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Emmanuel Levinas
1905-1995
Professeur Roland GOETSCHEL

 

 
 
 

Comment rendre hommage et trouver le ton juste pour évoquer la figure de celui qui fut un maître et un ami, et qui faisait preuve de tant de pudeur dans ses relations avec les autres ?

Emmanuel Levinas est né à Kaunas en Lituanie. Dès son enfance il est imprégné de la Bible hébraïque, mais aussi de Shakespeare, des grands auteurs de la littérature russe : Tolstoï, Pouchkine, Dostoïevski. Il vit la révolution russe de 1917, à onze ans en Ukraine.

En 1923, il par en France pour étudier la philosophie à Strasbourg. Il y rencontre Marcel Blanchot qui restera son ami. Ses maîtres à Strasbourg : Charles Blondel, Halbwachs, Pradines, Carteron et plus tard Guéroult.

Il séjourne en 1928-829 à Fribourg-en-Brisgau et y fait auprès de Husserl et de Heidegger l'apprentissage de la phénoménologie auquel il avait été initié par Jean Hering. Il assiste à la célèbre rencontre de Davos entre Heidegger et Cassirer sur Kant.

Il publie en 1930 La théorie de l'Intuition dans la philosophie de Husserl puis part à Paris où il suit les cours de Léon Brunschvig, ainsi que parfois ceux de Kojève sur Hegel. Le samedi soir, il assiste aux rencontres philosophiques organisées par Gabriel Marcel.

En 1939, Levinas, naturalisé français depuis 1930, est mobilisé .Il est fait prisonnier en 1940 et passe la guerre dans un oflag (camp d'officiers). Presque toute sa famille restée en Lituanie est massacrée par les nazis.

En 1947, il publie De l'existence à l'existant et prononce régulièrement des conférences au Collège Philosophique de Jean Wahl. C'est à cette époque qu'il se met à Étudier le Talmud sous la direction de M. Chouchani. Il est nommé directeur de l'Ecole normale de l'Alliance Israélite Universelle.

En 1957, il commence sa participation régulière au Colloque des Intellectuels Juifs de Langue française.

En 1961, il publie sa thèse Totalité et Infini,et se trouve nommé à l'Université de Poitiers. A partir de 1967, il exerce à l'Université de Nanterre. En 1973 il accède à la Sorbonne où il enseignera jusqu'en 1976, année de sa retraite.

 

Ecoutons Levinas nous parler :

"L'expérience fondamentale que l'expérience objective elle-même suppose - est l'expérience d'Autrui. Expérience par excellence. Comme l'idée de l'Infini déborde la pensée cartésienne, Autrui est hors proportion avec le pouvoir et la liberté du Moi. La disproportion entre Autrui et le Moi est précisément la conscience morale... La résistance absolue de l'Autre à moi, en fait l' "unique" objet de l'expérience au sens rigoureux de ce terme. Autrui comme autrui se révèle dans le "tu ne commettras pas de meurtre", inscrit sur son visage. Le visage est cette réalité par excellence où un être ne se révèle pas par ses qualités, mais où, dur et insurmontable, il assiste lui-même à sa manifestation…"

 

Emmanuel Levinas et le judaïsme

 

Illustration du Calendrier Joseph Bloch, commémorant le centième anniversaire de la naissance d'E. Levinas.
En haut : à l'ENO en mars 1947. De g. à dr. : Robert Gamzon, Jules Braunschvig, E. Levinas - photo aimablement fournie par Maître Roger Cohen.
En médaillon : lors de l'inauguration de la nouvelle bibliothèque de l'Alliance, 14.9.1989
 

Il y a chez Levinas un souci de séparer ses travaux proprement philosophiques de ce qu'il dénommait ses "écrits confessionnels". L'homme était soucieux de marquer avec netteté la distinction entre une argumentation purement philosophique telle que celle qu'il mit en oeuvre dans Totalité et Infini en s'adressant à ses pairs en matière de philosophie et ses essais sur le judaïsme, où il proposait à ses coreligionnaires sa réinterprétation du judaïsme à partir de sa lecture des textes anciens, du Talmud en particulier.

