Ijjou CHEIKH MOUSSA: "Réminiscences culinaires et identité culturelle dans la littérature de la diaspora judéo-marocaine", à paraître dans Arts plastiques et littérature francographe au Maroc. Publication de la Faculté des Lettres de Rabat.
On est toujours de son pays
Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse
On traîne toujours sa nostalgie
Ou que l’on vive ou que l’on passe
Jamais jamais ça ne s’oublie
On est toujours On est toujours de son pays.
(Bob Oré Abitbol, Le Goût des confitures)
Comme elle se définit par sa langue et ses croyances, chaque société se définit par sa nourriture, sa cuisine et ses manières de table. De nombreux travaux ont révélé ce rôle de la nourriture comme marqueur de l’identité individuelle et culturelle. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », cet aphorisme, écrit il y a presque deux siècles par Brillat-Savarin (2001 :19), met bien en évidence le sens identitaire de l’alimentation. Loin de se réduire à la satisfaction des besoins nutritifs, l’acte alimentaire est un des « piliers de l’identité », il exprime une culture qui permet au mangeur de « bâtir sa vie personnelle et sociale » (Fumey, 2010 : 9).
Si nous sommes ce que nous mangeons, nos choix alimentaires signent donc notre appartenance à un groupe social et à une tradition dans lesquels nous nous reconnaissons et qui nous distinguent des autres : « Nos nourritures sont identitaires, elles nous agrègent à une société, un pays, une tradition mieux que le meilleur d’une politique », affirme Guy Fumey (2006 : 33). Claude Lévi-Strauss précise que la cuisine, tout comme le langage, constitue l'une des formes inconscientes du contenu culturel propre à chaque société : « La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure » (1968 :41), et « code des messages qui lui permettent de signifier au moins une partie de ce qu’elle est » (1967 : 276). De même Jean-Pierre Poulain affirme que « La nourriture, la cuisine et les manières de table, parce qu'elles sont culturellement déterminées, insèrent le mangeur dans un univers social, dans un ordre culturel. L'acte alimentaire est fondateur de l'identité collective » (Poulain, 2002 : 77). Claude Fischler insiste sur les valeurs symboliques des aliments que nous incorporons : «Absorber du caviar ou une simple tomate, c’est incorporer non seulement de la substance nutritive, mais aussi de la substance imaginaire… (2001 : 15).
Chaque société a des aliments emblématiques qui la différencient des autres. Le lien entre ces aliments et le groupe social sont parfois si étroits qu’il y a assimilation entre les deux, tel le couscous pour les Maghrébins ou les moules-frites pour les Belges. Manuel Calvo désigne ces plats emblématique par le terme « plat-totem » » qu’il définit comme « un plat ethnique (c’est-à-dire culturellement très spécifique) », qui, en contexte de migration, peut devenir un « objet-médiateur d’une identité » (1982 :420).
Cet article propose d’aborder le thème de la nourriture et son lien avec l’identité culturelle dans la littérature de la diaspora judéo-marocaine d’expression française, laquelle littérature s’est toujours montrée attentive à l’identité et à la brûlure des origines. Il s’agit d’examiner dans quelles mesures les souvenirs culinaires des auteurs peuvent être considérés comme des éléments révélateurs de leur identité judéo-marocaine. Ceci nous conduit à nous interroger sur les aliments représentatifs de leur culture. Quels sont les plats qui leur servent de plats-totem ? Obéissent-ils aux lois religieuses de la Cacherout qui déterminent la nourriture propre à la consommation et qui « constituent le souci majeur de tout juif de stricte observance » (Zafrani, 2010 : 224) ? Ces souvenirs culinaires servent-ils à la transmission et la préservation du patrimoine culturel judéo-marocain, menacé après la dispersion de la communauté ?
1. Quand la mémoire passe par la nourriture
La présence juive au Maroc date de la période pré-islamique. Certaines légendes orales « font remonter au roi Salomon l’établissement des premières colonies juives au Maroc, les rattachant aux "Tribus Perdues d’Israël"» (Kenbib, 1994 :14). D’autres les font remonter à la destruction du premier Temple de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor en 586 avant l’ère chrétienne. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Maroc comptait près de 300.000 sujets juifs sur 10 millions d’habitants ; « il ne reste, à présent, que moins de 5.000 concentrés en majorité dans la capitale économique, Casablanca » (Zafrani, op.cit. : 292). Cet exode massif, vers Israël, la France, le Canada et d’autres pays d’accueil, qui a vidé le pays de la presque totalité de sa population juive et qui a mis fin à plus de deux mille ans de vie au Maroc, n’a pourtant pas effacé l’attachement de la diaspora judéo-marocaine à sa terre d’origine. A la différence d’autres Juifs issus d’Europe ou d’autres pays du Maghreb qui se sont radicalement éloignés de leur terre natale, les Juifs marocains n’ont pas cherché à rejeter leur passé , et leurs nouvelles nationalités n’ont pas oblitéré leur marocanité. Dans son roman Le cri de l’arbre, qui raconte la vie dans une ma’abarah (camp de réfugiés dans les années 60 en Israël), l’écrivain maroco-israélien Ami Bouganim décrit ironiquement la conscription des jeunes Juifs marocains dans l’armée israélienne, qui « ne trouvèrent rien d’autre à chanter, en se dirigeant vers le terrain des tirs, qu’un hymne à la gloire de sa regrettée Majesté le Roi Mohamed V et un autre à la gloire de son successeur le Roi Hassan II » (1984, 83-84).
