Les Juifs du Maghreb à la veille de la Seconde Guerre mondiale
Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs d'Afrique du Nord ne constituaient pas une communauté homogène. Cette population d'environ 500 000 personnes était répartie entre les pays du Maghreb actuel (Maroc, Algérie, Tunisie et Libye), et variait selon la classe sociale, le contexte sous-ethnique, la région, et la fracture créée par la vie rurale ou urbaine.
Pendant des siècles avant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs indigènes vécurent dans des quartiers ethniques distincts, quoique poreux, ou dans des espaces communs aux côtés des musulmans, tant dans des zones urbaines que rurales de l'Afrique du Nord. Au Maroc et dans certaines parties de l'ouest de l'Algérie, celles-ci prirent le nom de « mellah », ou « hara » dans le reste de l'Algérie, en Tunisie, et dans la Tripolitaine, au nord-ouest de la Libye. Dans les communautés à prédominance berbère et arabe des régions montagneuses de l'Afrique du Nord, les Juifs et les musulmans avaient tendance à vivre côte à côte.
De petits groupes de Juifs italiens, français et d'autres pays d'Europe s'installèrent également au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Libye. Nombres d'indigènes obtinrent une nationalité étrangère, soit par une naturalisation de masse par une puissance coloniale (comme en Algérie), soit en cherchant protection auprès d'un État étranger. Des migrations d'une région à l'autre ne firent que modifier d'autant plus le contexte culturel et juridique.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le paysage nord-africain se diversifia avec l'arrivée de nombreux réfugiés juifs d'Europe.
Les Juifs d'Afrique du Nord, comme les musulmans, parlaient depuis longtemps plusieurs langues, notamment le berbère et l'arabe. Dans la majeure partie du Maghreb, c'est le plus souvent ce dernier qui dominait au sein des populations juives. Quand des dialectes issus du berbère primaient, il n'était pas rare que les familles juives soient bilingues, même si on parlait plutôt l'arabe dans les foyers. Il existe cependant également des preuves de communautés berbérophones monolingues.
Dans le nord du Maroc, une forme unique de judéo-espagnol connue sous le nom d'haketia coexistait avec la langue arabe, mais fut progressivement remplacée par un espagnol plus standard au tournant du 20e siècle. Puis d'autres langues européennes, notamment le français, vinrent prendre le dessus, plus attirantes pour les familles juives, pour qui la langue reflétait une bonne éducation et marquait l'ascension sociale. Par ailleurs, l'arrivée et la popularisation de l'imprimerie entraînèrent le développement des lettres hébraïques modernes au sein des communautés juives d'Afrique du Nord.
Alors même que s'amorçait chez les Juifs d'Afrique du Nord un processus d'acculturation aux milieux culturels européens, un large pourcentage d'entre eux gardèrent l'arabe et le berbère comme langue du quotidien. Le judéo-arabe, parfois le judéo-berbère, étaient également utilisés dans les écrits religieux et commerciaux. Au Maroc et dans une bonne partie de la Tunisie et la Libye par exemple, l'arabe demeurait la langue majoritaire.
Les Juifs d'Algérie assistèrent à des transformations culturelles et linguistiques plus dramatiques, nombre d'entre eux adoptant la langue du pays colonisateur, la France (1830-1962), avec cependant, à nouveau, d'importantes variations d'une région à l'autre. À l'est, les Juifs de Constantine parlaient plus l'arabe que ceux d'Alger ou d'Oran —une tendance qui fluctuait selon la classe sociale. Comme dans beaucoup d'autres lieux, c'est aussi à Constantine que les Juifs, aux côtés des musulmans, représentaient la musique de langue arabe qu'ils chantaient et innovaient, depuis les traditions arabo-andalouses classiques venues de l'Espagne islamique jusqu'à des formes plus modernes.
Tandis que les Juifs préservaient la langue et la culture arabes, d'autres changements les éloignèrent des normes culturelles traditionnelles. En effet, les déplacements vers les quartiers européens des villes et la consommation d'une mode de prêt-à-porter firent d'eux (et de leurs voisins musulmans) les participants d'une évolution culturelle profonde qui redessina le Maghreb du 20e siècle.
Dans les décennies avant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs d'Afrique du Nord vivaient sous des régimes juridiques particuliers. Ces différences, ancrées dans l'histoire coloniale, persistèrent sous les régimes fascistes de Vichy, des Nazis et des Italiens qui occupèrent la région au long de la guerre.
Si l'Algérie faisait partie de la France depuis 1848, l'État n'avait accordé la citoyenneté qu'à peu d'Algériens berbères ou d'Arabes musulmans. Plutôt que des citoyens, ces ressortissants français avaient le statut de « sujets indigènes ». Quant aux Juifs algériens, ils relevèrent d'une autre catégorie juridique pendant toute l'ère coloniale, celle que leur accordait le Décret Crémieux de 1870 : excepté la petite population des districts militaires du Sahara, ils étaient citoyens. Au Maroc et en Tunisie, protectorats français, les Juifs étaient considérés comme des sujets du sultan et du bey, respectivement, sauf pour une minorité devenue française ou italienne. Cette dernière demeurait néanmoins sujette de l'autorité beylicale ou du Makhzen (gouvernement central).