 

Il faut d'abord donner acte à Levinas de cette volonté de ne pas se laisser aller à tout confondre même s'il est difficile de considérer que les deux domaines dans lesquels il s'est illustré puissent être tenus pour séparés par une cloison étanche. Ce n'est pas pour rien que son oeuvre, à tort ou à raison, illustre pour d'aucuns "le tournant théologique de la phénoménologie". Il est de toute manière évident que le lecteur de Totalité et Infini qui dès la préface de ce maître-livre entend parler "d'eschatologie messianique qui viendra se superposer à l'ontologie de la guerre" et qui quelques lignes plus bas relève "l'extraordinaire phénomène de l'eschatologie prophétique" ne peut qu'avoir le sentiment qu'un souffle venu d'ailleurs, des monts de Judée sans doute, s'apprête à subvertir l'être compris comme totalité. Inversement, sa lecture des textes juifs se trouve traversée de part en part d'une lumière empruntée délibérément à la source grecque, ainsi qu'il l'expose délibérément en ses interventions.

 

Un judaïsme ayant une réalité historique



Qu'entend donc Levinas par judaïsme ? La réponse est nette : il s'agit pour lui du judaïsme ayant une réalité historique, du judaïsme ayant traversé l'histoire, autrement dit du judaïsme rabbinique. Au coeur de ce judaïsme, un seul message, traduit sous mille formes et repris sans désemparer :

 

"Ramener le sens de toute expérience à la relation éthique entre les hommes - faire appel à la responsabilité personnelle de l'homme, dans laquelle il se sent élu et irremplaçable, pour réaliser une société humaine où les hommes se traitent en hommes. Cette réalisation de la société juste est ipso facto élévation de l'homme à la société avec Dieu."

Ce qu'il condense encore dans sa formule lapidaire : "L'éthique est une optique du divin."

Le judaïsme est pour lui effort incessant pour instituer un rapport entre l'homme et la sainteté de Dieu. Mais cette sainteté est entendue par Levinas en rupture complète avec le sacré des autres religions. Il ne concède pas un pouce à la vulgate évolutionniste qui voudrait que la sainteté dont nous parlent la Bible hébraïque et les rabbins à leur suite soit dans le prolongement du sacré ou du numineux dont les historiens des religions font leur ordinaire.

Avec Max Weber, il voit dans le judaïsme un désensorcellement du monde. Il récuse l'enthousiasme, la possession de l'homme par Dieu, fût-ce dans l'extase qui lui paraît attentatoire à la dignité et à la liberté de l'homme. Le monothéisme juif n'intègre pas en lui les dieux qui peuplent tous les panthéons de l'univers, il les nie purement et simplement. A cet égard, le judaïsme est bien athéisme, athée de tous les faux dieux.

Rien pourtant de plus éloigné de Levinas qu'une conception fondamentaliste de l'Ecriture, comme il s'en est expliqué à plusieurs reprises. Quoique n'ignorant rien du trouble où l'exégèse critique a jeté l'esprit religieux, il la considère plutôt comme ce qui nous appelle à dépasser une conception simpliste de l'inspiration et nous permet d'en faire passer le vrai message. La critique biblique n'est périlleuse que pour celui dont la foi se trouve déjà entamée. La vérité des textes bibliques ne ressort-t-elle pas davantage lorsqu'elle se trouve débarrassée de la pseudo-garantie fournie par une théophanie ressortant de la théâtralité ! Le miracle le plus grand est celui de la confluence de ces sources disparates où la tradition retrouve un enseignement concordant. Comme l'écrit Levinas :

"La merveille de la convergence n'est pas moins merveilleuse que la merveille d'une source unique."

 

Phénoménologie du Talmud



Le lieu où ce message du Livre parvient à la signifiance est le Talmud. Le Talmud n'est pas le simple prolongement de la Bible, il est, pour Levinas la reprise des significations de l'Ecriture dans un esprit rationnel. Sa lecture du Talmud se veut résolument différente des autres lectures généralement pratiquées de cet ouvrage. Elle n'est pas l'étude traditionnelle pratiquée dans les yeshivoth, expression de la piété juive aiguillonnée par le souci d'établir dans le moindre détail, la règle qui traduit dans le réel l'acquiescement de ma volonté à la volonté divine. Elle n'est pas non plus l'approche des historiens et des philologues, spécialistes patentés des études juives qui renouvellent à propos du Talmud un travail de déconstruction du texte déjà pratiqué sur la Bible. Labeur qui risque de réduire à l'insignifiance ce qui est parole vivante et l'est demeurée malgré sa mise par écrit en pesants traités.