L’éloignement et les difficultés d'adaptation au nouvel environnement ont provoqué chez ces émigrés une prise de conscience aigüe de leur marocanité. Comme le souligne Lucette Heller-Goldenberg, "C’est seulement lorsqu’il quitte son pays natal que le juif marocain est confronté à une prise de conscience brutale : il n’est pas uniquement juif comme il l’a toujours cru, il est aussi foncièrement marocain […] Sa cuisine, son sens de l’hospitalité, son mode de vie, son paysage intérieur et extérieur sont le reflet de son appartenance au Maroc…" (1997 : 174)
Mais quand tout est perdu, il ne reste plus que la mémoire : « Il y a en chacun de nous quelque chose de permanent, qui est le passé. Donc au premier thème : le temps qui détruit, répond un thème complémentaire : la mémoire qui conserve», écrit Mary Abécassis Obadia (1996 : 14). Il n’est donc pas étonnant que dans la production des écrivains judéo-marocains en diaspora, production constituée le plus souvent de récits de vie ou d’autobiographies déguisées en roman ou en nouvelle, l’évocation nostalgique du passé et le culte des origines à travers lesquels elle s’exprime, reviennent comme des leitmotivs. Dans cette littérature « mémorieuse », selon l’expression de Guy Dugas (1990 :167), la nourriture fait partie des nostalgies les plus souvent évoquées. Parce que, comme le souligne Pierre Bourdieu, « C'est sans doute dans les goûts alimentaires que l'on retrouverait la marque la plus forte et la plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à l'éloignement ou à l'écroulement du monde natal et qui en soutiennent le plus durablement la nostalgie » (Bourdier, 1979 : 85).
Loin d’être de simples anecdotes chargées de relâcher la tension du récit, les réminiscences culinaires sont chargées de significations, elles constituent une des manifestations irréductibles de leur identité judéo-marocaine et de leur attachement affectif à leur culture d’origine. Daniel Sibony rapporte dans Marrakech, le départ, la profonde nostalgie des Juifs émigrés en Israël des « bons plats » d’antan. L’emploi appuyé de l’expression exclamative « Yaaa hssra » en arabe dialectal en dit long sur leurs sentiments :
"Pendant qu’on bavarde en crachant les cosses des pépins, je lance : "Alors, vous êtes enfin heureux ?" Et l’homme soupire : "Yaaa hssra, la vie de Marrakech !", ya hssra, c’est : quel manque ! quelle perte… Et il exhale sa nostalgie : "Ah ! les fêtes, le Mellah, la chaleur humaine, les bons plats…" Pourtant ils ont "tout ce qu’il faut", et en Terre sainte !" (2009 : 243)
Dans Baisse les yeux Sarah, Paule Darmon décrit une scène fort représentative de l’attachement des émigrés aux saveurs du Maroc. Les parents de Sarah Lévy la narratrice, croyant que les Français « ne mangeaient jamais de tomates, ni d’oranges, ni de citrons, ni d’olives, ni de piments » (1980 :117), ont emporté avec eux plein de denrées alimentaires. A leur arrivée à l’aéroport d’Orly, la grand-mère laissa choir le sac contenant les précieuses denrées : « une avalanche spectaculaire d’olives noires et vertes, d’oranges, de citrons s’écrasait sur les crânes des messieurs du bas, dans un bruit mat de flacons cassés qui déversaient toutes les senteurs et la couleur locale d’un marché aux épices » (119). Derrière la cocasserie de la scène se profile une volonté d’affirmer, du moins symboliquement, leur appartenance identitaire, et de maintenir un lien avec la terre natale. Ils emportent ainsi un petit bout du Maroc avec eux, comme d’autres emportent une poignée de terre.
Mary Abécassis Obadia, originaire de Tanger et émigrée au Canada, a elle aussi éprouvé les assauts de la mémoire. Dans Tanger, les miens et les autres, elle multiplie les descriptions qui font revivre un passé révolu et qui expriment sa volonté de résister contre l’oubli et l’assimilation. En feuilletant un album photo, elle revit la réception organisée par sa mère pour la famille de leur femme de ménage venue découvrir Tanger, une réception dans la pure tradition marocaine, avec lait et dattes en signe de bienvenue, thé à la menthe, gâteaux aux amandes et trid : "Et reviennent les souvenirs, parfois tout seuls, parfois après un effort de la pensée, parfois à la suite d'un événement ou d'une conversation ou encore en feuilletant un album de photos. [...] Et puis plus récemment, la photo de Fatima avec sa plus jeune fille Latifa [...]. Et ces femmes berbères, qui sont-elles? demandaient les cousins canadiens. C'était la famille de Fatima, descendue de leur bled pour découvrir Tanga al Baïda, Tanger La Blanche, et pour laquelle nous avions organisé une réception à la marocaine avec danse du ventre et musique andalouse jouée avec derbouqa et tar. Ma mère, toujours disposée à faire plaisir, avait servi le thé marocain avec les gâteaux aux amandes et le térit avec le miel et le beurre, sans oublier le lait et les dattes qu'elle avait vu offrir aux invités de l'extérieur. [...] Ainsi vivait-on, dans l'harmonie et la joie, dans la simplicité et la communication." (1995 : 158-159)
A l’instar de tous les migrants, nos auteurs vivent un manque ; ils considèrent que les plats du pays d’accueil n’ont pas le même goût qu’au Maroc. C’est le cas notamment de Marcel Bénabou, émigré en France en 1956 à l’âge de 17 ans. Dans son roman mémoriel Jacob, Menahem et Mimoun. Une épopée familiale, il affirme que, contrairement à ces attentes, son passé marocain continue de solliciter sa conscience:
