Revenir : Dialogue sur les figures du Retour dans la tradition juive - par Manon Grimaud
À 26 ans, Myriam Ackermann-Sommer est la première femme rabbin issue du courant moderne orthodoxe de la religion juive en France. Le livre co-écrit avec le philosophe des religions Michaël de Saint-Chéron éclaire son parcours et son combat pour inclure les femmes dans les rites et dans l’étude.
Myriam Ackermann-Sommer est, à vingt-six ans, la première femme rabbin issue du courant moderne orthodoxe de la religion juive. Alors que l’orthodoxie juive considère traditionnellement comme non conforme à la Loi le rabbinat féminin, Myriam Ackermann-Sommer a créé, avec son époux Emile Ackermann, la première communauté juive orthodoxe moderne en France, inspirée de l’école rabbinique new-yorkaise Yeshivat Maharat, pionnière dans cette féminisation de la religion. C’est, en partie, pour Myriam Ackermann-Sommer, cette considération différente de la femme qui ouvre la pratique orthodoxe à la « modernité » : si les commandements, le shabbat ou le casherout sont par exemple drastiquement respectés, la femme doit être pleinement inclue dans les rites et dans l’étude, et, en ce sens, encouragée à poursuivre des études supérieures. La rabbin est en effet diplômée de l’Ecole Normale Supérieure, et poursuit en ce moment une thèse sur le deuil dans la littérature juive américaine ; le nouveau courant qu’elle défend et représente elle-même par son impressionnant parcours académique associe le statut inédit de la femme pratiquante à cette place prépondérante accordée à l’étude. La femme pratiquante se veut dès lors une femme étudiante, au même titre que les hommes historiquement lecteurs de la Torah et du Talmud. Cette mise à égalité intellectuelle de la femme et de l’homme est au cœur de la démarche de Myriam Sommer-Ackermann, qu’il faut réinscrire dans son itinéraire personnel pour comprendre l’objet du livre Revenir. Dialogue sur les figures du Retour dans la tradition juive, co-écrit avec le philosophe des religions Michaël de Saint-Chéron.
Plus jeune, Myriam Ackermann-Sommer s’appelle alors encore Marie. Sa mère est une juive tunisienne convertie au christianisme. A la mort de son père, elle a quinze ans, et la question de ses origines juives s’impose à elle. Elle se rapproche de son grand-oncle rabbin, auprès duquel elle découvre l’étude des textes hébraïques. Deux ans plus tard, elle demande à être appelée « Myriam », puis, au début de sa vingtaine, elle rencontre son futur époux qui l’introduit à la tradition orthodoxe de sa famille strasbourgeoise. La « Révélation » est pour elle à la fois intellectuelle, et de l’ordre de la rencontre – une ouverture de l’esprit qui est substantiellement une ouverture à l’Autre. La Révélation n’est plus un acte isolé, elle est continue, et transforme la pratique religieuse en une conversion renouvelée, une conversion comme dialogue entre les textes, des textes au pratiquant, des pratiquants entre eux. Myriam Ackermann-Sommer a retrouvé sa filiation juive dans cette reprise de la conversion à la parole – l’étude – et sa transmission par la pratique religieuse. Pour elle, « revenir », c’est avant tout parler. Avec son mari, les fidèles, d’autres penseurs. Cette riche réflexion à deux n’a pour d’autre ambition que ce dialogue ouvert au sein de la communauté juive mais aussi aux non convertis : revenir à l’essence du judaïsme, qui est un retour à l’être même de la parole.
Le livre prend la forme d’une ‘havrouta, c’est-à-dire un échange oral qui, au fur et à mesure de son développement, s’affine en débat plus précis autour des textes. Il s’agit d’un genre littéraire à part entière dans la Loi juive, reconnaissable par ce jeu de questions-réponses (sheelot outeshouvot), et fait que la conversion dont il est le cheminement, est, par conséquent, incessamment recommencée à chaque lecture et rencontre. L’Infini se loge dans cette parole originelle à reprendre, sa part divine dans cette confrontation, cette assignation à l’altérité. Altérité « avant tout humaine », insiste Myriam Ackermann-Sommer, de telle sorte que la Loi, poursuit-elle, est avant tout « amour », « cette ouverture à ce qui nous dépasse radicalement, ce regard tourné vers la transcendance, qui dans notre tradition se donne à penser à travers une loi ». C’est pourquoi le judaïsme nous parle, d’une manière ou d’une autre, en-dehors du cadre religieux qui est le sien. Les deux auteurs souhaitent nous faire revenir à cette source finalement commune, universelle de la parole qui est le témoignage le plus fidèle de cet amour de l’Autre. Cet Autre-là, en lequel possiblement trouver le divin, ce « Dieu vivant » dit Emmanuel Levinas, selon notre croyance ou non. De ce point de vue, le judaïsme est certes une religion, mais devient, par ce rôle de la parole de et vers l’Autre, une valeur. Ce qui rend cette étude passionnante, et nécessaire aujourd’hui, est cette proposition intellectuelle, notamment en écho à celle d’Emmanuel Levinas, d’un judaïsme en une modalité de l’être.
