Emmanuel Derville, collaboration spéciale |
(Islamabad, Pakistan) Trois Pakistanais font fureur sur l'internet. Ils ont réalisé un clip musical qui ridiculise ceux que personne n'ose critiquer: les islamistes et les militaires.
C'est le tube du moment au Pakistan. Aalu Anday (Des patates et des oeufs) est l'oeuvre de trois garçons de Lahore. En l'espace de quelques semaines, le clip a été vu plus de 500 000 fois sur YouTube.
À l'écran, Ali, 27 ans, Daniyal, 23 ans, et Hamza, 16 ans, ressemblent à des enfants sages dans leur uniforme d'écolier. Mais en trois minutes, ils brocardent les mollahs, les terroristes islamistes et l'armée. Un comble dans ce pays qui a peur de les critiquer. Depuis, le groupe fait la une des médias. Ali, chanteur, n'en revient pas. Ce jeune homme mince, cheveux noirs et barbe de trois jours, nous reçoit en tongs et t-shirt Guns N' Roses. Producteur dans une chaîne locale, il vit chez ses parents.
Il y a quatre ans, il a fondé Beyghairat Brigade, la brigade des sales gosses. «Je voulais me moquer de ceux que l'on surnomme la Ghairat Brigade, la brigade de l'honneur, indique-t-il. Cette expression désigne les militaires, les islamistes et les analystes politiques qui donnent des leçons de morale. Ils répètent que l'Inde et les États-Unis sont nos ennemis. Qu'il faut se préparer à faire la guerre. Si la situation économique est mauvaise, c'est à cause d'eux. Le budget de la Défense est si élevé que notre pays s'appauvrit.»
La chanson tourne en dérision les théories conspirationnistes selon lesquelles la CIA et le lobby juif sont responsables de tous les maux du pays. Elle s'étonne de la popularité de Mumtaz Qadri, policier qui a assassiné Salman Taseer, gouverneur de la province du Penjab, parce qu'il appelait à une réforme de la loi du blasphème, censée protéger l'honneur de Mahomet.
Fracture
L'impertinence de Beyghairat Brigade illustre le conflit entre libéraux et conservateurs. Chaque camp tente de faire prévaloir ses opinions dans les médias. Alors que les libéraux réclament une société laïque respectueuse des minorités et une relance du processus de paix avec New Delhi, les conservateurs veulent islamiser davantage le droit. Ils rejettent le dialogue avec l'Inde, accusée d'être antimusulmane. Les chaînes diffusent des émissions religieuses dans lesquelles de prétendus experts répètent que l'islam est supérieur aux autres religions.
La fracture entre libéraux et conservateurs est visible jusque dans la Constitution. L'article 36 garantit aux minorités religieuses la protection de l'État, tandis que l'article 41 indique que seul un musulman peut être élu président. Fondé en 1947 après l'indépendance, le Pakistan est une république islamique. Mais la Constitution ne précise pas quelle interprétation de la religion doit prévaloir.
Depuis la mort de Salman Taseer, les libéraux ont peur de s'exprimer. Quand Beyghairat Brigade a diffusé la chanson sur YouTube, les trois musiciens étaient terrifiés. À la fin du clip, le groupe brandit un panneau: «Si vous voulez que je me fasse tuer, faites circuler cette chanson!» Ali confie: «Je fais attention à ce que je dis. J'évite de critiquer les islamistes devant des gens que je ne connais pas.» Libéraux et conservateurs ne se côtoient pas tant leurs avis divergent. Les premiers sont perçus comme des traîtres à la nation. Les seconds comme des gens violents et intolérants.
Pourtant, la brigade des sales gosses n'a pas été menacée. La chanson amuse trop les Pakistanais. «Les gens aiment ce qu'on fait, estime Ali. Je suis convaincu que les Pakistanais n'adhèrent pas au discours des conservateurs.» Signe que les libéraux peuvent l'emporter?
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