"Et maintenant que je me trouvais sur le sol de France, où ce hiatus était supposé aboli, où perception immédiate et constructions imaginaires pouvaient enfin se rejoindre – et même, ô bonheur, exactement coïncider –, voilà que je me heurtais au plus imprévu, au plus surprenant, au plus absurde des obstacles : c’était le passé marocain qui venait inopportunément s’interposer ! […] Je découvrais ainsi que mes années marocaines […] avaient déposé en moi, en strates serrées, une gigantesque masse de souvenirs qui, constamment prêts à surgir avec une dimension et un relief que je ne leur connaissais pas, donnaient à tout ce je vivais à Paris une figure, une coloration très particulières […] Il me fallait me rendre à l’évidence : le Maroc me collait à la mémoire, comme si les fils qui me rattachaient à cette terre refusaient de se briser." (Benabou, 1995 : 22-26)
Dès les premières pages du roman, il oppose le café quotidien, qu’il prenait après le déjeuner avec ses camarades de l’Ecole Normale de la rue d’Ulm, au « parfum familier mais désormais absent, du grand verre de thé à la menthe, dosé et sucré à point » que préparait son père et qu’il sirotait avec lui avant la prière de l’après-midi (23). Les repas pris à la hâte dans les self-services parisiens convoquent immanquablement le souvenir des plats familiaux, des sensations et des émotions anciennes. Aux frites industrielles, tièdes et insipides, il oppose les pommes de terre exquises de son enfance, cuites à petit feu et préparées par les mains maternelles selon un savoir ancestral : « Et moi, seul dans cette ville dont je découvrais les rues sans odeur, les fruits sans goût et les samedis sans soleil, trempant machinalement dans la moutarde les frites tièdes et cartonneuses qui débordaient sur mon plateau-repas, je cherchais à retrouver, je ne sais où au fond de mon palais, un peu de la saveur des pommes de terre maternelles, que quinze heures de cuisson à feu très doux, dans un mélange de viandes, de pois chiches, de blé et d’aromates, avaient gonflées d’une sauce épaisse et pourtant fluide à la belle couleur de caramel » (25)
Aux beignets tièdes et pâteux et aux gâteaux au goût rance des pâtisseries orientales du Quartier latin, dans lesquels il cherchait un remède à sa nostalgie, il oppose les savoureux beignets et autres délices de son enfance : "Parfois, pour éviter que le souvenir ne se fasse trop importun, je préférais ne pas attendre qu’il se manifeste : j’essayais de le piéger en devançant ses appels. Je croyais qu’ainsi je parviendrais à mieux le contrôler. Mais le résultat de mes ruses naïves était rarement celui que j’attendais. Ainsi ces beignets ou ces pâtes d’amandes que j’allais dévorer dans une pâtisserie tunisienne de côté de la rue Saint-Séverin (je ne connaissais pas, en ce temps-là de pâtisserie marocaine au Quartier latin), comme remède à ma mélancolie des dimanches soirs d’hiver, juste avant l’heure de rentrer, sous la pluie, à l’internat du Lycée Louis-Le-Grand. Dès la première bouchée, avalée chaque fois avec la même impatience gloutonne ˗ comme si j’étais sûr que le miracle allait enfin se produire ˗, il me fallait déchanter. Je trouvais les beignets tièdes ou pâteux, et trop présent dans les prétendues pâtes d’amandes le goût rance des cacahuètes qui y avaient été abondamment ˗ et indûment ˗ mêlées. Au lieu de s’apaiser, la sensation de manque ne faisait que s’aviver. Et ce qui occupait aussitôt ma pensée, c’étaient les beignets brûlants, légers, volumineux et craquants de certains petits matins de septembre, dégustés après une nuit de veillée et de lectures pieuses, ou bien toutes les exquises préparations aux amandes (petits rouleaux en forme de cigares, grosses dattes fourrées, macarons, cornes de gazelle) qui revenaient immuablement, plusieurs fois par an, enchanter nos innombrables réunions de famille." (25-26)
Ces réminiscences culinaires et leurs multiples madeleines (à la Proust) qui émaillent le roman de Bénabou, sont chargées de sentiments d’appartenance identitaire, et répondent au désir avoué de l’auteur de préserver sous forme écrite la trace d’un passé révolu, de sauvegarder un patrimoine culinaire et une identité culturelle judéo-marocaine menacée à long terme :
« […] je rêvais d’une langue simple, faite des formules les plus familières, et même les plus usées. De phrases qui réussiraient, par leur transparence même, à propager les impalpables messages dont je me sentais le porteur fortuné ; l’odeur, si particulière, des petits foies de poulet qui grésillaient doucement sur le fourneau à charbon, le vendredi après-midi, et leur goût lorsqu’ils commençaient à fondre sous ma langue, en irradiant leur chaleur dans toute la bouche, comme de minuscules morceaux de braise ; ou bien encore cette sensation de légère brûlure que me laissait au fond du gosier la goutte d’eau-de-vie au parfums de figues sèches que mon père m’autorisait à avaler en sa compagnie, certaines matinées de fête, au retour de la synagogue." (134)
Comme chez Bénabou, les récits de Bob Oré Abitbol sont emplis d’évocations culinaires.
Dans la deuxième nouvelle qui a donné son titre à son recueil Le Goût des confitures, il exprime sa nostalgie de la confiture de son enfance. Il y raconte l’histoire de deux enfants, David et Elie, habitués à prendre le goûter chez leur grande sœur mariée , qui leur offre du thé à la menthe, du pain tout juste sorti du four traditionnel et de la confiture « faite maison, avec amour » et qui « met l’eau à la bouche ». Un jour, les enfants trouvent leur sœur absente. Ils forcent néanmoins la fenêtre et se glissent dans la cuisine pour se régaler de leur confiture préférée : "Vite, dans la cuisine. On ouvre un premier placard, un deuxième et là, un énorme bocal, plein à ras bord de cette confiture dont ils raffolent. Assis, les jambes croisées, ils avalent, ils dévorent, ils mangent et ils mangent et ils mangent. De peur d’être surpris, ils se dépêchent, leur petites mains s’enfoncent et ramènent, comme d’une pêche miraculeuse, ces petits morceaux délicieux qu’ils dégustent. Leur petite face, toute barbouillée de jus, leurs mains gluantes, leurs tabliers saccagés, ils n’en ont cure. Ce moment est magique, ils le sentent, ils veulent en profiter au maximum.