Plus qu’une introduction à l’acte de conversion en lui-même, Revenir est en effet la mise en voix d’un judaïsme comme manière d’être. Cette voix du judaïsme, Levinas, dans Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, en retient « le sens éthique comme l’ultime inéligibilité de l’humain et même du cosmique » ; avec elle, la religion est toujours en « dérive » vers la philosophie en tant que disposition particulière à l’égard de la valeur ontologique et divine de l’autre homme – « questionnement humain et spirituel », « sens fondamental de la célébration de l’éthique » insiste semblablement Michaël de Saint-Chéron. Conformément à son étymologie, « se convertir » suppose de faire retour, non pas vers soi, ici, mais vers l’Autre homme en lequel vit Dieu. Évidemment, l’havrouta qui nous est présentée ne peut que faire référence au concept fondamental de Benny Lévy : le « tournement », qui désigne cette « pensée du retour » vers l’Être juif. Une pensée du retour qui est fondamentalement une ouverture, une interpellation : il y a cet Autre qui est à la fois en moi et me fait face, m’appelle à être ; c’est le tournant, pour reprendre l’expression de Levinas, vers « l’autre homme » – qui se donne à moi et que je représente pour un autre – en signe vers le divin. Myriam Ackermann-Sommer parle ainsi d’une « herméneutique » propre au judaïsme, qui est non seulement l’espace de parole entre le Soi et l’Autre, mais aussi – et c’est le propre du « tournement » – un acte de désignation qui vient signifier qui je suis. Le judaïsme est bien une « dérive » de la philosophie, comme l’entend Levinas : il n’est plus question d’un je pense donc je suis, mais d’un l’Autre est donc je suis, proposition en laquelle s’intriquent herméneutique et éthique, où la parole est une manière d’être, et le nom la marque d’une transcendance.
Le nom est de fait le point de départ de toute conversion, comme ce fut le cas pour Myriam Ackermann-Sommer. En changeant de nom, elle a répondu à l’interpellation de l’Autre, qui était, pour elle, son « désir de Loi ». L’appel de l’Autre est une réponse qui précède la question de qui l’on est – je suis celle ou celui que l’Autre nomme. Nous pensons à Franz Rosenzweig avec L’Etoile de la Rédemption : « Avec l’appel du nom propre, la parole de la Révélation entre dans le véritable dialogue ».
Pour pouvoir parler, il faut répondre à un nom, et la Loi est cette réponse que la suite du livre décline : Myriam Ackermann-Sommer et Michaël de Saint-Chéron, chacun à leur tour, choisissent plusieurs noms, qui selon eux, ont de manière remarquable et mémorable reçu cet appel à être du judaïsme. D’Abraham à Moïse, de Ruth la Moabite à Regina Jonas, première femme rabbin, la conversion se confirme en une « pensée du nom propre, des noms du divin ; car, à travers ces noms divins, ce sont des situations humaines qui sont appréhendées dans leur singularité irréductible ». Ce qui est intéressant, dans cet extrait de la Philosophie de la Révélation de Schelling, et particulièrement applicable à la ligne directrice de Revenir, est ce nouveau rapport entre le singulier « du nom propre » et le pluriel « des noms du divin », qui, en quelque sorte, divinise, dans un même temps, le nom humain et humanise le divin en une pluralité de femmes et d’hommes capables d’en entendre et d’en reprendre la parole première. Nous retrouvons là l’idée d’un « Dieu vivant », dont le passage au nom propre signe la « singularité irréductible » de l’Autre que nous sommes tous. La nature de ce passage correspond à l’herméneutique pointée par Myriam Ackermann-Sommer, à cette réponse à la parole une, divine donnée par un nombre infini de paroles humaines. Comme nous le montre l’havrouta, la parole est cette mise en présence de Dieu dans l’homme, et son autre nom est l’Infini.
L’Infini se dit, se vit, se partage (vidouy). Il est un « aveu », par lequel dire c’est faire. La conversion suppose de dire « je veux revenir » (kiyoum). La pensée, puis la prononciation du verbe revenir, adjointe à la volonté, accomplit à elle seule un (re)tournement. La parole est incarnation de l’idée dans la voix, elle « recrée une réalité différente dans laquelle il me sera donné d’agir différemment (…) », « (elle) me recrée ». D’où l’intrication, par cette parole-là, du retour et du nom : « en se retournant sur ce que nous fûmes, pouvoir nommer ce qui nous a conduit ici. C’est là précisément mon objectif. Parler : à Dieu, ou à quelqu’un ». La destinée du retour est son absence de destin : il ne se finit jamais. Il est l’éternelle apparition del’Autre dans le Même, l’Infini de textes qui se transmettent, de visages qui se rencontrent et s’interpellent. Le retour témoigne du « Dieu vivant », la conversion est la preuve d’amour recommencée, en paroles, pour la présence de l’Autre et la transcendance du nom.
Myriam Ackermann-Sommer envisage « l’âme du judaïsme » en acte d’« aimer l’amour », ce à quoi nous introduisent l’étude, le dialogue, les rencontres, révélateurs de l’être commun de toutes ces paroles en lequel définir ce qu’est la Loi. Levinas ne soutient pas autre chose lorsqu’il qualifie celle-ci de « harcèlement même de l’amour ». Le judaïsme est une religion de la Révélation, peut-être celle, avant tout, de ce sens fondamental de l’éthique compris en chaque homme. Une humanité du comprendre, qui est un être-avec et un dire-avec ce que l’on nomme « l’être juif », au-delà de la distinction entre identité religieuse et judéité. Telle pourrait être la conclusion de Revenir, en cela proche de la « pensée nouvelle » de Franz Rosenzweig, que Benny Lévy, dans son Être juif, résume en ces mots : « La nouvelle universalité révélée par Israël commence par l’assignation : l’humain n’est pas une signification allégorique du Juif. De même que le Juif est rivé à l’être-juif – Tora d’Israël – l’homme est rivé à l’humain – Tora des nations : impossibilité de se dérober à Dieu, créature (…) l’être-humain est révélé par l’être-juif, la Tora des hommes s’entend à partir du Sinaï ».
Myriam Ackermann-Sommer, Michaël de Saint-Chéron, Revenir. Dialogue sur les figures du Retour dans la tradition juive, Actes Sud.
La Regle du Jeu
Commentaires
Publier un nouveau commentaire