Paradoxalement, c'est peut-être contre ce risque que peut nous prémunir la philosophie. Philosophie et philologie sont deux filles de l'esprit occidental, dont la première doit se charger de limiter les débordements de l'autre ! Pour le dire dans un autre langage, il nous faut parler grec, en entendant par grec le langage de l'Occident, celui de l'universel, comprenons, à la fois le langage de la raison et celui de tous les hommes d'aujourd'hui, afin que le message de l'humanité de l'humain articulé par la Bible puisse traverser, transir le discours de l'universel prononcé par l'Europe.

Il existe en effet une affinité profonde entre le Talmud et la philosophie. On rencontre un profond respect pour les sages de la Grèce auprès des sages du Talmud. Si le Talmud n'est pas philosophie, il déborde de ces expériences dont se nourrissent les philosophes. En s'immergeant dans l'océan du Talmud, Levinas tente, comme il l'a écrit de :

"remonter aux structures ou modalités d'un spirituel qui s'y prête, qui y consent et même y tend. Structures et modalités dissimulées sous la conscience représentative et conceptuelle, déjà intéressée par le monde et ainsi absorbée par l'être ; dissimulées, mais se laissant discerner par une phénoménologie attentive aux horizons du conscient et, en ce sens, malgré le recours aux documents, aux formulations bibliques et talmudiques - phénoménologie antérieure à la théologie qui prendrait ces emprunts pour prémisses."

Ce qui fonde cette phénoménologie du Talmud, c'est l'intime conviction qu'au delà de leur signification religieuse, ces textes ne sont pas seulement transposables en un langage philosophique, mais qu'ils se réfèrent à des problèmes philosophiques. La voie royale pour accéder à cette pensée du Talmud consiste à partir des problèmes concrets et des situations concrètes de notre existence pour retrouver ce que laissent à entendre les sages qui n'arrêtent pas de débattre tout le long des milliers de folios du Talmud.

La foi juive va d'abord à l'intelligence des sages, emounath 'hakhamim. Croire que les sages étaient vraiment des sages dans ce qu'ils nous rapportent de la Bible. Cette sagesse des sages est susceptible d'anticiper le sens de toute expérience. Pour reprendre les mots de Levinas :

"Nous partons de l'idée que la pensée géniale est une pensée où tout a été pensé, même la société industrielle ou la technocratie moderne."

Ce qui signifie aussi remettre l'histoire à sa place. Contre l'historicisme, fut-il aussi génial que celui d' Hegel pour lequel toute vérité est fille du temps, Et cela même si l'histoire et le devenir ont un sens positif, une fécondité indéniable et qu'elle puisse être perçue comme l'élément dans lequel baigne la vie de l'esprit. Ce qui ne veut pas dire que le tribunal de l'histoire soit le tribunal du monde. En dépit de tout ce que la philosophie occidentale a pu prétendre, il n'existe pas une logique de l'histoire qui aboutirait à travers les violences de tout ordre à la constitution de l'État universel où toute les contradictions se trouveraient dépassées dans la clarté d'une vérité qui les engloberaient toutes.

Les juifs sont justement ces hommes qui tout le long de l'histoire ont refusé de se soumettre au jugement de l'histoire. C'est pourquoi il propose cette définition du juif : "un être libre qui juge l' histoire au lieu de se laisser juger par elle."

 

Le messianisme et l'Etat d'Israël



Aussi se doute-t-on que Levinas ne se contente pas d'une conception vulgaire du messianisme qui identifierait messianisme et fin de l'histoire :

"On n'a encore rien dit du Messie si on se le représente comme une personne qui vient mettre miraculeusement fin aux violences qui régissent ce monde, à l'injustice et aux contradictions qui déchirent l'humanité mais qui ont leur source dans la nature de l'humanité et dans l'humanité tout court."

Les dialogues entre les sages mettent en évidence que le salut n'occupe pas le bout de l'histoire, mais qu'il reste à tout moment possible.