- Par la suite, nous avons eu l’occasion de goûter à d’autres confitures mais jamais, jamais, disent-ils avec emphase, elles n’ont eu, jamais elles n’auront le goût de ces confitures-là. […] Cette confiture, ils le savent, c’est toute leur enfance, toute leur jeunesse. Ma mère, qui raconte souvent cette petite aventure, dit qu’ils ont eu une indigestion, qu’on les a retrouvés se roulant par terre, mais eux n’ont pas oublié pour d’autres raisons. Alors, si vous les voyez l’air grave ou sérieux, dites-leur :
- Eh ! Tu te souviens des confitures ?
Vous verrez alors un sourire éclairer leur visage.
Et toi ? Dis-moi, dans quoi retrouves-tu le goût des confitures ? "
Comme le suggère le deuxième paragraphe du passage, l’enjeu de cette anecdote apparemment anodine dépasse l’évocation du simple plaisir gourmand. Cette confiture est une nourriture de l’âme, ou ce que les noirs américains ont appelé soul food. Telle la petite madeleine de Proust, cette confiture qui hante l’auteur et les siens, incarne et symbolise le paradis perdu d’une enfance heureuse. Elle est aussi chargée de sentiments d’appartenance identitaire puisque les confitures sont des préparations emblématiques de la cuisine juive marocaine. Plus encore, le fait que cette anecdote soit racontée par la mère à son fils qui la raconte à son tour, dit la nécessité que représente la transmission des traditions culinaires face au risque d’oubli suite à la dispersion de la communauté.
« Et toi ? Dis-moi, dans quoi retrouves-tu le goût des confitures ? ». La réponse à cette question qui clôt le passage se trouve dans la nouvelle « Petit-déjeuner avec Mireille », qui reprend le sujet des confitures. Il ne s’agit pas cette fois d’enfants mais de l’auteur adulte installé à Montréal, qui, pour maintenir les liens avec sa terre natale, trouve les saveurs de la confiture de son enfance dans la fameuse marque de confiture Aïcha, pur produit du terroir marocain et dont le propriétaire, il faut bien le souligner, est Mardochée Devico, un Juif de Meknès : "Le petit-déjeuner a toujours été pour moi un moment privilégié de la journée. Pour le préparer convenablement je parcours littéralement des kilomètres pour réunir tous les ingrédients nécessaires.La parfaite confiture d’abricots est une combinaison de sucre et de fruits équilibrés, à la consistance juste, ni trop épaisse ni trop liquide, à la concentration adéquate. La meilleure pour moi étant une confiture du Maroc, Aicha, difficilement trouvable mais que j’ai fini par dénicher chez un marchand d’origine marocaine du marché Jean Talon à Montréal."[Dafina.net]
Véhicule intime de la mémoire individuelle et familiale, la nourriture apparaît aussi comme un marqueur d’appartenance géographique. Dans le « Prologue », qui ouvre son roman Les Amants du Café Prag (2003), Oré Abitbol relate l’histoire d’amour d’Abraham et Myriam, qui ne sont autres que ses grands-parents. Abraham quitte Marrakech à dos d’âne pour se rendre dans un village de la vallée de l’Ourika afin de demander la main de Myriam à ses parents. L’arrivée du personnage à la place Jemaa el-Fna donne lieu à une description saisissante de la célèbre place. En mentionnant les lieux de provenance des multiples denrées amoncelées sur les étals, l’auteur réaffirme sa marocanité, son appartenance à un terroir, que son imagination représente comme une terre d’abondance, comme une « terre de lait et de miel » en quelque sorte :"Montagnes de thés, odeurs de menthe, légumes frais se mêlent aux parfums d’épices fortes, de cannelle, de poivre. Des piles de branches de dattes charnues, de pépites de pastèques, de figues de barbarie sont amoncelées sur des étals où des charrettes vétustes équipées d’une lampe au gazogène éclairent faiblement la nuit. De l’autre côté de la place, restaurants « al fresco », cuisines ouvertes à tous vents : fumée, tomates rouges de Volubilis, piments verts de Meknès, oignons blancs du Tafilalet, morceaux enfilés sur une brochette moitié viande moitié gras, moitié cœur moitié foie, huile d’olive vierge de Fez, huile d’argan des montagnes d’Essaouira, tonneaux de conserves diverses, citrons confits jaunes et lumineux comme de petits soleils dans des bocaux en verre transparent hermétiquement fermés. Poissons « vivants » au dire du marchand : aloses, merlans, rougets frétillants, loup de mer. Marché aux volailles poulets caquetants, affolés, canards, poussins, pigeons roucoulants destinés à quelque pastilla délicieuse." (XVI)
Arrivé au village, Abraham apprend qu’un riche prétendant, accompagné de sa famille, l’a devancé pour demander la main de Myriam. C’est là aussi une occasion pour l’auteur de décrire l’accueil du prétendant et de sa famille selon les règles de l’hospitalité judéo-marocaine. Seule la présence de la Mahia, une eau de vie typiquement marocaine distillée à l’origine par les Juifs de Meknès, distingue cette réception des réceptions arabo-musulmanes : « Qu’on égorge les moutons ! Les poulets à la broche ! Les pastillas succulentes, les tajines aux sauces onctueuses accompagnées de Mahia, eau de vie parfumée ramenée de Meknès. Serviteurs et servantes, famille, amis, tous mettent la main à la pâte. » (XXIII)
2. Nourriture festive et identité religieuse
« Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes à l’étranger, et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères ». Cette phrase, tirée d’Atala de Chateaubriand et placée en épigraphe de Revoir Tanger de Ralph Toledano (2015 : 5) pourrait figurer en exergue de tous les récits nostalgiques des Juifs du Maroc. Car pour tous ces passeurs de mémoire, ce sont surtout les repas des fêtes et célébrations religieuses qui leur font le plus défaut et qui reviennent inlassablement d’un auteur à l’autre, d’un récit à l’autre.
