Une sacrée journée au Festival de Fès
Matthieu Mégevand
Débats, musiques, rencontres: les événements culturels s’enchaînent sans jamais se ressembler. Compte-rendu des joyaux.
Vers 17h, concert de musique sacrée indienne. Les frères Gundecha déclament du chant dhrupad, traditionnellement réservé aux temples, qui puise ses racines dans les hymnes védiques, et qui représente la plus ancienne tradition musicale classique vivante sur le sous-continent indien. Une simple note qui vibre avec passion s’étend et s’étire jusqu’à l’infini, les deux voix qui passent de l’aigu au grave avec majesté se répondent, s’animent ou se détendent, et l’on est tout entier pris dans cette scansion rituelle presque magique.
Le matin, dans le superbe palais du XIXe siècle orné de zelliges et de stucs ciselés qui abrite le musée Batha, une longue discussion, dans le cadre des débats des sagesses, sur le fléau que représente la corruption et les moyens qui existent pour la combattre. Mais avant le débat, Setsuko Klowosska de Rola, peintre japonaise, épouse du célèbre Balthus et artiste de l’Unesco pour la paix, vient nous parler - puisque c’en est le thème - de sa représentation de la sagesse.
Cérémonie du thé et clientélisme
Sagesse japonaise donc, dont le socle repose sur la préoccupation de l’autre avant soi. Les cérémonies du thé, celles des fleurs, toutes les traditions visent à faire diminuer l’ego, le rendre humble et reconnaître dans ceux qui nous entourent, qu’ils soient hommes, plantes ou cailloux, l’inaltérable altérité. Un petit joyeux culturel de plus sur le trésor de la journée.
Le débat sur la corruption ne commence qu’ensuite. Les intervenants, toujours accompagnés du directeur du festival Faouzi Skali, décortiquent très rigoureusement les raisons qui motivent la corruption à exister puis perdurer. Dans le cas du Maghreb, le clientélisme, la colonisation qui l’a favorisé ainsi que l’antique tradition du Makhzen (1) ont imposé une corruption dévastatrice.
L’appel à Dieu, à l’être aimé
La conséquence en est une perception de l’Etat comme un corps étranger, de la citoyenneté comme étant vide de sens et un fatalisme qui empêche de faire prendre conscience à la population de ses devoirs et de ses droits. Les printemps arabes, dont il a été question le jour précédent, sont peut-être en train de changer les choses. Détail loin d’être anodin, les intervenants comme le public se montrent très critiques en ce qui concerne la corruption au Maroc.
Le soir, un concert unit une chanteuse juive séfarade et un Palestinien de Gaza pour une musique poétique composée d'oud et de percussions. Entre improvisations, airs traditionnels ou textes liturgiques, on entend l’appel à Dieu, à l’être aimé, un appel à tout ce qui est beau et triste, chanté en langue arabe, en hébreu ou en espagnol.
Une onde indicible
Avec ces voix très pures, ces cordes très dignes, le petit miracle d’une réconciliation artistique entre les deux cultures se révèle possible. Il y a pourtant quelque chose d’encore plus beau. Cela se passe à la fin du débat des sagesses, tandis que le public se disperse tranquillement. Deux femmes montent sur scène pour accompagner leur départ. Deux voix seules, sans rien d’autre qu’elles-mêmes et pour trois minutes à peine. Un chant sublime, de tradition occitane, se matérialise alors dans la salle. Tout se fige. Les intervenants, le public, plus rien ne bouge, comme pris par une onde indicible à laquelle personne ne peut résister.
Les deux voix émergent, grandissent puis se nourrissent l’une de l’autre avant de fusionner dans un éclat majestueux et sublime. Puis le silence se fait, un silence que l’on dirait gêné de devoir succéder à une telle manifestation de beauté. Ce n’était même pas dans le programme. C'est le quotidien du festival de Fès, dont on n’a pas assez de mots pour décrire à sa juste mesure toute la richesse.
(1) "Intraduisible en français, le mot désigne les réseaux traditionnels liés au palais qui irriguent le royaume et concurrencent les circuits étatiques modernes", selon le journaliste Jean-Pierre Tuqoi.
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