’Israël sans qu’on puisse raisonnablement les accuser d’avoir souhaité la disparition du peuple juif... La sacralité de la politique israélienne est pourtant bel et bien ancrée au sein de la population juive, comme le démontre tristement la timidité des commentaires face à des situations ou des déclarations qui relèvent plus du registre des régimes autoritaires que de celui des démocraties européennes. Jérôme Segal explique ce blanc seing accordé dans les faits à l’Etat israélien par ceci qu’ayant fait de la Shoah le pivot central d'Israël, ses dirigeants relativisent les victimes palestiniennes (« les victimes du quotidien ») face aux « victimes éternelles » que sont les juifs lors des conflits.

A toutes ces tentatives pour définir ce que c’est, dans le fond, qu’être « juif », Segal oppose des valeurs dont il estime qu'elles sont celles pour lesquelles les juifs se sont battus, se battent ou devraient se battre. Il mentionne ainsi Levinas pour qui « la conscience juive est une attention, éveillée par des siècles inhumains à ce qui parfois est humain dans l'homme » , l'engagement des juifs en Russie pour faire triompher la révolution, celui des juifs américains dans la lutte pour les droits civiques, etc. Il évoque le rôle d'avant-garde joué par de nombreux intellectuels et artistes juifs, par le passé ou au présent, en notant que la plupart n'ont pas de rapport étroit avec le judaïsme comme religion. Que finalement on adhère ou non aux thèses de ce bref essai riche et divertissant, il a le grand mérite de broyer du préjugé, à une époque qui en a de plus en plus besoin.

http://www.nonfiction.fr/article-8665-qui_est_juif_eternelle_question.htm

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