Les fêtes religieuses rythment le calendrier de l’année et la vie familiale et communautaire des Juifs marocains de façon codifiée. Elles « constituent dans leur préparation et leur déroulement un temps privilégié, tant sur le plan symbolique que social et alimentaire » (Berdugo-Cohen et al., 1987 : 12-13). La nourriture des fêtes obéit aux lois bibliques de la cacherout . Alegria Bendelac ne manque pas de souligner que sa mère « tenait une maison strictement Kasher » (1992 : 75), tout comme Lucette Heller-Goldenberg qui affirme que chez sa grand-mère « tout était resté en droite ligne avec les temps bibliques » (2012 :188). Selon Gérard Haddad, le Juif « mange le Livre » (1984), c’est-à-dire qu’il respecte les prescriptions alimentaires de la Torah et que son alimentation est un acte sacré. Dans les pays ayant une minorité juive, ou en contexte migratoire, respecter les interdits alimentaires du Judaïsme devient un enjeu identitaire, c’est affirmer sa différence, son identité juive, sa judéité , face à la culture dominante. Dans Revoir Tanger, Toledano raconte l’histoire d’Edith, une jeune juive originaire de Tanger amoureuse de Tullio, un prince Romain, mais à qui cet amour pose problème car il signifie qu’elle doit renoncer à sa religion et à toute sa spécificité. Après le dîner d’apparat donné par des parents de Tullio à Madrid, elle se remémore le dîner rituel de samedi de ses grands-parents et désire se convaincre que ce mariage ne lui fera pas renier ses origines, puisque, lors du repas, elle n’a mangé que ce qui est autorisé par la loi de Moïse :
"En cette nuit de vendredi, après ses ablutions, Elle se rappela le dîner rituel de ses grands parents. La table du Shabbat, au contre de laquelle les pains briochés vernis à l’œuf étincelaient sous le lustre de cristal, revint à sa mémoire. […] Elle éprouva une nostalgie mêlée d’une douce torpeur en revivant en pensée cette célébration sereine d’où les nourritures et les vins forts étaient proscrits […] Elle n’aurait jamais songé à renier ses origines. Elle cherchait depuis des mois à les concilier avec ce choix que Tullio lui proposait de façon pressante, sous la forme d’un mariage. Elle désirait se convaincre : […] Ce soir quand le jambon m’a été présenté, je me suis seulement servie de la citrouille confite en cheveux d’ange. Si la volaille et le bœuf n’ont été, bien évidemment, ni abattus, ni cuisinés rituellement, leur chair demeure en principe autorisée par la loi de Moise … Et si par hasard, le flan servi après les viandes contenait quelques gouttes de lait… Aucun agneau, assurément, n’y a cuit." (Toledano, op.cit. : 24)
Ceci dit, à chaque fête religieuse est associé un plat symbolique ou un menu spécifique, ainsi que des saveurs et des odeurs, un sens et un rituel immuable, dont les écrivains, qu’ils soient originaires de Tanger, de Casablanca, de Rabat, de Fès, de Marrakech, d’Essaouira ou d’ailleurs, ont gardé un souvenir vivace. En premier lieu vient le repas hebdomadaire du Shabbat avec son rituel ancestral et son plat-totem la Dafina, nommé Skhina au Sud du Maroc. Un plat emblématique de l’identité judéo-marocaine : « Dafina et emouna (foi) sont les deux mamelles du Judaïsme marocain », affirme Michel Azoulay (2014 : 9), et qui figure dans le titre de plusieurs nouvelles . Oré Abitbol en décrit la composition, le mode de cuisson, la couleur, la saveur et le parfum qui embaumait tout le quartier de son enfance :
"Tout ce que je peux vous dire c’est que j’ai beaucoup voyagé, beaucoup connu, beaucoup aimé et que cette époque reste gravée dans ma mémoire comme celle d’un paradis perdu, comme celle d’une enfance privilégiée, unique, merveilleuse!
Si tous les jours avaient leur parfum et leur attrait particulier, le samedi constituait une forme d’apothéose dans notre rue!
C’était en effet jour de dafina ! Les lecteurs du site du même nom sont familiers avec ce plat unique, et tellement exquis! Pour les autres c’est une combinaison de viandes choisies avec soin, d’os à moelle, de pommes de terre douces et pas douces caramélisées, de pois chiches fondants, de pochettes de riz au safran, de boulettes, d’œufs qui prennent une couleur marron beige très particulière, de gousses d’ail entières, d’épices savantes, de miel pour l’un, de dattes pour l’autre, chacun ayant son secret bien gardé, posés de façon rigoureuse et quasi scientifique ! Parfois on y ajoutait un pied de bœuf. Cela donnait une gélatine succulente qui fondait dans la bouche ! […]
C’est un plat qu’il faut déposer au four vendredi après-midi absolument avant le coucher du soleil et récupérer le lendemain pour le déjeuner, après les prières rituelles du Shabbat, pour pouvoir le déguster chaud et simultanément respecter les lois strictes de ce jour de repos sacré ! (2015 : sans pagination).
