Richard Prasquier - L'Hébreu moderne
Nous sommes en 1872, dans une Yeshiva de Biélorussie. Éliézer Perlman, 14 ans, étudie le Talmud avec le Rabbin. Soudain, celui-ci prend un livre sous son siège : « Tu sais, il n’y a pas que dans la Bible qu’on écrit en hébreu ». Et Éliézer, fasciné, se met à lire une traduction des aventures de Robinson Crusoé. On frappe à la porte, le Rabbin cache le livre et on reprend la page de Guemara. Malheur alors à ceux qui se laissaient contaminer par le poison de la Haskala, les Lumières juives. Quand les mauvaises lectures de Éliézer seront découvertes, il sera chassé de la Yeshiva. Grâce à la famille Jonas qui l’accueille dans la ville aujourd’hui appelée Daugavpils en Lettonie, et dont plus tard il épousera la fille ainée, puis la fille cadette, il parvient à étudier au lycée. Il part à Paris.
Contrairement à d’autres, il n’est pas devenu socialiste ; son idée fixe, dont il ne se départira jamais, c’est de transformer l’hébreu biblique en une langue vivante. Les Juifs ne sont pas seulement une religion, mais un peuple qui provient d’un territoire national qui s’appelle alors la Palestine et qui possède une langue propre qui n’est pas le yiddish, dialecte germanique provenant du hasard des exils, mais l’hébreu dont il a entendu dans la ville d’Alger où il a soigné sa tuberculose, une prononciation qui lui paraît proche de celle des origines.
La Bulgarie, qui fut un Empire au Moyen Âge, vient d’obtenir son indépendance depuis la guerre russo-turque. Pourquoi les Juifs ne bénéficieraient-ils pas eux aussi de ce principe des nationalités ? Le jeune Perlman envoie un article que publie le journal hébreu moderniste de Vienne, le Shahar, l’Aube.
Nous sommes en 1881, des pogroms viennent d’éclater dans l’Empire russe après l’assassinat du Tsar Alexandre II ; les Juifs y sont sous la menace.
Éliézer Ben Yehuda, puisque c’est désormais le nom qu’il se donne, est logique avec ses idées. Il part pour Jérusalem et décide de ne plus parler que l’hébreu. Jusqu’à sa mort, une quarantaine d’années plus tard, sa détermination restera intacte.
Il y avait déjà en hébreu des livres de fiction, plus encore de poésie, quelques romanciers, comme Abraham Mapou et celui qu’on appelait Mendel Mocher Seforim qui passera au yiddish dans la deuxième partie de son œuvre et de très rares journaux en hébreu. Mais la langue qu’ils utilisaient était pompeuse et rigide, pleine de métaphores devant des réalités que la Bible n’avait évidemment pas envisagées et pour lesquelles le vocabulaire manquait.
Pour constituer une langue hébraïque adaptée à la modernité, mais fidèle à son essence propre, Éliézer Ben Yehouda accumulera des milliers de notes, retrouvera des mots oubliés dans de vieux textes, écumant les bibliothèques européennes, fabriquant des mots nouveaux qui ne soient pas des bâtards linguistiques.
S’il appelle un avion « aviron » ce n’est pas parce que les sonorités se ressemblent, c’est parce que « avir » signifie « air » en hébreu.
À l’Alliance israélite de Jérusalem où il travaille, il enseigne l’hébreu par l’hébreu, Ivrit be Ivrit. Dans l’hebdomadaire en hébreu, qu’il a créé, le Zvi, dont il occupe toutes les fonctions depuis l’écriture des articles jusqu’à l’envoi par La Poste, il insère ses trouvailles linguistiques. Mais sa grande œuvre, c’est le dictionnaire de l’hébreu moderne dont il éditera peu à peu les volumes par un travail de références herculéen.
Il doit d’ailleurs inventer un mot pour dictionnaire. Ce sera « milon » de « mila », le mot, comme il invente « iton » de « èt », le temps, pour dire journal, ou « hayal », soldat, à partir de « hayïl », vaillant. Parfois la greffe ne prend pas. Pour ne pas utiliser le mot aztèque de tomate, il propose le mot arabe de « bandoura », dérivé lointain de l’italien « pomodoro », pomme d’or parce que les premières tomates étaient jaunâtres, mais le public préfèrera le mot plus affriolant de agvanya, le fruit du désir, calque d’un vieux terme allemand.
À Jérusalem où il habite dans la vieille ville, les Juifs orthodoxes ultra-majoritaires voient cet homme souiller la langue sainte dans les usages sordides du quotidien. Ils prennent comme des punitions divines les malheurs qui le frappent, la mort de sa femme puis de cinq de ses onze enfants. Il sera l’objet de deux excommunications et d’un emprisonnement par dénonciations aux autorités turques. Il vivra dans la pauvreté, entièrement fixé sur sa mission, aidé par ses épouses, qui feront de leurs enfants les premiers depuis deux mille ans à avoir l’hébreu comme langue maternelle.
Dans les nouvelles installations agricoles, comme Rishon le Zion, fondées par des jeunes juifs fuyant les pogromes, s’ouvriront les premières écoles en hébreu suivant ses principes.
Mais les bienfaiteurs étrangers qu’il doit solliciter, tels le baron de Rothschild ou Narcisse Leven en France, sont plutôt soucieux de promouvoir la langue de leur pays. Le conflit est violent quand on envisage que le Technion de Haïfa donnera ses cours en allemand.
Quand Ben Yehuda débarque en Palestine, Herzl n’est encore qu’un étudiant en droit qui proclame que l’avenir des Juifs est dans l’assimilation voire dans la conversion au christianisme.
Mais quand il publie en 1896 son État des Juifs, il reçoit le soutien immédiat de Ben Yehouda, même si celui-ci ne participe pas aux Congrès sionistes pour ne pas envenimer l’hostilité des Turcs. Plus tard, il approuvera, comme Herzl, le projet Ouganda, lequel sera rejeté devant le refus des délégués russes menés par Menahem Ussishkin. Ben Yehouda paraît alors coupé de la jeunesse de son pays, son soutien majeur jusque-là.
L’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne bouleverse les perspectives. Ben Yehouda quitte la Palestine et plaide la cause des Alliés auprès des Juifs américains.
Les États-Unis entrent dans la guerre, en novembre 1917 ; la déclaration Balfour précède de quinze jours l’arrivée de l’armée britannique à Jérusalem, et la conférence de San Remo en avril 1920 confirme la notion de Foyer national juif. C’est un Juif, Herbert Samuel, qui devient le Premier Commissaire Britannique en Palestine.
Éliézer Ben Yehouda, meurt quelques semaines après que l’hébreu a été officiellement admis comme l’une des trois langues officielles du Mandat britannique. 30 000 personnes suivent son enterrement.
L’hébreu s’est imposé, cas unique de résurrection dans l’Histoire. Même les vandales qui inscrivent des graffitis sur la tombe de Ben Yehouda sur le Mont des Oliviers le font en hébreu, ce qui confirme qu’il a gagné son combat donquichottesque. Il est curieux de constater que le créateur de l’espéranto, le Dr Zamenhof, était né dans les mêmes territoires était l’exact contemporain de Éliézer Ben Yehouda et son exact opposé : l’un universaliste, l’autre farouchement nationaliste. La famille entière de Zamenhof fut exterminée par les nazis et l’espéranto n’a pas réussi sa noble utopie.
Éliézer Ben Yehouda est mort en décembre 1922, il y a exactement 100 ans…
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