Ces divers statuts juridiques appliqués aux Juifs furent reconfigurés sous les régimes de la Seconde Guerre mondiale. En octobre 1940 par exemple, Vichy abrogea le décret Crémieux, faisant à nouveau des Juifs d'Algérie des indigènes. Avec la mise en place de lois raciales antijuives, ceux-ci obtinrent un statut inférieur à celui des musulmans pour la première fois en 70 ans.
Enfin, un faible, mais puissant, pourcentage d'hommes, de femmes et d'enfants juifs possédait des passeports d'autres nations européennes, parfois parce qu'ils travaillaient dans leurs consulats. Ce statut juridique leur ouvrait certains débouchés sous la colonisation. Cependant, sous l'autorité de Vichy, des Nazis et de l'Italie fasciste, cela pouvait entraîner une responsabilité juridique menant à la déportation vers les centres de mise à mort de l'Europe de l'Est occupée.
L'Algérie française du 19e siècle fut un terreau particulièrement fertile à l'antisémitisme, un mouvement qui essaima vers d'autres régions d'Afrique du Nord. Le décret Crémieux de 1870 entraîna dans son sillage une littérature antisémite de langue française abondante et une vague européenne de violence contre les Juifs algériens. Au tournant du 20e siècle, Max Régis (Massimiliano Régis Milano) et Édouard Drumont furent élus à des postes locaux et nationaux après des campagnes ouvertement antisémites. C'est d'ailleurs souvent L'Algérie qui alimentait ces courants dans la France métropolitaine, plutôt que l'inverse.
De manière générale, les épisodes de violences antijuives perpétrées par des musulmans étaient relativement rares dans l'Afrique du Nord du début du 20e siècle. Ils provenaient la plupart du temps de colons européens catholiques, ceux-ci agissant parfois comme des intermédiaires avec les communautés musulmanes locales, comme lors des émeutes de Constantine en 1934.
Au cours des années 1920 et 1930, les associations politiques antisémites émergèrent à nouveau pour protester contre ce qu'elles percevaient comme l'exploitation de l'Algérie par les Juifs algériens. Des journaux comme celui des Croix de feu, le Front paysan et Unions latines engagèrent des campagnes de calomnie contre les Juifs, qu'ils accusaient de semer le trouble dans la région. Ces sentiments déclenchèrent des violences entre chrétiens et Juifs (entre musulmans et Juifs également) dans tout le pays. Rien que dans la ville de Constantine, on dénombre 59 épisodes entre 1929 et 1934.
Entre autres réactions, les Juifs formèrent un Comité d'union sémite universelle, organisation basée à Alger et dans d'autres villes du pays qui visait à contrer la propagande antisémite et plaider pour une administration partagée musulmane et juive de la Palestine. En écho aux objectifs du comité, Mohamed al-Kholti, un leader nationaliste marocain modéré, écrivit un article en 1933 appelant à une entente entre musulmans et Juifs.
En réponse à cette dynamique et d'autres changements qui venaient transformer l'Afrique du Nord et le monde, les Juifs de la région furent attirés par des mouvements politiques concurrents tout au long des décennies précédant la Seconde Guerre mondiale. La jeunesse juive, tout comme les hommes et les femmes, s'identifiait avec la mission civilisatrice française, tout autant qu'avec un nationalisme anticolonial, le sionisme et le communisme. Dans certains cas, ils adhéraient à des mouvements dont les idéologies paraissaient contradictoires.
Dans le domaine religieux également, les Juifs d'Afrique du Nord présentaient un large éventail de pratiques et d'identités, même si la plupart des familles continuaient à respecter les textes et les rituels au quotidien. En revanche, l'Algérie assistait à une certaine poussée de sécularisme, les Juifs s'assimilant à la culture française et épousant parfois des chrétiens.
Les connaissances religieuses se concentraient sur certaines familles d'Afrique du Nord (comme ailleurs dans le monde juif) et se transmettaient de génération en génération. Si la kabbale faisait partie des travaux rabbiniques et de la pensée religieuse des érudits, elle s'inscrivait aussi dans la pratique populaire.
D'autre part, de nombreux Juifs d'Afrique du Nord pratiquaient des rituels uniques à la région, qu'ils partageaient parfois avec leurs voisins musulmans. Par exemple, ils entreprenaient — et continuent à le faire aujourd'hui — un pèlerinage (ziyara) sur les tombes d'hommes saints (tsadikim ou kedoshim) pour commémorer l'anniversaire de leur mort. Connue sous le nom de hiloula, cette célébration dérive de la croyance kabbalistique que l'âme des saints s'unit à celle de dieu à leur décès.
Dans l'ensemble, les Juifs d'Afrique du Nord représentaient une communauté particulièrement hétérogène à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Aussi diversifiée, pourrait-on dire, que les Juifs d'Europe.