Comme le souligne l’écrivain et critique d’art Alain Amiel, manger la Dafina n’était pas seulement manger un plat succulent, c’était aussi incorporer une histoire, une religion, une culture ancestrale : Je savais que je ne mangeais pas qu'un plat succulent, mais des siècles d’histoire. Celle de ma famille, de mes ancêtres, de la religion dans laquelle j’ai été élevé. Ce plat légendaire semblait contenir toute ma culture, il la symbolisait peut-être". (Amiel, op.cit.) Et cette signification sous-tend toutes les évocations des repas festifs et de leurs plats emblématiques : les moufletas et le couscous au petit-lait de la Mimouna, les gâteaux de Pourim, le pain azyme et le tajine d’agneau au terfas de Pessah, les beignets de Hanouka, la soupe aux sept légumes et la pomme trempée dans le miel de Roch Hachana, les tajines de poulet de Yom Kippour. Prenons cette évocation d’Alegria Bendelac du Seder, le repas rituel de la première soirée de Pessah, la Pâque juive : "La veille dans une cérémonie appelée Kalhamira, après avoir éteint les lumières, nous avons suivi papa qui portait une bougie allumée, poursuivant de chambre en chambre les dernières miettes de pain, l’ultime hamès entortillée dans des papillotes de papier de soie et que nous avions caché dans un coin, pour être brûlé le lendemain matin avant dix heures dans le four. […] A six heures du soir, la table est mise dans le grand salon. Sur la nappe brodée neigeuse, la vaisselle spéciale de Pessah reluit ; l’argenterie et les verres de cristal étincellent ; sur un plat d’argent, une pyramide de matsot, les galettes dorées et croustillantes, s’élèvent, prêtes à répandre inlassablement leurs miettes. Les bougies sont allumées ; le plateau du Seder est préparé sous sa serviette de dentelle amidonnée, avec le petit morceau de viande, les deux œufs durs, l’alharoset (pâte de fruits, noix et vin doux), le bol d’herbes amères (la laitue et le céleri) et la demi-matsa, dont l’autre moitié est cachée sous la nappe. […] Puis papa et Elias rentrèrent de la synagogue, dans leur meilleur costume bleu marine, apportant avec leur livre de prière le petit sachet de sel traditionnel ou, le deuxième soir, si c’est samedi, le petit rameau vert de la Avdalah ; Nous nous mettons à table. Mon père prend une matsa dans ses mains et dit solennellement, dans la langue rituelle ladino : "Je romps cette matsa en deux comme le Seigneur fendit la mère Rouge et nous fit échapper à nos ennemis et nous guida vers la sécurité de la terre qu’il nous avait destinée. Cette année encore ici, l’an prochain, si Dieu veut, à Jérusalem". Soulevant le plateau du Seder, il le passe par trois fois au-dessus de nos têtes recourbées, prononçant solennellement les paroles rituelles : "Bebi Ilou Seyasanu Me Misrayim" . La longue récitation de la Hagada a commencé. […] J’essayais de suivre dans mon livre […] mais mon attention se dissipe quand les passages plongent dans une incompréhensibles mathématiques et que les rabbins discutent les nombres : était-ce quatre contre cinq ou quarante contre cinquante plaies ? Mais je me ranime dès qu’on arrive aux dix plaies définitives et je les nomme à mesure que mon père verse le vinaigre et ma mère l’eau dans le bol et je prends grand plaisir au moment où mon père distribue les herbes amères, l’alharoset et la matsa." (op.cit. : 76-78)
Pessah est l’une des fêtes les plus importantes de la religion juive, elle se déroule au printemps et dure 8 jours, du 14 au 22 Nissan. Elle « commémore un évènement capital de l’histoire juive, la sortie d’Egypte et la libération du peuple hébreux de l’oppression pharaonique » (Zafrani, op.cit. :239). Elle se déroule selon un cérémonial bien précis, que Bendelac décrit dans ses moindres détails : le nettoyage complet de la maison, suivi la veille de la fête par le rituel de la Kalhamira, la chasse aux hamets, tout pain ou aliment contenant du levain ; la table dressée avec le plateau du Seder contenant des aliments symbolisant chacun un élément important du récit de la sortie d'Égypte: les trois Matsot, galettes de pain azyme, disposées l’une au-dessus de l’autre et symbolisant le pain qui n’a pas eu le temps de lever lors de l’exode ; le petit morceau de viande qui rappelle le sacrifice de l’agneau Pascal à l’époque du Temple de Jérusalem ; les œufs durs en souvenirs de la destruction du Temple ; l’alharoset, symbole du mortier utilisé par les esclaves hébreux pour la fabrication des briques ; les herbes amères en souvenir de l’amertume de l’esclavage ; l’eau vinaigrée en souvenir des larmes versées ; la rupture de la matsa symbolisant la traversée de la Mer Rouge ; la récitation de la Haggada à laquelle participe l’enfant. La table juive devient ainsi un lieu de culte où se lisent les principes du Judaïsme et où se transmettent la mémoire et l’identité religieuse de la communauté. Comme le souligne Joëlle Bahloul : « le but de la réunion est de relater la sortie des ancêtres hébreux de l'Egypte des Pharaons. Le rite est donc doté d'un mémorialisme profond qui semble être le souci majeur de la convivialité. […] Dans ce mémorialisme auquel participent l'iconographie mensale, le goût des herbes amères et les gestes démonstratifs, s'articule la reproduction et la transmission sociales, le maintien du groupe par le rappel permanent des ancêtres, du temps et de l'ordre des origines » (Bahloul, 1981 :27).