De même la figure du juste souffrant ne renvoie-t-elle pas à une personne qui en dehors de l'humanité prendrait sur elle les péchés des humains, plutôt désigne-t-elle ce Moi qui s'est désigné soi-même pour porter toute la responsabilité du monde. Aussi chacun doit-il agir comme s'il était le messie afin de faire advenir une universalité qui ne soit pas celle envisagée par les politiques. Ceux-ci se réclament d'une rationalité qui prétend conduire au règne de l'humain mais dont on voit bien qu'il en devient la victime. La vraie universalité, qui a nom messianisme, consiste à servir l'univers. Elle est celle d'un Israël dont l'élection n'est pas synonyme de privilège mais de responsabilité illimitée.

En ce sens, Levinas est conduit à se demander si de nos jours, c'est à dire depuis l'émancipation, les juifs sont encore capables de messianisme. Peut-on entièrement dissocier raison et histoire ? L'émancipation a été pour les juifs une ouverture sur les formes politiques de l'existence et les a conduit à une participation à l'histoire mondiale. Comment est-il possible dorénavant de se réclamer des prophètes et participer simultanément à la vie du monde ambiant ?

Peut-être le sionisme et l'Etat d'Israël signifient-ils la tentative, sinon la tentation, de faire avancer de pair un certain consentement à l'histoire et à ce qui y advient avec un particularisme qui retient quelque chose du messianisme d'antan. Le sionisme a commencé par un retrait des juifs hors de l'histoire de l'Occident. Son aboutissement : l'Etat n'est-il pas la marque la plus profonde que l'Occident a imprimée sur le destin de l'Israël après la Shoah, évènement que Levinas dénomme non Holocauste mais Passion ? Un tel choix et un tel nom obligent un État qui se réclame du nom d'Israël à affronter les dangers et les aléas de l'histoire en ne transigeant pas sur les valeurs dont il se réclame.

Israël n'est pas pour Levinas providentiellement le nom d'un État, ni même d'un peuple. Comme il l'écrit textuellement :

"Ce n'est pas par le fait d'Israël que se définit l'excellence, c'est par cette excellence - la dignité d'être délivré par Dieu - que se définit Israël. La notion d'Israël désigne une élite certainement, mais une élite ouverte et une élite qui se définit par certaines propriétés que concrètement on attribue au peuple juif."

Il y a là particularisme sans nationalisme. Et on ajoutera d'un devoir-être plus qu'essence, ainsi qu'il le ramasse dans sa belle formule : " Il s'agit de faire Israël."

 

Réticence envers la mystique juive



Héritier des mitnagdîm de Lituanie, Levinas n'avait guère de sympathie pour la mystique juive, hassidisme ou kabbale. C'est ainsi qu'il a proclamé :

 

"Sur les sentiments de la présence divine et les extases des mystiques et toutes les données sacrées pèsent un lourd soupçon : ne sont-ils pas bouillonnement subjectif de forces, de passions et d'imaginations ?"

et tout de go dans la même page:

"L'ordre éthique n'est pas une préparation, mais l'accession même à la Divinité. Tout le reste est chimère."

Il ne fera exception, non sans quelque réticence, que pour le kabbaliste lithuanien R. Hayyim de Voloczin dont il acceptera de préfacer la traduction en français d'un traité éthique, L'Ame de Vie, cherchant là encore à mettre à jour la signification éthique du texte derrière son revêtement incontestablement lourianique.

Si l'on veut se placer au coeur de l'intuition fondamentale d'Emmanuel Levinas concernant le judaïsme, on la trouvera dans la certitude que l'emprise de l'absolu sur l'homme en Israël ne se mue pas en expansion vers le dehors mais qu'elle reflue vers l'intérieur comme une exigence d'infinie responsabilité. La loi rituelle est là pour assurer la permanence et la structuration de cette vie éthique qui est pour l'homme la seule vie digne d'être vécue.


Pour nous avoir obligé à lire et à relire les folios du Talmud à la hauteur des maîtres qui s'y expriment, pour avoir nous avoir fourni l'exemple d'une pensée tout entière tendue entre Athènes et Jérusalem, E. Levinas demeurera, même si l'on ne partage pas toutes ses vues, mais n'était-il pas le premier à reconnaître la légitimité de la pluralité des interprétations, un de ceux qui après la Passion, ont permis à une communauté et bien au delà d'elle de déchiffrer le message perçu par Israël et adressé à tous les hommes de bonne volonté.

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