A l’image du repas de Pessah, celui de la fête des Sorts (Pourim) contribue lui aussi à l’affirmation et à la transmission de l’identité culturelle et cultuelle des Juifs du Maroc. Cette fête très joyeuse commémore un épisode de l’histoire des Juifs, relaté dans le Livre d’Esther : la délivrance du peuple hébreu du plan d’extermination décrété par Haman, le premier ministre du roi Assuérus de Perse . En souvenir du festin donné par Esther, la fête de Pourim est marquée par la confection de gâteaux, les échanges de nourriture , la distribution de l’aumône aux pauvres, ainsi que des manifestations bruyantes : durant la lecture du Livre d’Ester, la coutume veut que chaque fois que le nom de Haman est prononcé les fidèles tapent des pieds sur le sol en agitant des crécelles. Anny Dayan-Rosenman rapporte que pendant que sa grand-mère confectionnait les pâtisseries emblématiques de Pourim, « l’œil de Haman » et « les oreilles de Haman », elle racontait l’épopée d’Esther à ses petits-enfants qui réagissaient en tapant avec des cuillères sur la table chaque fois qu’ils entendaient le nom de Haman. Elle leur donnait ainsi des points de repère du calendrier juif et de l’histoire du peuple juif:
"Elle fabriquait pour l’occasion des pains étranges en forme de visage, avec des yeux ronds et blancs, deux œufs emprisonnés dans des petits croisillons de pâte, qui nous regardaient d’un regard vide et effrayant. Ces yeux, nous disait-elle, étaient les yeux de Haman. Pour le dessert, nous avions aussi droit aux oreilles de Haman, des pâtisseries en rosaces trempés dans du miel. Avant ce dîner anthropophage, elle nous racontait la beauté d’Esther, le courage de Mordéchaï et la perversité de Haman qui voulaient tuer les Juifs. Les enfants étaient plus émus par ces récits que par les incompréhensibles prières qui jalonnaient le repas, et c’est avec conviction qu’ils tapaient de leurs cuillères sur la table, chaque fois que le nom de Haman était prononcé." (Dayan-Rosenman, 2012 :140). Ce « dîner anthropophage » symbolise la destruction de Haman : manger symboliquement ses yeux et ses oreilles, c’est le détruire, effacer sa mémoire et « abolir le mal » dont il est l’incarnation (Goldenberg, 1984 : 124).
Marqueur de l’identité judéo-marocaine et moyen de transmission de sa culture, de sa religion et de son histoire, le repas festif apparaît aussi comme un facteur d’intégration au sein de la société marocaine, un lieu de partage avec l’Autre, le Marocain musulman. Celui de la Mimouna en est la parfaite illustration. La Mimouna est une fête populaire particulière au Judaïsme marocain ; elle est célébrée traditionnellement au début du printemps, au lendemain du 8ème jour de Pessah et elle consiste à fêter la cuisson de la première pâte cuite avec du levain à l'issue de Pessah. Contrairement aux autres fêtes juives, elle n’a pas d’assises religieuses, elle n’est mentionnée ni dans la Bible, ni dans le Talmud. La Mimouna est l’événement convivial par excellence. C’est une soirée où les Juifs ouvrent leurs portes aux voisins et amis musulmans pour partager avec eux les douceurs de la fête, « goûter la 'Ada traditionnelle, la moufleta, cette crêpe fine garnie de beurre et de miel » (Bensoussan, 2001:44), et se souhaiter mutuellement bonheur et prospérité à travers la formule traditionnelle en arabe dialectal: Terbhou ou ts'dou. La tradition veut que le premier pain levé introduit dans la maison juive après Pessah soit offert par les voisins musulmans. Ces derniers arrivent les bras chargés de produits symbolisant la bonne fortune : « C’est l’invasion pacifique du Mellah par des voisins musulmans, les bras chargés de cadeaux : farine, pain, épis de blé, amande, lait, miel, fèves vertes, poissons », écrit Joseph Toledano dans L’esprit du Mellah (1986 :176). Le point de ralliement, c’est la table, où sont posés les aliments symbolisant la bonne fortune que l’on se souhaite :
"Sur la table dressée, recouverte avec la plus belle nappe, on plaçait deux grands bougeoirs marocains en cuivre décorés et torsadés, un grand plat de farine plantée de gousses de fèves entières, un autre grand plat où reposait un poisson entier entouré de persil, de cerfeuil et de citron, un bol de lait et un autre de petit-lait, et des gâteaux variés, plus délicieux les uns que les autres et rivalisant de douceur. Dans de nombreuses familles, on ajoutait des pièces de monnaies dans le plat de farine. On trouvait également des fruits secs et des boissons allant de la fameuse eau-de-vie marocaine à base de figue – mahyah – jusqu’aux jus de fruits courants, aux vins et aux liqueurs." (A. Abécassis, 2008 : 51)
André Azoulay nous décrit, dans sa nouvelle « Pour d’autres lendemains ?», l’ambiance et l’esprit de cette fête de partage et d’hospitalité entre les deux communautés : "A Essaouira-Mogador, comme dans tout le royaume, la Mimouna, c’est le nom de cette fête populaire, prenait une fois par an et depuis des siècles des allures de carnaval avec ses défilés et ses feux de joie, elle voyait toute la ville se réunir pour former une longue cohorte judéo-musulmane, la main dans la main, pour chanter les mêmes chansons et célébrer avec la même ferveur la liberté et le bonheur d’être ensemble. Dans les rues d’Essaouira et sur la place du marché transformés pour l’occasion en une immense scène de fraternité joyeuse, c’était pendant des heures et dès le crépuscule une vague incessante de danseurs, de musiciens, de famille endimanchés, s’embrassant, se congratulant et échangeant en arabe dialectal la formule traditionnelle de vœux et de solidarité, Terbah … (Que tu gagnes et que l’année te soit prospère…) Avant ce happening particulièrement émouvant, les familles musulmanes se rendaient dans les maisons juives de la ville dont les portes étaient, dès que le coucher du soleil, grandes ouvertes aux voisins et amis musulmans qui arrivaient les bras chargés de plateaux garnis de lait, de miel, de beurre, d’épis de blé et de fleurs pour célébrer ce moment de grâce qui fêtait la sortie des Juifs d’Egypte et la fin de leur esclavage." (2012 : 29)
Parce que la Mimouna est la seule fête qui unit les deux communautés, l’historien Haïm Zafrani y a vu un rituel de médiation et de conciliation entre Juifs et Musulmans au Maroc, un facteur d’intégration et de socialisation :
"[…] la Mimuna est un facteur intégrateur et socialisant au sein de la communauté juive elle-même d’une part ; dans le cadre plus vaste de la population, sans distinction d’ethnie ou de confession, d’autre part. En dépit de la volonté de l’orthodoxie de judaïser la fête, la Mimuna reste l’affirmation des liens profonds qui rattachent la minorité juive à la majorité musulmane, le témoignage d’un terrain de convergence où les deux groupes se retrouvent et se rencontrent dans des festivités analogues marquées par des rites similaires, des influences réciproques […] Elle constitue l’un des éléments d’un symbiotisme remarquable et d’une coexistence, somme toute, pacifique, durant près de deux millénaires, sur ce sol hospitalier du Maghreb." (op.cit. : 246-247).
"Par ailleurs, si la nourriture apparaît dans l’évocation des repas festifs comme un vecteur essentiel de la judéité de nos écrivains, l’inscription des noms des mets et des ingrédients culinaires dans la langue maternelle, et ce dans le corps de leurs textes écrits en français, atteste de leur marocanité : ils sont, comme le disait Edmond Amran El Maleh, « indissociablement » Juifs et Marocains (1998 : 39) . Ces insertions sont souvent signalées à l’attention du lecteur par l’italique ou les guillemets, et sont parfois suivies d’une glose explicative à l’intention du lecteur francophone. Les auteurs appartenant à la communauté juive arabophone, descendants des anciens Tovashim, les autochtones, recourent à l’arabe dialectal, leur langue maternelle, comme dans ce passage tiré de Mille ans, un jour d’El Maleh :
"[…] puis soudain la table de fête vire, rompt ses attaches, l’éclat des saveurs et des parfums arrivés des cuisines, soulèvement, rébellion, danse triomphante des corps cuivrés, le sucré, le doux, l’alphabet mystique enveloppé dans la coquille d’un mot innocent, zafrane, kamoun, Karouya, ibzar debana, gouza, gouza sahraouia, kharkoum, felfla soudania, skingbir, madnous, kasbour, les fourchettes désarmées, les couteaux aussi, les doigts entrent dans la viande onctueuse, l’enchantement opéré, la raideur fond dans la tiédeur des délices, le cerveau, pacifié, apaisé, glisse sur des rêves lisses." (1986 : 103-104)
Les auteurs originaires de nord du Maroc et qui sont les descendants des Megashorim, les expulsés d’Espagne, recourent plutôt au judéo-espagnol. Ainsi parmi les mets évoqués par Alegria Bendelac, originaire de Tanger, nous trouvons : « les délicieuses Torrejas (gâteaux feuilletés roulés au miel) » (79) ; « un gâteau à pâte de Savoie, de style espagnol, le bienmesabe »» (82) ; « la haute pyramide de pâtisseries délicates, connues dans tout le nord du Maroc sous le nom de fijuelas » (83) ; « l’alboronia, sorte de ragoût de poulet sucré avec de l’oignon et des rondelles d’aubergines frites » (86) ; « des letuarios de diverses sortes (morceaux de fruits ou légumes confits » (86) ; « les merengazos (grandes meringues) et les tetas de vaca (pis de vache) … « des lenguas (langues) fourrés de pâte d’amande fine et d’odorante angélique … le tocino de cielo, une sorte de flan (155) ; « les montagnes de jerrayas » (158).
Parfois les deux dialectes se mêlent dans la même description, comme dans ce passage de Aïlen ou la Nuit du récit d’El Maleh :
"Dans le grand salon, le maître de maison assis dans un profond canapé reçoit ses invités, ses amis, charme discret, accueil de dignité, d’hospitalité chaleureuse. Au milieu de la pièce un immense buffet comme autrefois, croulant de pâtisseries, alphabet sucré qui dit et redit la fierté d’un art savant : titas de vaca, bouissat, faduelos, haloua del aajinn, delouze, les fruits confits, el maajoun d’oranges, de cédrats et au milieu, comme un trône en gloire, "le pie" pièce montée en meringues parsemée de dragées argentées, symbole impérissable de toutes les festivités, chant d’amour pour les mains amoureuses expertes des mères, des sœurs et des filles […] Nostalgie !" (El Maleh, 1983 : 101)
Ces évocations culinaires en arabe dialectal ou en judéo-espagnol, qui s’inscrivent « comme un tatouage sur la syntaxe du français » ( Goytisolo,Le Monde diplomatique, août 2000) par-delà l’effet d’exotisme qu’elles produisent, participent à une stratégie d’exhibition d’une affiliation linguistique et culturelle, celle d’être Juifs hispanophones pour les uns ou Juifs arabophones pour les autres, mais appartenant tous à la même terre : le Maroc. Elles témoignent donc d’une « appartenance double » (Scharfman, 2003 : 61), juive et marocaine, et fonctionnent comme un rempart contre l’invisibilité, l’assimilation et l’oubli.
Ainsi, en faisant la part belle aux souvenirs culinaires dans leurs productions littéraires, et en décrivant par le menu détail les repas des fêtes, où se lit la richesse d’une identité culturelle, religieuse et sociale, nos écrivains se font ethnologues et gardiens de la mémoire et de la culture judéo-marocaines. N’est-ce pas là une manière de répondre à l’impératif maintes fois répété de la bible hébraïque : « Souviens-toi » (Zakhor) ?
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